5. Illusion

Par Neila

— Anja… où est Saru ?

La petite fille cilla, puis répondit :

Fu, je sais pas moi.

— Est-ce que tu es allée dans la jungle ? demanda Lisandra.

Anja parut surprise par la question – et un peu anxieuse de voir sa sœur la disputer comme elle savait si bien le faire. Elle hocha vigoureusement la tête de gauche à droite, faisant s’entrechoquer les perles de ses tresses :

Naa, j’ai fait comme t’as dit, j’ai rangé ma chambre.

— Tu en es sûre ?

Le peu de crédit que Lisandra lui accordait sembla beaucoup vexer la cadette, qui s’exclama « Ao ! » avant de partir en courant. Lisandra et Hayalee se regardèrent.

— Je vais aller chercher Saru, annonça cette dernière d’un ton décidé.

— Attends, laisse-moi faire.

Ce disant, Lisandra lui tourna le dos, sans toutefois se diriger vers la porte.

— Je connais bien mieux les environs, ajouta-t-elle, sans parler des risques liés aux…

Elle s’interrompit au milieu de son laïus et Hayalee la vit se raidir dans la semi-obscurité. Pendant un instant, on entendit plus que les plaintes mêlées du vent, de la charpente et des palmiers.

— Oh, lâcha Lisandra.

— Quoi ?

— Il se passe quelque chose.

Lisandra se retourna pour faire face à Hayalee. Les traits anguleux de son visage étaient pâles et tirés, ses yeux agrandis par l’effroi.

— Nous ne sommes pas seuls. La maison est surveillée.

— Hein ? Que… quoi ? bredouilla Hayalee. Comment ça ?

— Saru est suivi en ce moment même. Soit ils en ont après vous soit…

Hayalee fut prise de vertige, perdue entre panique et ahurissement. Mais de quoi parlait-elle ? Qui ça ? Une seconde, Hayalee se demanda si Lisandra ne lui jouait pas une farce. Elle chercha des traces d'ironie, guetta le sourire au coin de ses lèvres, mais Lisandra n'avait jamais paru si loin de rire. Le cœur d'Hayalee se mit à battre la chamade.

— Leurs intentions ne sont pas claires, mais je doute qu’elles soient bonnes. Ce ne sont peut-être que de quelconques bandits venus profiter du chaos du cyclone… Ou peut-être pas. Peut-être a-t-on affaire à des mercenaires… mandatés par le gouvernement ? Il faut… où est-ce que tu vas ?

Hayalee avait traversé le cabanon en deux enjambées.

— À ton avis ? renvoya-t-elle. Chercher Saru !

— Attends, ce n'est pas la meilleure stratégie à adopter ! s'exclama Lisandra alors qu'Hayalee repoussait le battant d’un grand geste. Celui qui suit Saru n’est pas seul ! Ils…

— Raison de plus !

Lisandra ajouta quelque chose, mais ses paroles furent couvertes par les mugissements du vent.

Hayalee ne comprenait pas d’où elle tirait toutes ces informations et pour l'heure, elle s'en fichait. Ça n’était pas le plus important. Si Saru était en danger, il n'y avait pas une minute à perdre en questions ou réflexion.

Hayalee traversa la terrasse, sauta les trois marches qui la séparaient du sol et s’élança dans la jungle. Elle n'avait aucun plan, aucune idée de ce qui l'attendait et elle ne saisissait pas la moitié de la situation. Foncer tête baissée était peut-être la chose la plus stupide à faire. Au fond, Lisandra avait raison : Hayalee était une idiote prête à accorder sa confiance sans aucune preuve, sans réfléchir. Mais si douter et remettre en cause signifiait risquer la vie de Saru, alors Hayalee préférait être une idiote.

L’épaisse couche de nuages qui la surplombait disparut derrière la cime des arbres. La pluie n'allait pas tarder à éclater. Lisandra n'avait pas menti : cette tempête ne ressemblait pas à celles dont Hayalee avait l'habitude. Il n'y avait pas d’éclairs et de tonnerre, mais le vent s’était fait si puissant qu'Hayalee avait du mal à progresser. La jungle se balançait. Des palmes se décrochaient des arbres et l'une d'elles manqua lui tomber sur le coin de la tête. Hayalee ne s’était pas donné la peine d'enfiler de nouvelles chaussures et les débris qui jonchaient le sol lui piquaient la plante des pieds. Ses vêtements encore humides lui collaient à la peau et la glaçaient, forçant le Feu à s’éveiller pour la réchauffer.

Les mains en coupe, Hayalee se décida à appeler Saru. Elle avait conscience de prendre le risque d’être entendue par les hommes qui le suivaient, mais ça valait mieux que de passer à côté d’eux. Si Saru avait quitté le sentier, Hayalee n’avait pas beaucoup d’espoir de le retrouver. Mais s’il l’entendait, peut-être répondrait-il à ses appels ? Et s’il était dans une situation difficile, peut-être les cris d’Hayalee lui offriraient-ils une diversion ?

Déjà plusieurs minutes qu'elle courait sur le sentier en s’époumonant, sans succès. Ses jambes se faisaient lourdes et son souffle court, l’obligeant à espacer ses appels, mais il n’était pas question d’abandonner. Si Saru avait vraiment été attiré dans la jungle par une bande de mercenaires… Quelque part, Hayalee espérait très fort que Lisandra se soit moquée d'elle. Elle lui brûlerait tous les cheveux de la tête pour lui faire payer cette frayeur, mais mieux valait une mauvaise blague qu'une vraie menace.

Désespérée, elle décida de pousser ses recherches jusqu’au village. La course à travers la jungle fut un véritable calvaire. Elle crut y mourir une bonne dizaine de fois, assommée par une noix de coco ou entraînée par le vent. Quand elle se tira enfin de cette végétation survoltée, des étoiles dansaient devant ses yeux et ses poumons hurlaient. Elle se plia en deux, s'accordant quelques secondes pour reprendre son souffle. Des gouttes de pluie tiède commencèrent à s’écraser sur ses bras. Prenant une dernière inspiration, Hayalee se força à se redresser et repartit au petit trot, dépassant les premiers bungalows du village.

