53. Trahison (II)

Par Gab B

Chapitre 12 : Le gouffre

 

Trahison (II)

 

— Qu’aviez-vous réellement vu lors de votre première expédition ? interrogea Glaë d’un ton qu’elle voulut ferme.

Bann ne prit même pas la peine de tourner la tête pour la regarder. Assis au bord du gouffre, il fixait le vide devant lui, son visage blême dépourvu d’émotion, visiblement encore sous le choc de sa découverte macabre. Glaë ne connaissait que trop bien l’horreur qui devait s’être emparée de lui. Cette scène qu’il rejouait dans son esprit, cette envie d’oublier ce qui venait de se passer, cette impuissance face à la mort ; elles hanteraient ces nuits à jamais. Comme elles hantaient déjà les siennes. À côté de Bann, les yeux de Mevanor étaient également éteints. Le jeune homme semblait en proie à un découragement et une déception si grands qu’ils l’engloutissaient tout entier. Il paraissait ne même pas avoir entendu la question de Glaë.

Au bout d’un long moment, l’aîné se fendit d’une réponse.

— Nous avons vu une galerie, nous pensions qu’elle nous mènerait quelque part, pas…

— Non, s’énerva Mevanor en sortant brusquement de sa torpeur, nous n’avons rien vu du tout lors de notre première expédition ! Tu as cru observer quelque chose que tu as été le seul à apercevoir, tu as monté une fable là-dessus et à force de le répéter tu t’es toi-même convaincu qu’il y avait vraiment un passage. Maintenant, notre famille entière va être couverte de honte. Toi, moi, mais les parents aussi ! Et Ada ! Tu n’en as fait qu’à ta tête et c’est aux autres d’assumer les conséquences de tes conneries. Je te faisais confiance, j’ai toujours pensé que tu avais un plan, mais tu n’es qu’un gamin irresponsable.

Glaë accusa le coup en silence. Ainsi, Bann avait menti à tout le monde, y compris à lui-même. Le sentiment de trahison qu’elle ressentit lui brûla amèrement la gorge. Elle s’efforça de le ravaler. Comment pouvait-elle lui en vouloir ? Elle n’avait aucune leçon à donner en la matière.

— Tu n’étais pas obligé de me suivre ! Au moins, même si nous devons en payer les conséquences, nous pourrons nous vanter d’avoir vécu, contrairement à tous les autres qui se contentent de survivre, se défendit Bann dont les joues n’auraient pas été plus rouges si son cadet l’avait giflé.

Il se drapait dans son orgueil et sa fierté comme dans un manteau rapiécé et usé, mais dont il lui aurait été impossible de se défaire. Un manteau doté d’une épaisse capuche au fond de laquelle il avait apparemment enfoncé le crâne jusqu’au cou, pour échapper à la réalité de sa situation. Mevanor secoua la tête, regardant son frère avec un air de pitié et de mépris que Glaë ne lui avait jamais connu.

— Arrête Bann. Aucun frisson, désir ou émotion ne peut faire valoir ce que nous avons découvert aujourd’hui. C’est fini. Nous avons voulu jouer, nous avons perdu.

Un éclair de lucidité sembla passer sur le visage de l’aîné, qui baissa les yeux. Il ne devait pas avoir l’habitude d’être rabroué par son petit frère. Ses épaules s’affaissèrent.

— Pardonne-moi, implora-t-il dans un souffle.

Son cadet ne répondit pas.

Glaë laissa son regard s’égarer dans le ciel et aperçut un oiseau, probablement un corbeau, décrire des cercles dans l’azur. Quelques instants plus tard, il partit en croassant en direction de la vallée.

— L’après-midi est déjà bien avancé, nous devrions rentrer maintenant si nous voulons atteindre la Cité avant la tombée de la nuit, chuchota-t-elle doucement.

— Regagner la ville, pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’il se passera quand les autres sauront ce qu’il y a vraiment au fond du gouffre ?

