42. Fenore

Ils purent s’éloigner du lieu de leur dernière altercation sans croiser personne. Voyant que Nesli se fatiguait à porter Beherzt, Fenore lui fit glisser le nain de son dos sur le sien. Le corps inconscient de son ami pesait plus lourd que ce qu’elle aurait cru.

Elle sentit son souffle sur son cou et en fut un peu réconfortée. Avec un peu de chance, il aurait assez retrouvé ses forces pour marcher lorsqu’ils quitteraient enfin la ville. Même s’il restait peu encombrant pour une personne de vingt ans, Beherzt n’était pas non plus une brindille. Rien à voir avec Domyrade qui faisait la même taille que lui mais la moitié de son poids.

Sans compter le fardeau qu’il était devenu, Fenore avait vraiment l’impression que sans lui pour les guider, leurs chances de s’échapper devenaient vraiment de plus en plus minces. Beherzt était de loin le plus perspicace, le plus observateur et le plus savant d’eux cinq. Ils devraient se passer de toutes ces brillantes qualités pour quitter la ville. Faire appel à son Don avait visiblement drainé toute son énergie.

Pour avoir déjà rencontré des Révélés de passage à Raïeul, Fenore savait que l’intervention impressionnante de Beherzt n’était pas un mince exploit. Même un elfe éprouvé à la maîtrise des végétaux aurait eu du mal à mobiliser ainsi son pouvoir sans une forêt à proximité, et a fortiori en plein milieu du désert.

Un tel pouvoir et Beherzt n’avait rien dit ! D’autant plus que son Don, comme ceux des quatre autres, était totalement déréglé ! Plus tard… Elle devait absolument remettre toute cette histoire à plus tard et se concentrer sur leur situation actuelle. Fenore réajusta vaillamment la position de son ami sur son dos et pressa le pas pour ne pas se faire distancer.

Au bout d’un moment à circuler au milieu des habitations, ils ralentirent le rythme. Même si elle ne disait rien, ils avaient tous remarqué que Domy était à bout de forces. Fenore n’en menait pas large non plus. Le sang pulsait dans ses veines avec une intensité assourdissante. Ils passèrent même du trot à la marche, restant l’œil aux aguets et le cœur battant.

Cela faisait une éternité qu’ils avaient quitté la forteresse d’Uh’ak. Fenore n’avait aucune idée de leur position dans la ville.

− Là ! les appela Atkos.

Miracle. Loin devant eux, mais pas si loin que ça comparé à la distance qu’ils avaient déjà parcourue dans les rues, Uh’ak cédait tout à coup la place à la brousse. Le miracle fut surtout que comme par magie, Fenore se sentit prête à courir jusqu’aux marais, jusqu’aux montagnes, à travers le désert et l’Étendue, et tout cela sans s’arrêter. Ses jambes n’étaient pas d’accord, comme l’attestaient leurs tremblements incontrôlables.

− Ce ne sont pas les collines, rapporta Atkos tandis qu’ils se hâtaient vers la frontière de la ville. Nous sommes du côté de l’enclos.

− On pourrait aller au fortin, proposa Nesli.

Atkos acquiesça pensivement la tête.

− Vous voulez aller là-bas ? intervint Fenore. Alors qu’on peut enfin disparaître dans la brousse ?

− C’est là-bas qu’ils ont emmené nos affaires, lui rappela Atkos.

− On ne peut pas partir dans la brousse sans eau ni nourriture, renchérit Nesli.

C’était un bon point, Fenore émit un grognement d’approbation tout en empêchant Beherzt de glisser de son dos.

− Si je trouve un arc, on pourra chasser.

− Et il nous faut des chaussures pour marcher. 

− Il y aura tout ça là-bas, j’en suis sûr.

− Et des bannis, s’immisça Domy au milieu de l’échange optimiste de leurs amis.

C’était une éventualité, mais le risque en valait la peine. Fenore préférait se battre encore plutôt que de mourir de faim dans la nature. Mais s’ils rencontraient vraiment d’autres ennemis, alors elle devait avoir les mains libres.