L'endroit était désert. Plus de personnes âgées assises devant les maisons, plus d'enfants pour courir sur les chemins. Même les drôles de dindons noirs qui rodaient d'ordinaire dans le village étaient partis s'abriter. Ici aussi, les gens s’étaient préparés à accueillir le cyclone. Les fenêtres et les portes étaient toutes fermées par des panneaux en bois, les auvents que les Massaniens tendaient au-dessus de leurs cours et leurs porches avaient été détachés ; plus rien ne traînait dehors. Le tableau avait un arrière-goût d'apocalypse, avec ses gros nuages gris qui roulaient dans le ciel, ses palmiers qui se balançaient furieusement et le vent qui hurlait dans les ruelles vides. Hayalee dut se faire violence pour ne pas aller frapper aux portes et s'assurer qu'elle n’était pas seule au monde, que les habitants étaient bien là, calfeutrés dans leur maison.

Elle fendit le village jusqu'à la place, qu'elle trouva tout aussi déserte. Le spectacle était saisissant. Sans les étals des marchands, l’étendue de terre battue en paraissait presque grande. Grande et désespérément vide.

— Saru ! appela-t-elle encore.

Elle ne le voyait nulle part. Elle ne voyait personne… Et si elle l’avait manqué ? Si c’était trop tard ? Empoignant ses cheveux secoués par les bourrasques, Hayalee tourna sur elle-même, sans savoir où aller, sans savoir quoi faire.

— SARU !

Elle n'allait pas tarder à céder à une franche panique. Le village n’était pas bien grand et elle en avait parcouru un bon morceau en venant là. Plus loin, il n'y avait que le port. Et si les mercenaires lui avaient déjà réglé son compte ? Hayalee les imagina jetant le corps de Saru à la mer et son cœur bondit jusque dans sa gorge. Il fallait qu'elle vérifie le port. Comme dans un rêve, elle se vit s’élancer vers la plage.

Hayalee connaissait la peur de mourir. Elle l'avait goûtée à Karakha, quand le racheté s’était mis en tête de l’égorger ; quand la flèche des soldats lui avait traversé la cuisse et qu’elle s’était sentie défaillir. Mais la frayeur qu'elle expérimentait maintenant n’était pas tout à fait la même. Elle n'avait pas exactement la même saveur. Car il ne s'agissait pas uniquement d'elle. Il y avait d'autres vies en jeux. Il y avait Saru. Saru qui l'avait secourue, avec qui elle avait partagé les deux mois les plus intenses de sa vie, une cabine, des disputes, des fous rires et des non-dits lourds de sens.

Elle dépassa les silhouettes lugubres des dernières habitations et aboutit sur la plage. Les grondements de l’océan vinrent se mêler au hurlement du vent. Au loin, des vagues énormes débordaient sur la digue qui protégeait le port. Les trois pontons avaient été dégagés, les plus petites embarcations tirées sur la plage et les plus imposantes emmenées ailleurs.

Un homme se tenait sur le quai du milieu, tournant le dos à Hayalee. La cape qui drapait ses épaules charpentées claquait dans le vent, dévoilant la courbe menaçante d'une machette. Il avançait, et Hayalee capta du mouvement à ses pieds : une petite silhouette qu'elle reconnut sans peine et qui tentait tant bien que mal de s'échapper. Bouillante de terreur, elle s’élança sur la plage.

—SARU !

Son cri leur parvint malgré la clameur des éléments et l'homme pivota. Saru en profita pour se remettre sur ses jambes et, sans une hésitation, se jeta sur le type. Ils basculèrent à la renverse au moment où Hayalee mettait le pied sur la jetée. Au prix d'une lutte acharnée, Saru parvint à arracher l'arme des mains de son adversaire. La machette tomba sur les lattes détrempées avec un bruit mat. La seconde d’après, l'homme écrasait son coude dans la figure de Saru, l'envoyant rouler sur le flanc.

Hayalee, qui s’était immobilisée à dix pieds de là, vit l'homme se relever et tendre le bras vers son arme pendant que Saru se tordait de douleur, le visage dans les mains. Elle réagit instinctivement et tenta d'enflammer le ponton, espérant empêcher le mercenaire de récupérer sa machette. La manœuvre marcha plus ou moins. Le bois ne prit pas feu, trop humide pour ça, mais l'eau qui couvrait le quai se vaporisa en sifflant et l'homme s'y brûla les doigts. Il recula, surpris, et leva un regard rageur vers Hayalee.

Il y eut un instant de flottement entre Hayalee et le mercenaire, un face à face plein de tension et d’hésitation. Quand ils se décidèrent finalement à agir, que l'homme se rua vers son arme, qu'Hayalee laissa le Feu s'embraser dans son ventre, une vague énorme balaya le quai et les avala tous.

Les sons furent brutalement étouffés. Hayalee se sentit projetée en arrière, écrasée, entraînée. Son dos heurta le ponton, puis quelque chose de dur percuta son épaule. Elle dut lutter pour ne pas perdre connaissance, retenir sa respiration. Impuissante, ballottée par le courant comme une poupée de chiffon, elle eut conscience de rouler sur le sol ; laboura le sable de ses mains en cherchant désespérément quelque chose auquel se raccrocher. Elle se sentit ralentir puis repartir dans l'autre sens, irrémédiablement prisonnière des eaux.

Elle crut bien ne jamais en sortir. Se noyer pour de bon. Tirée par la vague, elle passa sur quelque chose de dur et rugueux et s'y agrippa de toutes ses forces. Une corde.