— On ne peut pas les laisser découvrir les morts.

La voix de Bann tremblait de peur, mais son ton était catégorique. Mevanor se leva, s’étira et inspira longuement. Pour la première fois depuis qu’elle les connaissait, les rôles des deux frères s’étaient inversés. Alors que l’aîné avait plongé dans le doute, le cadet essayait de prendre les choses en main.

— Dans ce cas, débrouillons-nous pour que personne ne les trouve, répondit ce dernier. Il faudrait réussir, par je ne sais quel miracle, à se procurer dans la nuit sur une énorme quantité de poudre fulminante, revenir au petit matin avant tout le monde et…

D’un geste de la main, Glaë le coupa, avant de se lever à son tour.

— Même si c’était possible de faire sauter le barrage si facilement, ce dont je doute, ce sera trop tard. Ekvar veut vous tendre un piège. Il croit que vous partez explorer le gouffre demain matin ; dès l’aube, des hommes vous attendront dans le canyon pour vous arrêter.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Mevanor en fronçant les sourcils.

Glaë baissa la tête. Les yeux rivés sur le trou noir qui s’étendait devant eux, elle leur avoua tout. L’ordre d’Ekvar qu’elle n’avait pas pu refuser, les prunelles implorantes du jeune éclaireur qu’elle avait assassiné, le chantage auquel elle était soumise depuis son emprisonnement, l’Escadron dont elle ne voulait plus faire partie, les regrets qui la rongeaient. Pendant tout ce temps, elle avait dû se conformer à l’avis du Général. Au début, parce qu’elle croyait en la cause qu’il défendait, parce qu’elle voyait Bann et Mevanor comme deux petits voyous qu’il fallait empêcher de nuire, elle avait obéi. Et puis, au fil des jours, des sizaines, des lunes, elle avait douté. Finalement, quand elle avait compris qu’il ne la laisserait jamais partir, qu’elle serait sa marionnette pour le reste de sa vie, qu’il se débarrassait d’elle aussi facilement qu’il s’était débarrassé du jeune éclaireur, elle avait menti. Pour offrir une journée d’avance aux Kegal et à la Cité une chance de croire en un avenir différent.

À présent, ils seraient tous trois exécutés pour trahison. Eux, pour avoir tenté de profaner les enfers ; elle, pour avoir voulu doubler Ekvar.

Elle leva la tête vers ses interlocuteurs. Bann lui avait tourné le dos, comme pour éviter son regard. Le visage de Mevanor était dur, sa mâchoire serrée, ses lèvres pincées.

— Pourquoi on devrait te faire confiance maintenant ?

— Je n’ai plus que vous, implora Glaë.

Des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Que lui resterait-il s’ils la rejetaient ? Sa carrière au sein de la Garde était terminée, elle n’avait nulle part où se cacher, personne pour la protéger d’Ekvar. Alors qu’elle avait réussi à demeurer forte jusque-là, pendant si longtemps, elle sentit subitement l’accablement s’emparer d’elle. Un poids sur sa poitrine avait disparu quand elle leur avait avoué la vérité, vite remplacé par la sensation suffocante d’avoir tout perdu. D’avoir trahi les seuls amis qu’elle avait. Elle aurait voulu se recroqueviller sur le sol et attendre la mort. Après tout, les enfers lui tendaient les bras.

Elle fut tirée de ses pensées par la main de Mevanor posée sur son épaule.

— On trouvera une solution. Et si on n’y parvient pas, au moins on sera ensemble. Rentrons, maintenant. Il n’y a rien à faire ici de toute façon.

Après avoir jeté tout leur matériel au fond du gouffre, barque comprise, pour se débarrasser des preuves évidentes de leur passage, ils repartirent vers l’entrée du canyon. Le trajet à pied, qu’ils effectuèrent dans un silence pesant, fut plus rapide et moins laborieux qu’en bateau.

