5 Un septembre mouvementé

Notes de l’auteur : Un chapitre qui détonne par sa LONGUEUR. Et oui, je ne voudrais pas vous en dégoûter, mais celui-ci est un gros pavé. Cependant, il est découpé en quelques parties ce qui fait qu'on peut faire une pause et y revenir plus tard.

Dans un amphithéâtre plein comme un œuf exacerbant une atmosphère étouffante de compacité, Edmond et George assistaient à leur première journée de cours, suintant comme des bonhommes de neige au soleil. Le début septembre était aussi sec que le reste de l’été, des incendies ravageaient d’ailleurs le sud de la France, et pour couronner le tout, le bâtiment se comportait comme une serre. Les tables couvertes d’écritures dégageaient une faible odeur de bois, et la voix monotone du directeur faisant son speech les rendaient somnolents. Pour se forcer à garder un peu d’attention et ne pas s’affaler sur la table, Edmond déchiffrait les écritures inscrites sur son pupitre.

   J+M. Mort aux lipides. La première loi de la thermodynamique est : on ne parle pas de la thermodynamique.

   Cela le fit rire. La cumulation de la sensation de claustrophobie et de l’air quasi tropical commençait à lui donner franchement mal au crâne. Pour se donner un peu de baume au cœur, il regarda s’il n’y avait pas de nouvelles élèves à son goût.

   George et lui étaient tous les deux dans leur 3ème année de licence en biologie. La première journée de cours n’avait en général que peu d’intérêts, permettant juste de présenter le déroulement des cours et les emplois du temps des différentes classes. Edmond et George était dans la même depuis la première année.

   La matinée passa donc poussivement, et ils retrouvèrent le midi, sous un soleil de plomb, Serge qui lui était en 3ème année de licence d’histoire.

   L’habituel repas entre comparse commençait par se retrouver sous la galerie vitrée, un couloir aérien faisant la jonction entre les bâtiments de biologie et les bâtiments de droit, et dans laquelle la plupart des examens de licence se passaient. Le marbre beige à cet endroit et l’abri de la pièce volante rendait la zone merveilleusement rafraichissante. Ils montèrent les escaliers menant aux réfectoires, les faisant transpirer à grosse gouttes en arrivant en haut. Une petite table libre dans un coin, à l’abri des regards mais permettant l’observation de la population dehors, était une place bien trouvée. Bien installés, ils passèrent en revu leurs matinées respectives.

   — Ma nouvelle prof qui s’occupe de l’histoire de l’architecture, c’est la fille brune qu’on a vu l’autre jour au bar, avec sa petite copine rousse, indiqua Serge, la bouche pleine de pizza au fromage de chèvre. Elle s’appelle Mlle Finn ajouta-t-il entre deux bouchées.

   — Elle ? Mais elle est super jeune pour être prof ! s’exclama Edmond.

   — Comme quoi, répondit-il tout croquant un morceau de croute, il y en a qui ne font pas leur âge. En tout cas elle a l’air cool, et plutôt calée dans son domaine.

   — Et sa copine ?

   — Pas vu, elle ne doit pas être prof.

   Ils engloutirent tous les trois leur plat, tout en parlant des jolies filles qui se trouvaient autour d’eux (c’était leur sujet de discussion favori).

    La journée passa péniblement, et à la fin des cours, Edmond et George se séparèrent et rentrèrent chacun chez eux. Edmond prit le tramway pour rentrer. Seules quelques facultés avaient repris, alors le wagon n’était pas complet, et il put avoir un siège, sous une fenêtre ouverte. Le décor filait doucement, alors que la chaleur qui s’attardait lui retirait encore quelques forces vitales. A quelques arrêts du sien, le tramway se stoppa suite à un problème électrique.  

   Le sac en bandoulière, il continua à pied. L’étouffement présageait d’un puissant orage, et son t-shirt lui collait tellement à la peau qu’il allait falloir du liquide vaisselle pour s’en extraire. Cherchant le moindre point d’ombre, il envisagea de prendre un raccourci qu’il connaissait bien, que personne n’empruntait en général, et qui se situait entre deux barres d’immeuble un peu glauque.  