Elle glissa le long de la corde, s’écorchant la paume des mains, jusqu'à s'écraser contre une paroi. Elle tint bon un ultime instant, bataillant pour ne pas se laisser emporter par le ressac. La poigne de l’océan se relâcha et Hayalee se sentit émerger. Les hurlements du vent éclatèrent à nouveau dans ses oreilles.

Échouée sur le sable, elle desserra ses doigts gourds et roula sur le dos, toussant, crachant, inspirant l'air à grandes goulées. Elle avait l'impression de peser mille livres ; d'avoir été froissée, tirée et essorée comme un vêtement pendant une lessive. Papillonnant des cils, elle dégagea ses cheveux collés à son visage.

Elle avait atterri loin du quai, contre la coque d'une pirogue attachée à un cocotier. Il fallait qu’elle bouge, qu’elle se lève, elle en avait conscience, mais son corps tremblait si fort qu’elle en était agitée de soubresauts. D’incontrôlables sanglots s’échappaient de sa gorge. La peur l’empêchait de respirer, crispait tous ses muscles, la gelait de l’intérieur.

— Saru… hoqueta-t-elle.

Qu’est-ce qui lui avait pris de s’embarquer là-dedans ? Elle s’était crue capable de faire face aux dangers du monde extérieur et la voilà qui pleurait de terreur, roulée en boule dans le sable. La chaîne à son cou pendait au creux de son épaule, s’enfonçant dans sa chair. Elle priait les anges du Ciel d’avoir l’occasion de la rendre quand une silhouette massive surgit devant elle.

Le mercenaire.

Hayalee voulut bondir sur ses pieds, s’enfuir, mais son dos heurta la barque et elle retomba sur les fesses. La machette se brandit au-dessus de sa tête et tout en elle se paralysa : ses jambes, ses bras, son cerveau et son Feu.

Rien ne répondit, rien ne réagit.

Elle serait morte, si le l’homme ne s’était pas figé lui aussi.

Bras en l’air, il s’immobilisa. La froideur implacable qui l’avait animé jusque là s’évapora pour laisser place au trouble et à l’hésitation. Hayalee relâcha le souffle coincé dans sa poitrine et se rua sur le côté pour s’écarter, titubant sur ses jambes flageolantes. Le mercenaire n’esquissa pas un geste pour la rattraper, ne fit même pas mine d’avoir remarqué sa fuite.

Hayalee tourna la tête si vite qu’elle faillit s’en froisser un muscle. Une vague de soulagement l'envahit.

Saru était là, quelques pas derrière l’homme. À genoux au milieu des algues et des palmes arrachées aux arbres, le corps courbé et vacillant, il paraissait tenir à la seule force de son regard. Il avait harponné le mercenaire. Percé son âme. À présent, l’homme allait sombrer dans ses propres tourments. Hayalee eut à peine le temps de s’en réjouir qu’un ronflement aussi puissant qu’un coup de tonnerre attira son attention sur l’horizon noir de nuages. L’océan avait déserté le port.

Une vague, monstrueuse, éclata au-dessus de la digue et l’eau déferla vers les quais.

— Saru !

Elle courut vers lui, sans qu’il réagisse. Il paraissait tout aussi déconnecté de la réalité que sa victime. Hayalee s’effondra à genoux dans le sable et le saisit par les épaules.

— Saru ! La vague ! s’écria-t-elle en le secouant.

Il revint à lui dans un sursaut, battit des cils et croisa enfin le regard d’Hayalee.

— Debout ! COURS !

Le forçant à se relever, elle le tira en direction du village. Il jeta un œil par-dessus son épaule et ce qu’il vit sembla lui faire l’effet d’une gifle. Pleinement éveillé, il referma ses doigts autour du poignet d’Hayalee et allongea la foulée.

L'eau les rattrapa alors qu'ils atteignaient les premières maisons et leur faucha les jambes. La force du courant leur fit perde l’équilibre et ils glissèrent sur les fesses, droit sous les fondations d'un bungalow.

— Accroche-toi ! cria Saru.

Mains toujours liées, ils se cramponnèrent à un pilotis. L’océan n'alla pas plus loin et les abandonna là, dans la boue, trempés et essoufflés.

Hayalee s'effondra contre le pilotis. Elle tremblait comme un chaton mouillé, à deux doigts de vomir. Saru n'en menait pas plus large. Haletant, les coudes piqués dans le sol, il resta prostré un long moment, la tête entre les bras.

— Ça va ? fit-elle d'une voix étranglée.

Il acquiesça, puis se frotta les yeux dans sa manche. L’estomac d’Hayalee se contracta lorsqu’elle remarqua les taches brunes qui maculaient sa chemise.

— Tu saignes !

— C’rien…

Dans un effort qui parut lui coûter cher, il se redressa sur les genoux et respira un grand coup, rejetant en arrière un peu de la masse de cheveux qui lui collait au visage. Le sang provenait d’une coupure au-dessus de son œil droit. Il dévalait sa joue en lui donnant un teint affreusement blafard.

— Anja… haleta-t-il. Je l’ai pas retrouvée, je… j’ai voulu revenir sur mes pas quand… quand ce cinglé m’est tombé dessus ! Faut qu’on la retrouve, faut…

Hayalee lui saisit la manche alors qu’il s’agitait pour quitter leur abri :

— Elle va bien Saru ! Elle est à la maison !

— Elle est revenue ?

— Elle est jamais partie.

— Quoi ? Mais… je l’ai vue.

— Je sais pas ce que tu as vu, mais ça devait être un coup de ces types. Lisandra a dit qu’ils en avaient peut-être après nous.

Les traits de sa figure barbouillée de sable et de sang se contractèrent un peu plus sous le coup de l’incompréhension.

— Je sais pas comment, mais elle a compris que tu étais en danger, poursuivit Hayalee. Elle a dit qu’ils étaient plusieurs…

Ce détail revenu en mémoire, elle jeta un regard apeuré aux alentours, sans voir de silhouette armée de machette crever la tempête. Lisandra avait pourtant bien dit que l’homme qui poursuivait Saru n’était pas seul.

