50. Secrets

Par Elore

D’autres mois ont passé, dans le sang et la suspicion. Des mois à me demander qui pouvait bien être la taupe, des mois à me rapprocher doucement de mon frère. Des mois de confusion, des mois à m’endurcir. Des mois à m’accrocher aux membres de la Meute qui restaient.

Des mois flous.

 

La musique, par pulsations graves, résonnait en synchronisation avec les lueurs stroboscopiques du bar, éclairant par saccades les ailes d'ange encrées qui s'étalaient sur le dos de Mina. Assise au fond de la pièce, j'ai levé ma boisson. A travers le verre du cocktail aux couleurs radioactives, j’ai vu la fille retirer son haut et l'argent des clients m'a paru plus brillant, plus beau.

Une main s'est posée sur mon épaule alors que la porte à côté de moi se refermait. Je ne me suis pas retournée.

- T'en as mis, du temps.

- Désolé.

Hakeem s'est assis à mes côtés.

- Tu as des plans, pour après ?

- Non.

Il a souri, et cette unique réaction a suffi pour provoquer en moi une vieille forme de méfiance. J'ai reposé un peu trop brutalement mon verre sur le comptoir alors qu’il reprenait :

- J'ai demandé à Face de nous laisser partir plus tôt. Dès que la relève arrivera, on pourra revenir à la maison.

J'ai ricané.

- Et quoi encore ? Tu m'as préparé un gâteau et des serpentins ?

Il a ri à son tour.

- J'ai invité Lola.

Le nom seul a suffi pour que mon expression change, et celle de Hakeem s'est éclairée en écho. Il était fier de son coup, même s’il n’avait rien d’exceptionnel : comme souvent, ma copine était la seule personne que j'avais réellement envie de voir.

Hope est rentrée en scène, accueillie par des applaudissements : elle restait la plus populaire de nos filles. Alors que je la regardais se déhancher au son d'une musique plus sulfureuse - est-ce qu’elles avaient le choix des chansons sur lesquelles elles se désapaient ? Je ne leur avais jamais posé la question - j'ai commencé à comptabiliser les années de ma vie : 13 ans sans connaître la Meute, bientôt 3 ans à sortir avec Lola, un anniversaire que je n’avais pas envie de nommer ce soir.

J’étais trop jeune encore, pour ce que j’avais vécu. Peu importait.

Une année nous séparait des évènements de l'entrepôt, ou - comme l'appelait Face - la plus ratée de nos opérations. Il avait tort, pourtant : on n'avait rien perdu dans l'histoire à part notre dignité mais le boss avait mal digéré la provocation. En un an, nos effectifs avaient doublé et - surtout - on s'était alliés à plusieurs autres petites frappes de New L.A., ce qui nous avait dispersés et fortifiés. La guerre entre nous et le Nœud n'avait pas cessé, au contraire : depuis l'accident de l'entrepôt, Face avait passé des jours et des nuits à élaborer des stratégies pour nous fortifier et les contrer, et elles avaient payé : notre influence sur le quartier n'était plus discutable et on avait même réussi à gagner un peu de territoire.

 

Mes apparitions à l'école s'étaient faites plus rares depuis qu'un nouveau prof, bien moins impliqué que Mr. Campbell, avait été désigné pour gérer la classe. Officiellement, j'étais très malade mais beaucoup de gens à l'école se doutaient que mes activités étaient louches, sans pour autant oser m'assimiler à la menace qu'était la Meute. En parallèle, je m'étais éloignée de Cole et Kate. Cela s'était fait assez naturellement : plus j'étais impliquée dans les activités du gang, moins j'avais de temps à accorder au reste. Lola était restée mon seul contact régulier de ma vie de jour, et notre relation - malgré quelques hauts et bas - s'était stabilisée depuis que je lui avais promis un échappatoire. L'exécution de ce plan, d'ailleurs, n'était plus qu'une question de semaines : la Meute comme le Noeud étaient épuisés de la guerre et Face avait prévu une issue sous peu, même si on ne savait pas encore laquelle.

Je m’interrogeais régulièrement sur son identité. Face n’accordait pas sa confiance facilement : pour entrer et rester dans la Meute, il fallait prouver sa dévotion. Je me doutais qu’il devait s’agir d’un membre ancien, l’un de ses plus fidèles alliés. Mais mon esprit enchaînait les hypothèses, incapable se décider.

Ça aurait pu être Dog. Il aurait eu l’audace et la fidélité. Mais c’était un électron libre, imprévisible, et je n’étais pas sûre que Face lui fasse assez confiance pour lui confier ce genre de job.