   Il n’y avait d’habitude pas un chat dans cette rue. Cette fois-ci, un homme s’y trouvait. Mal en point, ses vêtements sales et tachés empestaient l’alcool et le tabac. L’œil hirsute et une barbe poisseuse, l’homme l’interpella et lui demanda de l’argent.

   — Désolé, je n’ai rien sur moi, répondit Edmond poliment, passant son chemin.

   L’homme se fit plus insistant et le suivit.

   — Arrête un peu de déconner, je sais que tu as de la thune ! répéta-t-il. Il postillonnait et avait du mal à articuler.

   — Non monsieur. Je n’ai rien du tout. Désolé, insista Edmond.

   Il marcha plus rapidement, essayant d’échapper le plus vite possible à l’homme, qui s’obstina, et se mit dans une rage soudaine.

   — Désolé ? DONNE-MOI TA THUNE CONNARD !

   Il poussa violemment Edmond contre les poubelles. Edmond tomba à la renverse dessus, emportant un container avec lui qui s’ouvra, laissant échapper des morceaux de tuyaux de plomberies tordus. L’homme sortit un couteau de sa poche et menaça de plus belle, son œil torve remplie de haine irrationnelle :

   — Ecoute moi bien petite merde, tu vas me filer tout ce que tu as de valeur, ta montre, ton portable, tout !

    Edmond, machinalement, ramassa un des tuyaux par terre. L’homme rigola.

   — Qu’est ce que tu comptes faire avec ça ? demanda-t-il de son haleine pestilentielle qui sentait à deux mètres.

   L’homme se rapprochait, et Edmond serra fortement le tuyau dans sa main. Les picotements dans ses muscles, le long de ses bras, qu’il avait sentit au cours de l’été, revinrent ; ils se déversaient en direction du tuyau, qui chauffa lentement sous l’impulsion des fourmillements, et quand l’homme fut assez proche pour menacer directement Edmond avec le couteau, le stress provoqua un débordement de ces picotements, et une onde de choc puissante s’échappa du tuyau, projetant l’homme en arrière qui, tombant sur la tête, se retrouva inconscient.

   Le cœur d’Edmond battait si vite dans sa poitrine qu’il lui faisait mal. Il se releva avec peine, une main sur la tête compressant sa migraine naissante, ayant des courbatures dans le corps, et des ecchymoses de sa chute ; reprenant peu à peu ses esprits, il appela la police et les secours.

 

   Les secours arrivèrent en quelques minutes mais la police indiqua qu’elle était occupée. Edmond subit un examen rapide mais il n’avait rien de grave. L’homme était toujours inconscient quand Edmond eut l’autorisation de rentrer chez lui, une heure plus tard. Il arriva donc à sa cité universitaire, dans sa chambre étudiante, épuisé à la fois physiquement et mentalement par cette première journée mouvementée. Sa voisine, qui était la même pour la troisième année consécutive, était en train d’emménager. Quand elle l’aperçut, elle se jeta dans ses bras.

   — Eddy ! J’étais sur que tu avais déjà emménagé ! s’exclama t-elle.    

   L’étouffant quelque peu et appuyant sur ses plaies, Edmond lui répondit difficilement :

   — Bonjour Héloïse! Tu me sers un peu fort là.

   — Oh pardon ! dit Héloïse.

   Héloïse était une jeune fille gentille et attachante. Elle avait un peu de rondeur, où plutôt, elle avait un physique jovial et épanoui comme elle aimait à le dire, et elle n’estimait pas que cela soit un défaut et elle avait raison : elle ramenait souvent des garçons chez elle ; c’était une dragueuse hors pair. Elle le regarda, remarquant directement ses bleus et ses vêtements abimés.

   — Qu’est ce qui t’es arrivé ? demanda-t-elle.