— Tu as croisé quelqu’un d’autre ?

— Non, mais…

L’œil de Saru s’écarquilla d'horreur.

— Merde... merde ! répéta-t-il avec plus de panique.

Il pataugea à quatre pattes dans la boue pour s'extirper de sous le bungalow.

— Eh, attends ! s’écria Hayalee en s'empressant de le suivre.

— C'est les recherches des Mil'Sina qu'ils veulent, pas nous ! lança Saru. C'est évident, c’était juste une saloperie de diversion ! Faut qu'on se dépêche de rentrer !

Il s’élançait déjà vers la place et Hayalee n'eut d'autre choix que d'en faire autant. Des petites gouttes de pluie continuaient à tomber du ciel, prémices de l’averse.

Ils fendirent le village au pas de course, glacés jusqu'aux os dans leurs vêtements trempés traversés par le vent. Hayalee frissonna à plusieurs reprises. La vague – ou la peur ? – avait laissé le Feu affaibli : il fluctuait au creux de son ventre, tantôt fort, tantôt faible, malmené par la tempête qui faisait rage tant autour qu’à l’intérieur d’elle. Ses jambes étaient lourdes et ses poumons douloureux. Hayalee était déjà à bout de souffle. Son supplice n'était rien cependant comparé à celui de Saru.

Il progressait difficilement, trébuchant parfois avant de se rattraper d'extrême justesse. Son œil droit avait presque disparu derrière les mèches de ses cheveux collés à sa figure dégoulinante d'eau et de sang. Il devait voir encore moins bien qu'Hayalee où il mettait les pieds. Il se cramponnait l'abdomen tout en courant, peut-être tiraillé par un point de côté ou par un hématome. Où trouvait-il la force de continuer après tous les coups qu'il avait essuyés ? Un rouleau avait suffi à décourager Hayalee. Mais lui s’était relevé à chaque fois et avait riposté sitôt qu'il en avait eu l'occasion.

Saru ne payait pas de mine, avec sa petite taille et ses bras de cornichon, mais il était tenace. Courageux. Hayalee se força à ravaler sa trouille et sa douleur et maintint l'allure.

Ils quittèrent le village et s’engagèrent dans la jungle, sur le sentier. Le vent perdit en intensité sous le couvert des arbres, mais leur progression n'en fut pas plus facile pour autant. Hayalee et Saru se blessaient les pieds sur les débris tombés au sol, se faisaient griffer les bras par les palmes qui s’agitaient furieusement autour d’eux ou se décrochaient en manquant les assommer. Saru finit par trébucher sur la cosse d’une noix de coco et s’étala de tout son long sur le sentier. Hayalee s’arrêta net et vint s'agenouiller près de lui. Elle voulut l'aider à se remettre debout, mais Saru resta coincé à quatre pattes, haletant, la tête basse.

— On devrait peut-être… faire une pause… deux minutes… fit Hayalee, tout aussi hors d’haleine.

— Pas le temps, cracha-t-il sans la regarder.

Mais il ne se releva pas. Il en avait l'air incapable.

— Pourquoi tu les as laissés ? lâcha-t-il soudain.

— Quoi ? fit Hayalee, désarçonnée par la colère qu'elle sentait frémir dans sa voix.

— Les Mil'Sina. T'aurais dû… t'aurais dû rester avec eux. On a l'air malin maintenant ! Ils se sont peut-être déjà tous fait tuer à l'heure qu'il est.

L'estomac d'Hayalee chuta comme une pierre.

— Je savais pas, se défendit-elle, désemparée. J'ai pas réfléchi. T’étais en danger, alors j'ai foncé pour t'aider.

— Ben c’était pas la peine !

Hayalee reçut ses paroles comme un coup de poing.

Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Comment aurait-elle pu savoir que les Mil'Sina étaient également en danger ? Elle n'avait pas compris ce qui se tramait, elle n'avait pas eu le temps d'y réfléchir. Perdant à son tour son sang-froid, Hayalee renvoya :

— Et j'aurais dû faire quoi, d’après toi ? Tu t'es barré comme ça ! Sans même m’expliquer ce qui t’arrivait ! Et là-dessus Lisandra se met à parler de mercenaires… j'ai pas l’habitude de ce genre de situation, moi ! Et si j’étais pas venue… tu serais mort !

— J'ai pas besoin d'aide ! hurla-t-il en relevant enfin la tête. J'ai très bien survécu tout seul jusqu'ici, j'te remercie !

— J'avais peur pour toi !

Un grondement sinistre éclata quelque part dans la jungle.

Hayalee serra les dents, Saru entrouvrit les lèvres et ils se dévisagèrent sans plus bouger, sans plus broncher.

Elle pouvait percevoir l’ombre de son œil gauche sous les mèches de cheveux agglutinées. Ses prunelles lui parurent étonnamment bleues d’un coup, ses pupilles si dilatées qu’elles semblaient prêtes à l’avaler. Les vertiges laissés par leur course effrénée s’accentuèrent. Hayalee eut soudain l’impression de basculer en avant. Tous les poils de son corps se hérissèrent, la marque au bas de son dos picota et les émotions qui bataillaient dans son ventre lui montèrent à la tête. Le monde extérieur parut s’effacer, comme si une nouvelle vague venait de l’engloutir.

Ça ne dura pas plus d’une seconde. Saru détourna le visage et tout retomba. Hayalee battit des cils et inspira un grand coup, tandis que Saru écrasait ses paumes contre ses yeux.

— Je… coassa-t-il sans plus la regarder.

Hayalee n’était pas sûre de comprendre ce qui venait de se passer.

— Est-ce que…

Saru s’éclaircit la gorge :

— On a pas le temps, coupa-t-il, le timbre tremblant, mais froid. Faut se dépêcher.

L’air de ravaler ses propres émotions, il s’appuya à un cocotier pour se relever et attendit qu’Hayalee en fasse autant avant de repartir au trot. Elle le suivit, le cœur froissé comme du papier. Elle regrettait ses aveux. Au fond, ça n’excusait rien, et probablement qu’il s’en fichait.