De l’autre côté, Gold et son sang-froid auraient pu faire l’affaire. Je le savais absolument loyal, même s’il ne le montrait pas ouvertement. Mais aurait-il accepté une mission aussi risquée, aussi cruciale ? Ou est-ce que Face l’aurait forcé ?

Je n’en savais rien.
Je priais que ce ne soit pas l’idiot qui me servait de grand frère. Ça aurait été trop cruel qu’il se mette dans de telles embrouilles alors qu’on venait à peine de se réconcilier. Mais quelque part, je m’y préparais : être dans la Meute m’avait appris à attendre le pire à chaque tournant.

Pourtant, j’espérais encore. Réflexe débile, mais vital et plus fort que moi.

 

Après plusieurs semaines, mon espoir a commencé à se corrompre. J’avais recommencé à faire attention à l’emploi du temps de Hakeem, ses déplacements. Je savais qu’il n’avait pas d’autre ami que les membres de la Meute - il avait dû perdre ses potes diurnes en même temps que les miens - donc il ne pouvait être qu’à deux endroits : le QG ou la maison.

Pourtant, il en sortait, parfois.

Pour une destination que j’ignorais.

À chaque fois que je lui ai posé la question, Hakeem a esquivé le sujet et le voir me cacher des trucs à nouveau m’a rappelé de sales souvenirs. J’ai eu de nouveau l’impression d’avoir 13 ans et de faire face à un frère fuyant, qui s’éclipsait pour revenir avec de l’eau tourbe dans les prunelles et du sang sous les ongles.

Mais je n’étais plus la même. Je m’étais endurcie, j’avais vu des trucs innommables. Je n’avais plus peur d’emmerder qui que ce soit. Bref, un jour, mes doutes sont devenus insupportables et j’en ai eu assez. Je l’ai attendu une fois à l’appartement, alors que nos parents étaient de passage. Et si j’avais menti pour couvrir son absence, je savais qu’il n’oserait pas se casser alors qu’Evelia et Mazin étaient présents.

C’était l’occasion parfaite.

Je l’ai attendu, assise à l’entrée de l’appart comme un mari jaloux - sauf que j’avais un bouquin dans les mains à la place du traditionnel verre d’alcool. Quand il a ouvert la porte, j’ai aboyé :

- C’est à cette heure que tu rentres ?

Il s’est raidi - j’imagine que la petite sœur que j’étais aurait préféré qu’il sursaute, mais la vie qu’on menait l’avait sans doute habitué à pire. Puis Hakeem a tourné la tête, m’a vue assise sur le sol et m’a adressé un drôle de regard.

- Tu fous quoi ?

- Je t’attendais. T’étais où ?

J’ai pris appui sur le mur pour me relever, lui faire face. J’étais presque aussi grande que lui maintenant.

Il m’a adressé un sourire grimaçant, qui sentait le faux.

- Au boulot. Dog t’a pas dit ?

- T’y étais pas, te fous pas de ma gueule.

Son sourire a disparu, remplacé par une expression à mi-chemin entre la gêne et la colère.

- Qu’est-ce que ça peut te foutre, de toute façon, hein ? T’es pas ma m-

Un bruit dans le salon l’a interrompu, lui rappelant qu’en effet, sa mère n’était pas loin. Il a baissé la voix avant de murmurer furieusement :

- Je te dois rien, Raïra.

J’ai saisi son épaule, obéissant juste à mon impulsion. Je le sentais déstabilisé et en ai profité pour siffler à mon tour ;

- C’est toi, avoue.

Une lueur d’incompréhension lui est passé sur la gueule. Malgré le doute qui m’a traversé le crâne, j’ai continué d’appuyer :

- Quand t’es pas là, t’es avec le Nœud.

Je l’ai poussé.

- Face te l’a demandé. Avoue !

Il y a eu un silence, des pas dans le couloir. Le regard de Hakeem a glissé vers le côté, mais personne n’est venu nous déranger. Plus les secondes se sont égrenées et plus j’ai senti ma colère monter, alimentée par le silence. Au moment où j’ai failli le pousser encore, il a bloqué mes mains et a soupiré.

- ... c’est pas ça, Raïra. C’est pas moi.

J’ai encaissé l’information, sans pour autant m’autoriser à être soulagée.

- Je te crois pas.

- Je te jure !

D’un mouvement, je me suis détachée.

- Tu vas où, alors ? Tu me caches quoi ?