   — ‘Me suis fait agresser sur le chemin du retour, marmonna-t-il.

   — Oh mon dieu ! Ça va ? Quelqu’un t’as aidé ?

   — Oui ne t’inquiète pas. Non, et la police n’a pas voulu venir après. Les services sont débordés m’ont-ils dit.

   Le visage d’Héloïse se fit rouge de colère, et elle posa ses poings sur ses hanches.

   — Ah bah oui je te le confirme ! Fouillant dans son manteau, elle en ressortit un PV de sa poche intérieure et lui montra.

   — Occupé à nous retirer notre argent oui ! Franchement à quoi sert la police maintenant ?

   Elle calma rapidement son irritation, soufflant comme un dragon joufflu.

   — Et comment tu t’en es sorti ?

   — J’ai… Il a trébuché en arrière et s’est mis K.O tout seul, mentit-il.

   — Ah le con ! Tu as eu de la chance ! rigola-t-elle. Bon je finis mon déménagement et on se voit après ?

   — D’accord, ça me va. Moi je vais prendre une bonne douche.

   L’eau fraîche le requinqua un peu, lui permettant de passer une bonne soirée avec sa voisine, cuisinant dans les espaces communs. Héloïse observa les allers et venus des nouveaux voisins, de probables nouvelles proies pour son tableau de chasse, ce qui faisait à chaque fois rire Edmond.   

   Ils discutèrent encore un peu après le repas, de leurs vacances respectives, de l’été, puis Edmond alla se coucher, étrangement courbaturé, mais pas du fait des blessures. Dans son lit, il repensa à son agression, et à la façon dont il avait désarmé son assaillant. 

   Si la police n’intervient pas quand les gens se font agressés, peut être que je serais utile ?

   Et il s’imagina combattre le crime. Un héro. Il pensa à Anastasia, à ce qu’elle dirait en voyant cela. Il pensait à elle tous les soirs depuis leur rupture, il y avait cinq mois de cela.

   Sa rupture.

   Il se souvenait du soir où il l’avait rencontré, pendant une soirée étudiante. Elle était tellement belle, avec ses beaux cheveux blonds et fins, sa petite taille, sa voix fluette. Son physique attirait les regards, avec un buste gâté par la nature, et même si ce n’était pas ce qu’il préférait, il fallait avouer que cela contribuait à son succès auprès des garçons.

   Il la voyait toujours dans une catégorie bien supérieure à lui. Mais son attirance était telle qu’il outrepassa la barrière de la timidité, et fit tout son possible pour avoir ne serait-ce qu’un rendez-vous avec elle. Bien que croyant ne jamais avoir une chance, contre toute attente, elle accepta. Une semaine après ils s’embrassaient pour la première fois. Il pensa à ce souvenir, ses lèvres douces et sucrées, son doux parfum de pêche, et il était heureux, le sourire pendu.

   Ensuite, tergiversant dans ses pensées, il s’imagina la sauver d’un danger avec son pouvoir ; c’était nouveau, c’était incompréhensible ; elle serait impressionnée, oui, elle l’aimera de nouveau. Mais la lucidité eut raison de son fantasme.

    Impossible. Ce sont des rêves de gosses.

   Et il s’endormit, épuisé.

 

   Fin septembre, la vie avait reprit son train-train quotidien. Journée de cours, soirée DVD avec Héloïse et d’autres voisins, verres le soir avec Serge et George, cinéma. La routine s’était installée.

   Le cours de génétique commençait dans un quart d’heure, et Edmond attendait seul dans le couloir. Il était assis sur un des bancs en bois creusés dans le mur, callé dans un coin, jouant sur son téléphone. Son cœur se tordit dans sa poitrine quand il aperçut Angèle, Camille et Maryline, trois amies d’Anastasia, Anastasia étant elle aussi en biologie, mais avec une année d’écart.

   Son cœur ralentit peu à peu quand il comprit l’absence de cette dernière. Ne le remarquant pas tout de suite, elles commencèrent à discuter à voix basse. Edmond se fit discret, et tendit l’oreille ; il avait l’ouïe fine et savait écouter. Elles parlaient justement d’elle.