Ils coururent encore pendant ce qu’Hayalee estima être dix bonnes minutes d’enfer. Quand la silhouette de la maison des Mil’Sina apparut enfin au milieu de la jungle déchaînée, Hayalee la distingua à peine tant la tête lui tournait. Saru et elle s’arrêtèrent à quelques pas du bungalow pour prendre le temps de respirer tout en évaluant la situation. Tout était resté comme au départ d’Hayalee : volets rabattus sur les fenêtres, porte d’entrée fermée. Aucun signe de vie.

Se redressant vaillamment sur ses jambes, Saru tira son couteau de son étui, déplia la lame et fit signe à Hayalee de le suivre. L’estomac de cette dernière lui remonta dans la gorge. Mon Dieu… dans quelle histoire s’était-elle embarquée ?

Ils contournèrent le bungalow principal pour se diriger vers la terrasse, titubants sous les bourrasques. Hayalee avait beau être transie de terreur, elle grimpa les marches à la suite de Saru sans hésiter. Ce n’était pas du courage, seulement de l’instinct. Elle n’était plus en état de réfléchir à ses actes ou à ses motivations.

Si les Mil’Sina étaient toujours là – vivants –, aux prises avec un quelconque agresseur, le vent hurlait trop fort pour permettre à Hayalee et Saru d’entendre quoi que ce soit. Ils n’avaient pas fait trois pas sur la terrasse déserte qu’une silhouette surgit du patio du bungalow principal et fonça droit sur eux. Hayalee faillit l’incendier avant de reconnaître les longs cheveux blonds et le visage pâle de Lisandra. Saru abaissa le couteau qu’il avait brandi.

— Li… !

Lisandra plaqua une main sur la bouche d’Hayalee pour la faire taire. Le regard un peu fou, elle jeta un œil par-dessus son épaule, puis entraîna Hayalee et Saru vers le laboratoire. Elle les poussa sans douceur à l’intérieur et referma la porte en accordéon derrière eux, étouffant les plaintes de la tempête.

— Vous en avez mis du temps, la situation commençait à devenir compliquée, lâcha Lisandra.

Elle leur passa sous le nez et partit fouiller l’armoire qu’Hayalee avait commencé à vider de ses fioles et de ses pots avant que tout ne tourne au cauchemar.

— Est-ce que ça va ? s’enquit cette dernière d’une voix enraillée.

— Tu peux nous expliquer ce qui se passe ? renchérit Saru.

— Ce qui se passe ? répéta Lisandra en récupérant plusieurs flacons sur les étagères. Ce n’est pas évident ? Quelqu’un a envoyé ces hommes dérober le fruit des recherches de mon père ! Au début, je me suis dit qu’ils en avaient peut-être après vous, mais il s’avère que c’est bien les travaux de mon père qu’ils veulent.

Elle fila à l’autre bout de la cabane et déposa son butin sur la table à tréteaux débarrassée de ses appareils.

— Lisandra, où sont tes parents ? s’inquiéta Saru.

— Dans le salon. En compagnie d’un homme très dangereux – il tient ma mère en otage. Il m’a envoyée lui chercher les documents que mon père a rédigés pour l’Alliance. Hayalee, fais-moi un peu de lumière, ajouta-t-elle en indiquant la lampe à huile qui traînait sur le bureau de monsieur Mil’Sina.

Mais Hayalee avait les idées et les émotions trop embrouillées pour réussir à se concentrer sur l’éclairage.

— Et ta sœur ? demanda-t-elle. Où…

— Elle a pu s’échapper et elle est partie se barricader dans la cave, balaya Lisandra en se penchant sur une malle d’où elle retira un morceau de tissu et de la ficelle. Elle est très bien où elle est, ne vous en souciez pas. La lumière, ça vient ?

Hayalee cilla, puis approcha de la lampe pour mieux discerner la mèche dans le tube de verre. Elle eut plus de mal que d’ordinaire à l’enflammer. C’était aussi laborieux que d’essayer de battre un briquet avec des mains tremblantes. Ça n’allait pas du tout… Comment pouvait-elle espérer secourir les Mil’Sina alors que la panique lui faisait perdre ses moyens au point de peiner à allumer une petite flamme ?

— Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle, poursuivit Lisandra. La bonne, c'est qu'en dehors de l'homme dont vous vous êtes débarrassés sur la plage, il n'y a personne d'autre dans les parages. Notre homme est seul.

— Comment est-ce que tu…

— La mauvaise, c'est que nous avons affaire à un Descendant, poursuivit-elle, vraisemblablement capable d'altérer la perception visuelle et auditive d'autrui.

— Quoi ?

Lisandra eut un claquement de langue excédé tandis qu'elle venait récupérer la lampe à huile pour la déposer sur la table à tréteaux, avec tout son attirail.

— Il peut vous faire voir et entendre des choses qui ne sont pas là, résuma-t-elle, manipuler vos sens. Je suis d'ailleurs presque sûre que son champ d'action ne se cantonne pas qu'à la vue et à l'ouïe.

— Oh, fit Saru.

Frappé d’un éclair de compréhension, il lâcha plus fort :

— Oh !

— Oui, lança Lisandra, l’air d’avoir déjà tiré toutes les conclusions. C’est certainement lui qui a manipulé tes sens plus tôt pour te faire croire qu’Anja était partie et vous attirer tous les deux loin d’ici, à la merci de son acolyte. Ça a fonctionné étonnamment bien.

Hayalee et Saru remuèrent chacun de leur côté, sans oser se regarder. Ils s’étaient fait avoir comme des andouilles.

— T’as un plan ? demanda Saru en approchant de la table. Tu fabriques quoi au juste ?

— Un fumigène.

— Hein ? fit Hayalee.