− Atkos, est-ce que tu peux le prendre ?

Son ami hocha la tête et ouvrit les bras pour accueillir le corps inerte de Beherzt. Leur ami n’eut pas la moindre réaction pendant l’échange. Fenore posa brièvement la main sur son front. Un peu fiévreux, mais rien d’alarmant.

− S’il y a des bannis là-bas, conclut-elle, Nesli et moi les mettront hors de combat. Ça vaut le coup si on peut en profiter ensuite pour se reposer un peu avant de partir.

Ils parcoururent en silence les dernières rues d’Uh’ak, puis traversèrent au pas de course l’espace découvert qui séparait l’enclos et les derniers bâtiments d’Uh’ak. Fenore peinait à croire qu’une poignée de jours s’était écoulé depuis leur dernier passage à ce même endroit. Le souvenir d’Enza lui ficha une pointe désagréable dans le ventre. Elle ne savait pas encore quoi penser de sa trahison. Il valait peut-être mieux ne pas y songer.

Tout à coup la consistance du terrain changea légèrement. Le sable semblait avoir été labouré.

− On dirait qu’un clan tout entier est passé par là, commenta Atkos. Deux fois.

− Ou alors un troupeau de mammouths, rectifia sombrement Nesli.

Loin au bout de cette piste d’une largeur terrifiante, ils aperçurent le trou béant qui perçait la paroi de l’enclos. Même à cette distance, la disparition de la porte végétale ne faisait aucun doute. Sans remarques supplémentaires, ils continuèrent leur route en direction du fortin.

Cerclé de remparts, le bâtiment les attendait blotti contre la falaise. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, Fenore vit qu’il était construit avec un mélange de terre et de la même roche claire que l’enclos. Une grande porte en bois empêchait d’entrer dans le mur d’enceinte. Atkos leur laissa Beherzt le temps de voler prudemment de l’autre côté et de leur ouvrir de l’intérieur.

− Je crois qu’il n’y a personne, leur murmura-t-il tandis qu’ils s’engouffraient tous par la porte.

Fenore traversa la cour intérieure en scrutant le moindre recoin. Rien ne l’alerta. Pas le moindre mouvement, pas le moindre bruit, que ce soit dans la cour et en provenance du bâtiment lui-même. L’endroit semblait bel et bien abandonné.

Son regard fut attiré par l’entrée d’un tunnel qui semblait descendre sous terre. Elle s’approcha de la gueule béante pour en scruter les ténèbres. De son côté, Nesli s’était approché à pas de loups des portes du fortin. Fenore lui faisait confiance pour aller jeter un œil sans se faire repérer si d’aventure elle découvrait la présence de bannis.

− Par ici, appela alors Atkos de derrière l’angle du bâtiment.

Fenore le rejoignit rapidement, suivi par Domyrade. Leur ami avait découvert un puits près duquel il avait allongé Beherzt. Ils remontèrent tous à la hâte de quoi désaltérer leurs gosiers desséchés. Tandis qu’Atkos remontait plus d’eau pour Domy, Fenore passa un tissu imbibé sur le visage de Beherzt. Il s’agita faiblement mais ses paupières restèrent désespérément closes.

− Il n’a pas l’air prêt à traverser la brousse tout de suite, nota sombrement Domy en essuyant sa bouche d’un revers de manche.

− On ne peut pas attendre qu’il aille mieux, dit Atkos. Des bannis peuvent nous tomber dessus d’un moment à l’autre.

C’est vrai qu’ils avaient laissé un certain nombre de corps sur leur passage, que ce soit dans le château ou les rues d’Uh’ak. Prise d’un moment pressentiment, Fenore leva les yeux vers le ciel, histoire de vérifier qu’un Ailé ennemi n’était pas vraiment sur le point de leur tomber dessus. Le ciel était aussi nu que la paroi brute des falaises.

− Regardez ça.

Fenore tourna la tête vers Nesli qui marchait vers eux, ses bras chargés de tout un attirail. De longues mèches lui tombaient devant le visage. Même suante et recouverte de poussière, Fenore ne put s’empêcher de la trouver belle. Son amie déposa son chargement près d’eux dans un raffut qui ramena Fenore à la réalité. Elle reconnut leurs affaires.

− Où les as-tu trouvés ? demanda Atkos en récupérant son arc et son carquois d’une main leste.

Il les caressait presque du regard. C’est vrai que ces objets étaient pratiquement ses seules possessions, et son dernier lien matériel avec son ancienne vie.

− Ils avaient tout laissé dans un coin du fortin, raconta Nesli. Et regardez, ils n’ont même pas touché à nos provisions. Les sacoches sont pleines.

Elle les avait passées autour du cou pour les transporter, et en tâta le renflement d’un air satisfait.

− Ils avaient peut-être peur de s’empoisonner, commenta Fenore en attrapant son beau poignard elfique.

− Tu as trouvé des chaussures ! s’étonna Domy en ramassant une paire de vieilles bottes en cuir.

Fenore baissa les yeux sur celles dont ils avaient dépouillé le vieux geôlier. Elle les avait enfilées avant de sortir du château. Même si la semelle n’était absolument pas confortable, elles avaient le mérite d’être plus ou moins à sa pointure.

Heureusement qu’ils avaient pu en trouver aussi pour Domyrade, Beherzt et Nesli. Il était de partir pieds nus compte tenu du trajet qui les attendait, ne serait-ce qu’à cause des bêtes venimeuses qui pourraient les mordre.  C’était peut-être pour cette raison que les bannis les en avaient privés. Ou alors c’était seulement pour rendre tout de suite reconnaissable leur statut de prisonniers. Sinon pourquoi aurait-on raccourci la toison d’Atkos sur le bas de ses pattes ?

− Il manque ta lance, remarqua Atkos.

− Je sais, lui répondit Nesli, mais je crois savoir où elle est. J’ai senti sa présence près de la porte du souterrain.

− Tu ne peux pas la faire venir avec ton Don ?

Son amie secoua la tête.

− Elle est trop loin, j’arrive tout juste à percevoir son métal. Mais je peux aller la chercher rapidement.

– Pas seule en tout cas, dit Atkos. On ne sait pas ce qu’il y a en bas.

− Je vais avec elle, décida Fenore.

C’était la meilleure option : les ailes d’Atkos le gêneraient plus qu’autre chose dans le tunnel, Domy était trop fatiguée et son pouvoir serait faible dans ces souterrains. Quant à Beherzt, il n’avait toujours pas l’air de vouloir se réveiller.

– Très bien, conclut Atkos. Je reste pour protéger les deux autres.

− Je t’aide à protéger Beherzt, tu veux dire, marmonna Domyrade.

– On fera vite, leur promit Fenore en se redressant sur ses pieds.  

– Mais si quelqu’un s’amène et vous voit, déclara Nesli d’une voix ferme, partez sans nous. 

Le cœur de Fenore manqua un battement. Elle savait que c’était la chose à faire. Malgré tout, l’idée d’être abandonnée sur place la terrorisait.

– Ou défendez-vous bien le temps qu’on revienne, ajouta-t-elle avant de s’éloigner à la suite de son amie.

La détermination de Nesli n’avait pas frémi depuis le début de leur évasion. Mais après trois jours passés seule avec elle dans le noir de leur fosse, Fenore discernait mieux les craintes que son amie cachait derrière son aplomb.

Elles arrivèrent à l’entrée du souterrain. Un frisson la parcourut. N’importe qui aurait peur de s’enfoncer là-dessous alors qu’il venait juste de s’échapper miraculeusement d’un sombre cachot. Seule la présence familière de Nesli à côté d’elle lui donna le courage d’entamer la descente.

Alors qu’elles pénétraient dans le tunnel, Nesli jeta un dernier regard vers l’entrée. Tout semblait si lumineux là-haut. Atkos les avait suivies jusqu’à l’ouverture du souterrain. Sa silhouette ailée avait l’air d’irradier.

– Allons-y, dit-elle en se détournant finalement.  

Fenore lui emboîta le pas et elles s’enfoncèrent ensemble dans les ténèbres.