    — Je l’ai récupéré en pleurs chez moi, chuchota Angèle. Elle tremblait, elle n’arrivait plus à parler tellement elle sanglotait.

   — C’est si grave que ça ? demanda Maryline.

   Angèle la prit par le bras et l’emmena de l’autre côté du couloir, pour que personne ne puisse entendre leur conversation ; Edmond se concentra et réussit à comprendre par bribe.

   — Hier, Etienne est venu la voir chez elle, comme tous les soirs, alors qu’elle lui avait demandé d’être tranquille pour pouvoir réviser le contrôle continu de demain.

   — Et du coup elle ne lui a pas ouvert ? demanda Camille.

   — Non, enfin, pas au début. Elle ne voulait pas trop le voir, enfin, elle préférait réviser quoi ; mais il a été insistant (Angèle appuya ce mot avec un geste de la tête), alors elle l’a laissé rentrer.

   Les deux filles (et Edmond) écoutaient attentivement, avec de grands yeux, dans lesquels la terreur germait. Camille, d’une main tremblotante, replaça une mèche noire derrière son oreille droite.

   — Comme elle ne voulait absolument pas louper ce contrôle, elle lui a demandé de ne pas rester longtemps, sachant qu’ils s’étaient déjà vus pratiquement tous les soirs de cette semaine. Mais lui il voulait qu’une chose en fait, enfin, vous savez qu’elle nous a déjà dit qu’il était assez porté sur la chose.

   Les filles devinrent rouges et leurs visages se firent lugubres. Elles s’attendaient au pire. Maryline posa sa main sur sa bouche pour cacher sa stupeur. Edmond lui, se crispa sur son banc, de plus en plus mal à l’aise, la rage commençant à bouillonner en lui. Angèle continua :

   — Alors elle lui a dit de partir s’il venait juste pour ça, et qu’il n’aurait rien ce soir.

   — Et après ? demanda Camille, dont la voix se fit flageolante.

   Angèle chuchota à voix encore plus basse, à peine perceptible. Edmond n’entendit pas la suite, mais c’était déjà bien assez pour lui. Il serrait tellement fort ses poings que la marque de ses ongles se fit presque jusqu’au sang dans le creux de sa main. Quand il reprit un peu ses esprits, la fin de l’explication voyagea jusqu’à son tympan :

   — … et du coup elle ne veut pas sortir de chez moi, elle a trop peur de le croiser, finit Angèle.

   Les deux autres filles étaient accablées.

   — C’est dingue ça ! Je n’aurais jamais cru qu’il était comme ça ! s’exclama Maryline, un peu trop fort.

   — Elle m’en a raconté un peu plus. C’est pire que ce que tu crois. Il parait qu’il a des pensées bizarres, que ses gestes sont souvent déplacés, voir rudes.

   De rouges, leurs visages virèrent au blanc.

   — Elle… elle va porter plainte ?

   — Non elle a trop peur. Et c’est sa parole contre la sienne, et quand tu connais son père…

   — Je vois, répondit Maryline pleine de désespoir. Ce soir on passera chez toi si tu veux, on va essayer de lui changer les idées.

   Angèle acquiesçât. La conversation s’arrêta là, elles continuèrent alors leur chemin, passant devant Edmond qu’elles remarquèrent enfin. Rougissantes, elles lui adressèrent un bonjour chaleureux, puis partirent dans le couloir en continuant leurs chuchotements.

   La haine déborda d’Edmond comme une cocotte minute sifflante. Il en avait mal à la tête. Elle l’avait quitté pour lui ? Ce malotru ? Ses sentiments étaient tiraillés. Charlotte, dans sa tête, lui donnait des coups de bambous :

   Tu ne connais pas toute l’histoire !

   Et une autre version de Charlotte lui disait :

   Tu n’avais peut-être pas tord pour celui là, mais on ne pouvait le deviner !