— On a pas beaucoup de temps alors écoutez-moi et faites ce que je vous dis ! s’impatienta Lisandra tout en versant des copeaux de métaux et de la poudre sur son mouchoir. Je vais retourner dans le salon et remettre à cet homme ce qu'il pensera être les recherches de mon père. Vous, vous restez dehors – positionnez-vous à l'entrée du patio, faites attention à ce qu’on ne vous voie pas. Quand il relâchera ma mère pour récupérer les documents, je vous ferai signe : à ce moment-là, Hayalee allumera le fumigène et le lancera à l'intérieur.

— Quoi ? paniqua cette dernière.

— L'homme n'aura pas le temps de vérifier qu'il détient les bons documents et il cherchera sûrement à s'enfuir par le patio – la sortie la plus évidente.

Sa mixture achevée, Lisandra referma le tissu et noua la ficelle autour pour en faire une petite balle.

— Il sera aveuglé par la fumée et désorienté, vous n’aurez qu’à le cueillir. Saru, si tu utilises ta singularité sur lui, ça devrait le mettre hors d’état de nuire ?

Saru réprima une grimace.

— Euh, ouais… mais l’effet est pas immédiat et certaines personnes sont plus résistantes que d’autres.

Hayalee nota qu’il taisait le plus inquiétant : il était épuisé. L’affrontement sur la plage l’avait secoué, utiliser à nouveau ses pouvoirs n’était probablement pas une bonne idée.

— Au pire, Hayalee sera là pour t’épauler, déclara Lisandra. Pendant ce temps, j’évacuerai mes parents par l’entrée.

Elle récupéra une grosse encyclopédie dans les malles et la fourra dans un sac en toile. Puis elle vint faire face à Hayalee et lui mit le fumigène dans la main. Cette dernière se sentit sur le point de défaillir.

— Lisandra, je… je crois pas que… bredouilla-t-elle.

— Tout ce que tu as à faire, c’est y mettre le feu et le lancer.

Hayalee aurait voulu lui dire que ça n’était pas aussi simple, que ses pouvoirs ne fonctionnaient pas comme une soupape qu’on ouvrait et fermait à sa guise en un tour de bras. Parfois, il fallait tâtonner avant de trouver le mécanisme d’ouverture et d’autre fois, il fallait forcer pour le faire fonctionner. Utiliser le Feu était devenu si naturel à l’issue de ses entraînements qu’Hayalee elle-même l’avait oublié. Sauf qu’ici, il ne s’agissait pas d’un entraînement. La panique rendait son pouvoir instable, tout redevenait compliqué – se concentrer, viser, doser. Elle en avait fait les frais quelques minutes plus tôt.

Elle n’avait plus aucun contrôle.

— C’est la façon la plus efficace de procéder, insista Lisandra, les doigts serrés autour des siens. Quand tu m’entendras crier, tu concentreras toute la chaleur que tu peux sur cette balle et tu la feras rouler à l’intérieur.

La lueur dansante de la lampe éclairait son visage, teintant ses prunelles grises d’orange. Hayalee ne lui avait jamais connu un regard si brûlant. Elle ne put s’empêcher d’être épatée par son sang-froid. Comment Lisandra faisait-elle pour réfléchir, réagir aussi vite, dans une telle situation ? Alors que la vie de ses parents était menacée ?

Sans attendre de confirmation, Lisandra la lâcha et alla récupérer le sac contenant l’encyclopédie.

— On a déjà perdu trop de temps, dit-elle. Il faut que j’y retourne maintenant avant qu’il se doute de quelque chose. Vous êtes prêts ?

Saru acquiesça. Hayalee se mordit la lèvre. Lisandra comptait sur eux et Saru n’aurait pas la force de tout prendre sur lui. Il fallait qu’elle se ressaisisse. Elle devait essayer. Elle hocha à son tour la tête.

Lisandra repoussa le battant sans plus tarder et tous trois s’élancèrent. Dos courbé contre le vent, ils traversèrent la terrasse jusqu’au bungalow qui abritait les pièces à vivre. Lisandra leur fit signe de s’arrêter à l’entrée du patio. Hayalee et Saru se tassèrent à l’angle de l’arche que Lisandra franchit sans hésiter. De là où ils étaient, Hayalee et Saru apercevaient les accès menant au hall et à la cuisine, tous deux fermés par un panneau en bois. Hayalee comprit que seul le passage par le salon était ouvert et elle lutta contre la tentation de jeter un œil à l’angle pour voir ce qui se passait dans la maison.

Ils attendirent en retenant leur souffle, l’oreille aux aguets. Hayalee tremblait de la tête aux pieds. Allait-elle seulement entendre le signal de Lisandra derrière les sifflements, les claquements et les craquements de la jungle ? Et si elle le ratait ? Si elle l’avait déjà raté ? Déjà plus de dix secondes que Lisandra était entrée… Les doutes et la peur la tenaillaient si fort qu’Hayalee faillit rester clouée sur place quand la voix de Lisandra clama « mom ! ». Saru la secoua un grand coup, la poussant presque en avant.

Ne réfléchissant plus, Hayalee serra le fumigène dans ses mains, concentra toute la chaleur qu’elle put rassembler et bondit au milieu du patio. Elle entraperçut une silhouette, dans l’obscurité du salon, mais ne chercha pas plus loin. La balle fumait déjà entre ses doigts – brûlait, même. Hayalee se pencha au niveau du sol et la lança. L’entrée était droit devant, à une dizaine de pieds seulement : impossible de la manquer.

Hayalee la manqua.

La balle dévia de sa trajectoire et rebondit contre l’encadrement. La fumée emplit le patio en tourbillonnant dans le vent. Hayalee crut s’évanouir d’horreur.

— Eh merde ! jura Saru.

Il lui passa devant et disparut au milieu des volutes. Hayalee s’asséna une grande claque mentale et s’élança avec un temps de retard. Tant pis pour l’effet de surprise.