Le barrage se dressa finalement devant eux, immense au-dessus du lit asséché du Fleuve. Glaë ne l’avait jamais vu de ce côté. Si les portes d’acier venaient à céder, ils se retrouveraient emportés par le courant et broyés contre les parois de la falaise. Leur secret noyé au fond du gouffre. Ce serait peut-être la meilleure solution pour tout le monde.

Ils empruntèrent un escalier creusé dans la roche pour atteindre le sommet de l’édifice. De l’autre côté, le Fleuve avait débordé de son lit et le niveau de l’eau se trouvait bien plus haut qu’au moment de leur départ. Le soleil bas à l’horizon indiquait le début de la soirée ; les travailleurs étaient déjà tous repartis.

Ils durent nager pour rejoindre la rive. Essoufflés, trempés, ils gravirent la colline jusqu’à la tente de Commandement, plus pour gagner du temps que par réel intérêt. Aucun d’eux n’osait demander à voix haute ce qu’ils feraient ensuite. Retourner en ville, sans doute. Essayer d’empêcher le départ de l’expédition officielle, peut-être. Mais comment ?

— Tout est de ma faute, lança soudain Bann. C’est à moi de prendre la responsabilité de notre découverte. Je vais voir si je peux trouver un moyen de contrer tout ça, mais si on nous arrête, je ferai en sorte qu’ils croient que vous n’étiez au courant de rien.

Son air résigné et le tremblement de sa voix trahissaient le désespoir dans lequel sa situation le plongeait. Ses deux compagnons ne répondirent pas, le laissant simplement s’éloigner d’un pas lent.

Alors que Bann rentrait dans la tente de Commandement, sûrement plus pour échapper un instant à la présence des deux autres que dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’utile, Glaë et Mevanor s’assirent face au barrage. Comme si le fixer des yeux pouvait leur apporter une solution. L’eau avait déjà beaucoup monté, ravageant sur son passage ce qu’il restait du chantier, inondant les champs autour. Le chemin de terre battue qui longeait le canyon et menait à la lisière de la forêt, utilisé pendant la construction pour acheminer les pierres et les troncs, canalisait une grande partie de l’eau et la conduisait au-delà de la colline sur laquelle ils se trouvaient. Elle suivit des yeux le cours du Fleuve le plus loin qu’elle put, mais eut soudain l’étrange impression que quelque chose lui échappait.

— Mevanor ? chuchota-t-elle, car elle craignait que l’illusion se dissipât si elle l’expliquait à voix haute.

— Quoi ? répondit le jeune homme.

Elle pointa du doigt le nord, où s’écoulait le canal nouvellement créé.

— Qu’est-ce que tu vois là-bas ?

— Où ça ? Je ne vois rien du tout, se plaignit-il en plissant les paupières.

Bann sortit de la tente à cet instant et grommela une phrase à propos de l’expédition auquel aucun des deux autres ne prêta attention.

— Là-bas, à la jonction entre les rochers et la forêt, après les collines, insista Glaë. Il y avait des arbres à cet endroit, non ?

Mevanor sauta sur ses pieds et fit quelques pas pour se rapprocher du lieu indiqué par la rousse.

— Les arbres de la forêt sont tous couchés ! Quelles bêtes ont bien pu déraciner de tels troncs pétrifiés ? D’autres mastodontes ?

Les yeux écarquillés, Glaë et Bann le rejoignirent pour vérifier qu’aucun d’eux n’hallucinait. Ils se trouvaient trop loin pour bien voir ; mais à la place de ce qui aurait dû être une énorme masse de branches et de feuilles directement contre la pierre du canyon, ils distinguaient un mince filet d’eau scintillante et un morceau de ciel bleu. Fébrile, Glaë posa une main sur l’épaule du plus jeune.

— Ce ne sont pas des bêtes, Mevanor. C’est le Fleuve.

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