   C’est son choix, qu’elle se débrouille après tout, maugréa-t-il, comme victorieux.

   Mais comprenant ce qu’il venait de penser, comprenant l’odieuse, l’abominable idée qu’il venait d’émettre, il voulu se fracasser la tête contre le mur, car celle qu’il aimait avait été profondément blessée.

   Il avait l’impression de devenir fou. Ne tenant plus sur son banc, il sécha le cours pour aller dehors, et respirer l’air frais. Ses pensées se bousculaient en même temps que ses humeurs, passant de la colère à la tristesse, passant par la résiliation, la peur. Il devait absolument se changer les idées. Des nausées s’invitèrent au fond de sa gorge. Mais après tout, que pouvait-il y faire ?

 

   N’ayant pas le cœur à rester chez lui et afin de se changer les idées, il sortit le soir rejoindre ses amis à leur QG, profitant de l’occasion pour voir le match du Stade Malherbe de Caen, un bon remède contre les idées noires.

   Se retrouver autour d’une bière blanche lui fit du bien. Sa tension nerveuse s’incarnait dans l’agitation de ses jambes, et ses pieds manquaient souvent de taper dans le casque jaune que Serge venait de lui rapporter. Edmond leur expliqua ce qu’il avait entendu dans la journée. Bien que choqués et aussi remplis de haine que leur ami, ils essayèrent d’adopter d’autres points de vue, et de philosopher dessus.

   — Tu ne sais pas exactement ce qui s’est passé, temporisa Serge. Tu l’as dit toi-même que tu n’as pas tout entendu. On le savait que ce type était odieux. De toute façon, tu n’as aucun compte à lui rendre, et tu n’as pas à t’en mêler.

   Il avait raison. Anastasia et lui n’avait plus de lien, il ne devait pas se mêler de sa vie privée. Il n’aurait jamais du entendre cela. Seuls les sentiments qu’il avait pour elle le poussaient à la protéger. Il ne pouvait rien y faire ; il pensa furtivement à son nouveau don. Il ne savait pas le maîtriser, et à quoi bon ? Qu’allait-il faire ? Se battre, cela n’avait pas d’intérêt, et même s’il arrivait à le mettre à terre, qui gagnerait à la fin ? Lui, lui et ses avocats pesant des milliers d’euros. Le bar se souleva soudainement, et des cris de joies se firent entendre ; leur équipe avait marqué, et se fut la première bonne nouvelle de la journée.

 

   La soirée eut l’effet escompté ; l’alcool, la victoire de leur équipe, et les blagues potaches lui avaient changé les idées. Tout où presque était revenu à la normal, et il n’y pensait plus ; c’était surement égoïste de sa part, mais parfois s’occuper de son propre bien est une priorité. Alors la journée n’était pas entièrement gâchée, et Edmond pouvait rentrer le cœur un peu plus léger.

   Mais elle se fit bien plus noire, quand Etienne et deux acolytes, issus du même milieu que lui, arrivèrent au bar. A partir de ce moment là, la tension d’Edmond atteint son maximum et il garda un œil sur eux. Sa colère remonta, sa conscience dont l’avatar était sa petite sœur, avait disparu, et il était décidé à suivre Etienne et à lui donner une leçon. Il ne réfléchissait plus, et même quand ses amis lui parlaient, il était absent. Etienne et ses amis ne restèrent pas longtemps au bar, et quand ils partirent, Edmond prétexta la fatigue pour quitter ses amis et les suivre discrètement.

   Les trois hommes partirent en ville à pied, et se dirigèrent vers le théâtre. Puis ils continuèrent en direction du port. Edmond avait l’impression qu’ils cherchaient quelque chose. Ils tournaient en rond dans les rues vides où des appartements voir des immeubles entiers attendaient leur rénovation. Au bout d’une heure, Edmond en avait marre. Sa colère était tombée, il était fatigué, il comprit que cela ne menait à rien. Pourquoi devrait-il se battre ? Et de plus, ils étaient trois. Il se sentit soudain complètement stupide. Il arrêta alors sa poursuite, prit son MP3, mit ses écouteurs et commença à rentrer à pied.