Elle plissa les paupières, retint son souffle et coupa à travers la fumée. Elle se cogna l’épaule au chambranle et fit irruption dans le salon en titubant, les yeux brûlants. À l’intérieur, c’était l’anarchie.

Saru avait foncé dans le tas. Agrippé au cou du mercenaire, il bataillait contre ce dernier en bousculant guéridons, fauteuils et plantes. Monsieur Mil’Sina observait la scène avec effroi, statufié du côté du hall. madame Mil’Sina et sa fille déverrouillaient la porte d’entrée. L’air traversa la maison de part en part lorsque Lisandra repoussa le battant. Elle héla son père. Au même moment, le mercenaire empoigna Saru et l’envoya rouler par-dessus la table basse. Les bibelots furent balayés et Saru finit sa course aux pieds d’une bibliothèque. Le meuble vacilla sous l’impact et cracha plusieurs volumes sur sa tête.

Hayalee voulut se précipiter vers lui, mais les mots que ce dernier lui avait adressés dans la jungle lui revirent en un éclair. Ce n’était pas ce qu’il voulait. Ce n’était pas la priorité. La priorité était de protéger les Mil’Sina. Alors, Hayalee fonça plutôt sur monsieur Mil’Sina pour le pousser vers la sortie, avec sa femme et sa fille. Madame Mil’Sina n’avait pas mis un orteil dehors qu’elle recula en hurlant.

Bousculant sa fille et son mari, elle tomba à la renverse en moulinant l’air de ses bras, comme si elle luttait contre une créature invisible.

— Elma ! appela monsieur Mil’Sina.

Il approcha pour lui porter secours, mais sa femme ne sembla pas le reconnaître. Ses yeux s’écarquillèrent lorsque son mari tendit les bras vers elle.

— Elle est en pleine hallucination ! le prévint Lisandra.

Madame Mil’Sina échappa à l’étreinte de son mari en le griffant au visage et fila se réfugier dans l’ombre de la cuisine, titubant et rampant à moitié. Elle s’appuya au plan de travail pour se redresser, ferma étroitement les paupières et étouffa un gémissement dans une profonde inspiration, l’air de batailler pour reprendre son calme.

Mom, tu m’entends ? lança Lisandra, sans oser l’approcher.

Sa mère resta cramponnée au meuble, la respiration saccadée. Debout au milieu du salon, le mercenaire n’avait pas esquissé un geste pour les rattraper. Au contraire, il s’était retranché vers l’accès au patio, sans perdre personne des yeux.

L’entrée était grande ouverte, monsieur Mil’Sina, Lisandra et Hayalee n’avaient que deux pas à faire pour s’échapper. Serrant les poings et les dents pour se donner du courage, cette dernière souffla :

— Emmenez madame Mil’Sina et partez vite, je vais le retenir.

La maison était en bois du sol au plafond. Même en utilisant le Feu de façon hasardeuse, Hayalee devrait pouvoir occuper le mercenaire. En espérant que Saru reprenne vite ses esprits et file – ce dernier remuait faiblement sous sa pile de livres. Monsieur Mil’Sina ne se fit pas prier et tenta d’empoigner sa femme à bras le corps. Celle-ci poussa un hurlement de douleur d’une telle intensité que les cheveux d’Hayalee se dressèrent sur sa nuque. Impuissant, monsieur Mil’Sina s’écarta et la regarda se recroqueviller sur le sol.

— Saviez-vous qu’on peut mourir, même d’une simple hallucination ? dit alors le mercenaire. Remarquable, le pouvoir que l’esprit peut avoir sur le corps…

Hayalee sentit son sang quitter son visage. Maintenant ses yeux accoutumés à la pénombre qui régnait dans le bungalow, elle distinguait un peu plus que les contours de sa silhouette. Un large chapeau en paille pendait dans son dos, dévoilant de longs cheveux raides parsemés de tresses et de perles. Des cheveux étonnamment clairs, presque blancs. Il ne semblait pas armé – au mieux cachait-il une dague sous sa cape courte – et sa carrure était presque chétive, son corps étroit et noueux. Il était moitié moins impressionnant que son acolyte, pourtant il dégageait quelque chose de singulièrement plus intimidant.

Il tenait l’esprit de madame Mil’Sina en otage. Si l’un d’entre eux tentait quoi que ce soit, qui savait quelles atrocités il lui ferait endurer. Peut-être pouvait-il tous les frapper d’horreur, là, en un instant, sans même les toucher ? Hayalee déglutit. Elle avait compris que les Descendants pouvaient être dangereux, mais elle ne le ressentait que maintenant. Leurs pouvoirs étaient terrifiants.

Sotu ! cria monsieur Mil’Sina en se tournant vers le mercenaire. Laisse ma femme en paix !

— C’est vous qui vous obstinez à ne pas me donner ce que je veux.

Son regard passa de monsieur Mil’Sina à Lisandra.

— C’était bien essayé, tama iki, mais j’arrive à court de patience.

Ses prunelles claires accrochèrent celles d’Hayalee, puis glissèrent vers Saru qui avait relevé la tête.

— Dites-moi où vous avez caché les documents, ou bien…

Hayalee eut soudain l’impression qu’un liquide froid et visqueux lui coulait sur le crâne. Sous ses yeux ébahis, le salon se mit à se distordre. Elle crut d’abord que ses sens défaillaient sous le coup de l’émotion, puis elle dut se rendre à l’évidence que la peur ne pouvait pas déformer à ce point la réalité. Les murs du bungalow s’écartaient beaucoup trop, le plafond grimpait, les meubles s’éloignaient, la distance entre Hayalee et les autres se creusait inexorablement, lui donnant l’impression de glisser au loin. C’était à en avoir le vertige. Bien que les bourrasques continuent à se faufiler sous ses vêtements et à agiter ses cheveux, les mugissements de la tempête se turent et une lueur sanguine tomba sur la scène.

Ils étaient pris au piège.

— Donnez-moi ce que je demande.

La voix du mercenaire avait mué. Elle résonnait dans les oreilles d’Hayalee, bourdonnait et grinçait en même temps. Cette dernière se sentit prise de nausée.

— Donnez-moi les travaux.

L’image du mercenaire se démultiplia. En l’espace d’un instant, une bonne dizaine d’hommes apparurent dans tous les recoins du bungalow. Leurs bouches s’ouvraient à l’unisson, délivrant leur message sur des tonalités dissonantes.

— Donnez-moi les travaux.

— Ou vous ne sortirez pas vivant.

— Donnez-les-moi.

Le cœur au bord des lèvres, Hayalee ferma étroitement les paupières, se plaqua les mains sur les oreilles, mais ça ne changea rien. Elle voyait toujours le monde se tordre en rouge, elle entendait toujours les voix qui lui vrillaient les tympans jusqu’au cerveau. Elle se sentait envahie dans sa propre tête.

— Donnez-moi les travaux.

Elle aurait voulu tout brûler pour que ça s’arrête, laisser le Feu se déchaîner, mais elle avait trop peur de blesser les autres. Elle n’arrivait plus à se situer. Elle n’arrivait plus à les situer : elle les voyait dériver au bord de son champ de vision, derrière les silhouettes toujours plus nombreuses du mercenaire. Elle ne savait plus lequel était le vrai.

— Je n’hésiterai pas à tous vous tuer.

Elle éprouvait de plus en plus de mal à respirer.

— Dites-moi où vous les avez cachés.

Un frisson galopa dans le dos d’Hayalee.

— Dites-moi où…

Les voix flanchèrent. Les silhouettes se troublèrent, s’estompèrent. Des formes immobiles et obscures apparurent sous les images rougeâtres et mouvantes de la maison : étagères, tables, fauteuils, murs, plafond… La réalité était en train de reprendre le dessus sur le cauchemar. Hayalee s’y raccrocha. Elle percevait à nouveau les mugissements du vent, auxquels se mêlait un bruit encore plus assourdissant – la pluie ?

— Espèce de…

Les derniers vestiges d’illusion s’effacèrent d’un coup et Hayalee vacilla sur ses jambes, désorientée. Elle battait des cils pour y voir plus clair quand Lisandra s’écria :

— Saru, attention !

Hayalee tarda à repérer le mercenaire dans la semi-obscurité. Lorsque ses yeux l’attrapèrent, il était déjà sur Saru. Ce dernier avait dû user de son propre pouvoir pour les libérer du cauchemar. Malheureusement, sa cible s’en était aperçue bien trop tôt.

Saru n’eut pas le temps d’esquisser un geste pour s’esquiver ou se défendre. Il reçut le revers en pleine tempe – celle qui saignait déjà – et s’effondra sur le plancher sans plus se relever.

— Laisse-le ! hurla Hayalee.

Retrouvant un brin de courage dans un élan de colère, elle voulut se jeter sur le mercenaire, mais Lisandra la rattrapa par le coude.

— Laisse-moi faire ! lui souffla-t-elle à l’oreille, avant de la repousser en arrière.

Hayalee tituba sur le tapis de l’entrée tandis que Lisandra ramassait quelque chose au sol : le couteau de Saru. Il avait dû le faire tomber durant son échauffourée avec l’homme. Lisandra brandit l’arme dans sa direction.

— Inutile de t’en prendre aux autres, j’ai bougé les documents juste après qu’Hayalee ait laissé la maison. Je suis la seule à savoir où ils sont.

L’homme s’éloigna de la silhouette inerte de Saru et longea le mur dans un sens tandis que Lisandra progressait prudemment dans l’autre. On aurait dit deux panthères prêtes à s’entre-déchirer.

— Tu veux savoir où je les ai cachés ? Thaa , force-moi.

Essayait-elle de gagner du temps ? Hayalee jeta un œil par-dessus son épaule. Monsieur Mil’Sina s’était figé alors qu’il aidait sa femme à se relever, choqué par l’initiative de sa fille. Lisandra attendait-elle qu’Hayalee les mette en sûreté ? C’était peine perdue. Le mercenaire n’allait certainement pas tarder à les plonger dans une autre de ses illusions et Saru n’était plus là pour les en délivrer.

— Eh bien ? s’impatienta Lisandra, alors qu’ils s’immobilisaient tous deux à une extrémité du salon.

Elle ne semblait pas effrayée le moins du monde. Au contraire, elle sourit, l’air satisfait. Le mercenaire continuait à la fixer, mais Hayalee s’aperçut que Lisandra ne lui rendait pas son regard : elle gardait les yeux baissés. L’homme n’en paraissait que plus méfiant et contrarié.

— Comme je le pensais…

Perdue, Hayalee dévisagea Lisandra, puis reporta son attention sur le mercenaire.

— Ne le regarde pas dans les yeux ! s’exclama celle-ci.

— Hein ?

— C’est comme ça qu’il s’y prend pour manipuler les sens, j’en suis sûre à présent. Il a d’abord besoin d’établir un contact ; croiser le regard des gens pour prendre le contrôle de leur vision, leur faire entendre sa voix pour atteindre leur ouïe, les toucher pour leur infliger de la douleur…

Hayalee en resta bouche bée.

— Quoi que vous fassiez, ne le regardez pas dans les yeux et ne le laissez pas vous toucher ! Conclut Lisandra.

Ii, ça alors

Par réflexe, Hayalee faillit se tourner vers l’homme. Elle se ravisa à la dernière seconde et riva les yeux au sol.

— C’est bien la première fois que quelqu’un saisit si vite, dit-il. Toi… depuis le début, il y a quelque chose de faux à propos de toi. Tu n’es pas une adolescente ordinaire, naa ?

Un courant d’air plus puissant que les autres traversa le bungalow et le mobile suspendu entre Lisandra et le mercenaire se balança en grinçant. Les planètes pivotèrent sur leur axe.

— Tu es une Descendante.

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