Nouveau soupir. Je le sentais agité, mais pas forcément nerveux. Je l’ai suivi à la cuisine, alors qu’il récupérait une cannette de soda.

- ... je me suis fait un pote, Raïra, c’est tout. Quelqu’un qui est pas dans la Meute.

Quelques secondes ont passé, le temps que je digère l’information. Puis j’ai laissé une première vague de soulagement m’envahir.

- C’est tout ? Promis ?

Il m’a souri, m’a tendu une autre cannette.

- Promis.

Je l’ai saisie sans conviction et suis rentrée dans son jeu.

- Faudra que tu me le présentes, alors.

Il s’est marré, comme si je venais de lui faire la blague du siècle.

- Tu l’aimerais sans doute pas.

 

J’étais méfiante, mais j’ai laissé aller. Il fallait que je fasse confiance, je me le répétais sans pour autant y croire réellement. Alors qu’on se sépare, j’ai vu Hakeem glisser un billet dans la poche du manteau de notre père. C’était devenu une habitude qui s’était solidifiée après avoir surpris une nouvelle fois nos géniteurs en pleine discute. S'ils s'en rendaient sans doute compte, nous n'en parlions jamais. Leurs visites plus fréquentes avaient eu une autre conséquence, absurde : on se cachait moins et nos excuses pour sortir étaient de plus en plus paresseuses. Pour autant, ni Mazin ni Evelia ne protestaient, ce qui nous arrangeait : peut-être était-ce dû à cet argent qui apparaissait mystérieusement dans leurs poches, mais Hakeem et moi avions envie de tout sauf de nous faire sermonner par deux adultes décidant de remplir leur rôle de parents quand l’envie leur en prenait.

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Alice_Lath
Posté le 19/01/2022
Hellooo ! Je suis de retour haha

"La musique, par pulsations graves, résonnait en synchronisation avec les lueurs stroboscopiques du bar, éclairant par saccades les ailes d'ange encrées qui s'étalaient sur le dos de Mina." -> La phrase fait un peu lourde

"beaucoup de gens à l'école se doutaient que mes activités étaient louches, sans pour autant oser m'assimiler à la menace qu'était la Meute." -> C'est chaud quand même, pck elle est mineure, c'est à dire qu'ils pourraient très très facilement la signaler à la police, pourquoi ils l'ont pas fait ?


Pourquoi elle n'aimerait pas le pote en question ?? Me dis pas que Hakeem sort avec genre un mec style Dog ? Pétard, quelle horreur. En tout cas, je suis pas de ouf convaincue par le modèle parental. Je trouve ça bizarre en fait, ce coup de l'argent. S'ils étaient motivés par l'appât du gain, ils feraient du chantage à leurs enfants pour avoir plus de tunes. Enfin bref, j'ai trouvé ça pas si crédible
Sinon, c'est toujours aussi chouette à lire haha et jsuis contente d'enfin avancer dans cette histoire à un rythme régulier !
Elore
Posté le 19/01/2022
Heeey Alice <3

Je mets un temps terrible à répondre mais sache que tes commentaires sont une bulle d'oxygène ! Je ne pensais pas que des gens continueraient de lire cette histoire donc autant te dire qu'ils font chaud au coeur, même quand il y a du négatif !

Merci pour tes remarques ! Je réfléchis de plus en plus à faire une grande ré-écriture de SLP et l'âge des personnages fait partie des choses que j'aimerais changer. J'aimerais aussi apporter de la nuance au rapport entre Raïra et ses parents, ton commentaire renforce cette intention :)

Merci encore, j'espère que la suite te plaira !
_HP_
Posté le 21/02/2021
Hello !

Mmmh... Je sais pas trop si Hakeem dit la vérité. Je pense que oui, puisque Raira dit qu'il n'était pas nerveux etc, mais du coup, s'il dit qu'elle n'aimerait pas son nouveau pote, qui est-ce ? Y a une embrouille quelque part, j'ai l'impression 😆😬
Et ouaaah, ce que le temps passe vite ! 3 ans avec Lola 😳 Et donc plus ou moins 3 ans dans la Meute, i guess 😳🤔
Elore
Posté le 16/03/2021
Re !

Une embrouille ? Dans Sous la Peau ? Mais tu n'y penses pas voyons D:

Et oui ! Mine de rien, ça fait pas mal de chapitres et donc pas mal de temps dans l'histoire ! Et oui, un peu plus de 3 ans dans la Meute.

Merci pour tes commentaires :)
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