   La musique le détendit un peu. En aléatoire, des classiques du rock des années 70 à 80 enchantaient ses oreilles. Cela commença par une de ses préférées : Freebird de Lynyrd Skynyrd. Le solo à lui seul pouvait le remettre dans le chemin du bonheur. La guitare, la voix de Ronnie Van Zant, la batterie, tout était parfait dans cette chanson. Sa tension tomba comme une chape de plomb sur le sol. Il prit alors conscience du poids du casque au bout de son bras. Cependant, quelque chose clochait. Des sons, inhabituels dans la chanson. Retirant ses écouteurs, il entendit alors un cri au loin, une voie aiguë, féminine, appelant à l’aide. L’adrénaline ne fit qu’un bon dans ses artères. Il avait quelques secondes pour réfléchir. Autour de lui, du matériel de chantier s’amoncelait : agglos, clous, tuyaux de plomberie. Il prit un tuyau assez long et épais, et enfila son casque jaune, visière baissée. Les cris le poussèrent dans la bonne direction : une impasse, où Etienne et ses deux comparses empêchaient la fuite d’une jeune fille. Edmond bloqua sa mâchoire.

   — Laissez-moi tranquille ! pleurait la jeune fille, recroquevillée dans un coin.

   — Je vous avez dit qu’il y avait un joli petit lot qui trainait dans le coin ! Allez, approche ma belle, ricanait Etienne. Sa voix était nasillarde, glaçante.

   Mais bordel ce mec est un véritable psychopathe !

   Etienne commença à retirer sa ceinture et la tenait d’un air menaçant, à la manière d’un fouet. Les deux autres suivaient derrière. S’appuyant sur un courage qu’il ne se connaissait pas, Edmond les interrompit, d’une voix presque ferme et pleine de culot :

   — Laissez la tranquille !

   Il se tenait debout, invisible derrière la visière ; la pleine lune l’éclairait à peine, et son gros blouson de cuir le faisait paraître plus costaud qu’il ne l’était. Le tuyau tenu fermement dans la main, il semblait presque solide. Presque.

   — Quoi ?

   Etienne se retourna. Il trouvait le spectacle assez comique. Avec son mètre quatre-vingt-cinq, il faisait plus de dix centimètres de plus que son interlocuteur casqué. Et les amis d’Etienne étaient aussi grands que lui, si ce n’est encore plus. Les paris étaient vite réglés.

   Sauf qu’ils ne l’étaient pas, car l’homme casqué cachait son secret. Edmond gardait le cuivre contre sa paume, ressentant les picotements le long de ses bras. Il ne s’était jamais battu. Il était mauvais en sport. Mais maintenant, il n’était plus un homme normal, et c’était peut-être sa chance. Son cœur battait fort, des sueurs froides perlaient sur sa nuque, mais pour la première fois de sa vie, il avait une certaine confiance en lui et en ses capacités.

   — Arrêtez ça tout de suite, leurs dit-il. Ne m’obligeait pas à sévir.

   Un silence se fit. Les trois garçons l’observèrent.

   — Tu crois nous impressionner avec ton tuyau ? On est trois, t’es tout seul. Laisse-nous tranquille.

   Edmond s’entêta, se mettant en position de combattre, les jambes un peu écartées, ferme sur ses appuis. D’une voix inflexible malgré des dents serrées, il continua :

   — J’ai dit : LA – CHEZ - LA.

   La jeune fille se releva peu à peu, adossée contre le mur de l’impasse, elle était en pleurs et paniquée, ce qui ne faisait que renforcer la poussée d’adrénaline dans le corps d’Edmond.

   Etienne se tourna vers elle, la pointant du doigt, et lui dit :

   — Ce n’est pas terminé ma belle, on s’occupe de ce clown et après, c’est à ton tour.

   Il se retourna, imité par ses amis, menaçants. Le plus grand d’entre eux, un brun à la peau mate, couru en direction d’Edmond le poing levé. Edmond serra encore plus fermement son tuyau, et dirigea l’embout en direction des jambes de son agresseur. Le tuyau chauffa, et l’onde qui se produisit faucha violemment les jambes de son opposant, qui tomba la tête la première, son corps glissant sur un bon mètre. Cela hébétât les deux autres. Le deuxième se rua à son tour, et cette fois-ci Edmond n’eut pas le temps de charger une nouvelle onde, ni le reflexe d’esquiver, et fut projeté à terre ; son casque absorba le choc, et sa veste en cuir limita les contusions. Cela le sonna un bon coup tout de même ; son agresseur au dessus de lui, il retrouva la force d’empoigner le morceau de métal, ressentant une nouvelle fois la vague de fourmillement, et une onde de choc propulsa par l’épaule l’homme en l’air qui s’écrasa sur une poubelle, cette dernière se renversant sur lui, l’immobilisant à terre. Edmond se releva avec peine, sa détermination toujours intacte, si ce n’est encore plus forte.

   — Maintenant, tu vas la laisser tranquille, dit-il en haletant. Elle ou n’importe quelle fille. Elles ne t’appartiennent pas. Tu n’en toucheras plus une. Sa hargne imprégnait la marque arrondie du tuyau dans sa paume.

   Etienne aussi semblait déterminé. Toisant de haut, roulant des épaules, sa haute estime de lui-même gonflait ses muscles déjà bien proportionnés. Il retira sa veste de marque, et commença à mouliner du bras.

   — On veut jouer les héros petit ? Tu devrais enlever ton casque.

   Dans sa tête, Edmond trouvait le « petit » comique. En effet, il était plus vieux que lui.

   Tu te prends vraiment pour un dieu.

   — Cela ne devrait pas perturber un bel éphèbe comme toi, non ?  

   Etienne lança l’assaut par orgueil. Edmond projeta une onde mais il visa mal et ne déstabilisa que très peu son adversaire, qui eu juste un mouvement de recul de l’épaule et assainit un coup dans l’estomac d’Edmond qui en eut le souffle coupé. Etienne voulu enchainer, mais frappa le casque d’Edmond et se fit mal à la main. Edmond en profita pour lui donner un coup dans le genou, ce qui fit flancher Etienne. De rage, ce dernier lui sauta dessus, le faisant tomber à la renverse, le prit par le cou, et commença à l’étrangler. Edmond étouffait, essayant de se débattre. Au dessus de lui, Etienne avait des yeux déments. Edmond, qui tenait encore le tuyau, rassembla ses forces et envoya une onde qui propulsa Etienne à terre. Edmond se releva tant bien que mal, sa chute lui ayant bien esquinté le dos. Etienne se releva une nouvelle fois plein de rage, et tenta de nouveau de frapper Edmond. Il atteignit les cottes, le bras gauche, si bien qu’Edmond se tordit de douleur. Par reflexe, il leva son bras droit, et Etienne tapa de toutes ses forces contre le tuyau en cuivre, ce qui lui arracha un cri d’effroi. Edmond en profita pour enchainer avec les coups sur son bras, le faisant reculer, et utilisant sa colère pour galvaniser son pouvoir, envoya une onde si puissante qu’elle propulsa Etienne contre un des murs de l’impasse sur lequel il rebondit, et retomba à terre avec lourdeur. Il était cette fois-ci incapable de se relever, ne pouvant que s’assoir contre le mur. Edmond tenait son tuyau par le bout, l’extrémité pointant vers le sol. La respiration haletante, il regarda son adversaire avec noirceur.

   — Tu m’as bien entendu Etienne. Tu la laisses tranquille. Et plus jamais tu ne toucheras de fille. Plus aucune. Sa voix était claire, dominante, bien qu’alternée par le casque.

   Etienne, à bout de souffle, la lèvre pissant le sang, demanda :

   — Etienne ? Comment tu connais mon nom ? Qui es-tu ?

   Merde mais quel con je suis !

   Edmond, pris de cours, ne su quoi répondre. Il avait fait une boulette. Heureusement, Etienne ne le connaissait pas plus que ça.

  Devant cette absence de réponse, son adversaire le toisa, tout en se relevant avec difficulté, le bras en bandoulière.

   — Tu ne peux rien m’interdire. Je suis quelqu’un d’important. Et je m’en referai des filles ! Ça tu peux me croire. Ce n’est pas un péquenaud déguisé en motard qui m’en empêchera !

   L’énervement qui suivit cette déclaration provoqua une telle crispation de la mâchoire qu’Edmond se mordit la lèvre sans s’en rendre compte. Il serra de nouveau fermement le tuyau dans sa main. Regardant aux alentours, sur la poubelle, il remarqua un stickers d’une ancienne émission de radio. Et cela fit « tilt ». Il fit quelques pas déterminés vers Etienne.

   — Tu veux savoir qui je suis ? Je suis « l’onde de choc ».  

   Edmond envoya un énorme coup de tuyau entre les jambes d’Etienne, déclenchant au même instant une dernière onde, qui fit rebondir Etienne contre le mur, K.O.

   Edmond lâcha le tuyau et enleva son casque. Il sentit les engourdissements venir, et sa tête commença à lui faire mal. Se reprenant tout de même après quelques efforts, il se dirigea vers la fille, accroupie au bout de l’impasse, n’ayant pas bougé d’un poil. Il se pencha vers elle, tout doucement, pour ne pas lui faire peur. Elle semblait être sans domicile fixe ; des vêtements crasseux et rongés aux mites, des cheveux sales, la peau grise de poussière, et pourtant la vingtaine à peine passée. Il s’agenouilla près d’elle.

   — Tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ? demanda-t-il d’une voix douce.

   D’abord méfiante, elle se jeta finalement dans ses bras, pleurant à chaude larmes.

   — Merci, merci ! Mais, mais… Qu’es-tu ? Comment as-tu pu faire ça ?

   Edmond resta bête. Deuxième boulette. Il esquiva :

   — Plus tard les questions. Tu as un chez toi ? De la famille ?

   — Non…

   — Bon, dit-il plein de compassion, tout en regardant aux alentours. Si tu veux je t’emmène chez moi. Il faut partir vite avant qu’ils ne se réveillent.

   Elle ne répondit pas tout suite, essayant de cerné son sauveur dans le blanc de ses yeux. Il n’y avait pas l’air d’y avoir une once de méchanceté.

   — D’accord, répondit-elle d’une voix rassurée.

   — Tiens, met ça.

   Il posa sa veste en cuir sur ses épaules, qui était bien trop grande. Elle se leva et tous deux s’éloignèrent, marchant en direction de sa cité universitaire.

 

   Ils n’avaient pas vu. Ils n’avaient pas vu que sur le clocher de l’église, au coin de la rue, se tenait dans l’ombre une femme, qui, de part sa position surélevée, avait pu observer toute la scène. En contrechamp des rayons lunaires, avec son costume noir, elle était pratiquement invisible.  

   Cette femme, qui était passée par là pour une toute autre affaire, avait entendu les cris de détresse de la jeune fille.

   Poussé par l’appel au devoir, elle avait observé, incrédule, cette scène, prête à intervenir, laissant faire cet homme casqué. Ce qu’elle avait vu lui donna du baume au cœur. Cela lui enleva un poids considérable. Elle se remémora la scène, et observa en silence l’homme au casque jaune et la jeune SDF partir au coin de la rue. Ils se dirigeaient vers la rue de la Délivrande. Rose déverrouilla son portable, et appela :

   — Pierre, je crois que je me suis trouvé un partenaire.

   Puis elle descendit comme un chat du clocher de l’église, et telle une ombre, suivit Edmond et celle qu’il venait de sauver.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez