4 - Sam

Par Raph

La nuit était claire, allégée par les quelques restes de jour qui s’étiolaient à l’horizon. J’ai marché sans penser, évitant d’instinct les gratte-ciels sur mon chemin. La vidéo tournait en boucle devant mes yeux. La bête, ses mains, sa silhouette, les hautes vitres… Je rasais les vieux murs de briques, changeais de trottoir dès que j’avisais la moindre surface de verre. Mes pas m’ont amené jusqu’à chez Sam. Le vieux garage rouillé de son père était habité d’une lueur vacillante. J’ai poussé la porte qu’ils ne verrouillaient jamais – il n’y avait de toute façon rien à voler. Au fond, des voix chuchotaient, aussi faibles et tamisées que la lampe à pétrole posée à terre. J’ai appelé pour m’annoncer. Ma voix a résonné bizarrement. On se retrouvait souvent ici, avant, et j’avais la douloureuse impression de n’être déjà plus familier du lieu. Sam s’est levée, et son ombre a fait une longue tache déformée sur le sol. Quand elle m’a reconnu, elle a eu l’air immensément soulagée. Pas que je ne sois pas un intrus, parce qu’elle ne disait jamais non à une petite baston, mais peut-être tout simplement parce que j’étais là, et qu’on était toujours importants l’un pour l’autre, et qu’on ne s’était pas tout à fait oubliés. J’ai eu la certitude que Sam avait tout aussi peur que moi qu’on se perde et je l’ai serrée dans mes bras. On n’a rien dit pendant quelques secondes, puis elle m’a amené dans le cercle de lumière où reposaient quelques poufs éraflés, des bières vides et Cassandre.

Je me suis assis, ai soulevé quelques bouteilles en priant vainement pour que l’une d’elles soit pleine.

– Désolée… a fait Cassandre avec un petit sourire maladroit. On les a finies depuis un moment.

– Tant pis, j’ai fait malgré ma gorge sèche.

On n’a rien dit pendant quelques secondes. L’ambiance était bizarre, mais pas pleine de cette distance que j’avais sentie dans la voix de Cyr. C’était simplement le fantôme de Marco, des mains étroites et blanches, des enlèvements qui flottaient entre nous. Qui brisaient nos efforts de rester cohérents, de rester ensemble. C’est Sam qui a parlé la première.

– Peut-être que tu pourras nous départager, Léo. Cassandre et moi, on n’arrive pas à se mettre d’accord. Je suis sûre que c’est un montage, cette vidéo bizarre qui tourne. Elle est persuadée que c’est réel. Mais comment c’est possible ? Je veux dire, de percer la surface d’une vitre comme si c’était de l’eau, de ressembler à ça…

J’ai haussé les épaules.

– J’en sais rien. Ça a des relents de montage amateur cette vidéo, mais il y a quelque chose… J’ai juste envie d’y croire. Qu’on mette enfin un visage sur le responsable… Vous voyez ?

Elles n’ont rien dit. On a regardé les fonds vides des bouteilles pendant quelques secondes, quand ça m’a frappé.

– Cassandre.

Elle a levé la tête, ses grands yeux d’eau braqués sur moi comme deux miroirs. Toujours l’air distante, perdue au fond d’elle, même dans ces moments où un pli de concentration lui barrait le front. Bizarrement, elle m’a fait penser à la créature de la vidéo, à cet instant.

– Une nixe. T’as parlé d’une nixe, un jour.

Je ne sais pas pourquoi j’y avais repensé, mais tout semblait s’imbriquer. La chevelure d’algues, la peau pâle, l’immobilité inexplicable de sa victime, comme hypnotisée. Sam a interrompu mes pensées d’un petit rire incrédule.

– Une nixe ? Tu t’écoutes, Léo ? Déjà qu’on doit subir ces conneries de la part de Cassandre… Si tu t’y mets aussi, je vais devenir folle.

J’ai haussé les épaules, ignorant le regard de Cassandre qui pesait sur moi. Elle ne devait pas en revenir de me voir défendre une de ses stupides théories.

– Ça a l’air con dit comme ça, c’est sûr. Mais à mon avis, ça y ressemble sacrément.

Sam me regardait sans répondre, l’air sceptique. Je me suis soudant senti mal à l’aise, un peu humilié par sa réserve.

– Ce que je veux dire, j’ai repris, c’est que celui ou celle qui a fait le montage devait vouloir créer la panique avec une créature de légende. Comme le monstre du Loch Ness, Bigfoot ou… ou Frankenstein.

Je me suis arrêté, déjà à court d’exemples. Mais mon argument avait porté : Sam hochait la tête et Cassandre esquissait discrètement une moue de déception. Désolé, Cas, j’ai pensé, pas très fier. J’ai vite dévié la conversation, lancé Sam sur un autre sujet et fait semblant de l’écouter.

Je ne suis parti qu’à la naissance de l’aube, comme dans nos anciennes nuits. J’ai raccompagné Cassandre puis je suis rentré à pas lents, la tête levée vers les premières lueurs. La nuit passée aux côtés de mes amies avait été secourable et frustrante à la fois. Elles étaient toujours là, toujours proches, mais c’était comme si plus rien dans nos discussions n’allait de soi, comme si le naturel s’était envolé. Et ce n’était pas difficile de savoir ce qui l’avait fait fuir : pas une fois, durant toutes ces heures, l’un de nous n’avait osé prononcer le nom de Marco.

La vidéo n’a pas fait seulement le tour du net. Au cours des jours suivants, elle a créé un véritable tollé. Ils en ont parlé à la télévision, interrogé des experts, envoyé des journalistes à chaque coin de rue. Bizarrement, de voir l’affaire prendre autant de proportions, ça m’en a un peu détaché. On parlait des neuf victimes parfois, mais la véritable star, c’était la créature dans la vitre. La véracité de la vidéo a été longtemps discutée. Les invités des plateaux-télé enchaînaient les appels au calme, les énormités et les contradictions. Et puis un porte-parole de la police a fini par avouer à contrecœur que la vidéo venait bien d’une caméra installée justement pour coincer le responsable des disparitions, et qu’ils « n’avaient rien trouvé qui puisse infirmer l’authenticité de ces images ». En clair, un truc étrange sortait des vitres des immeubles pour kidnapper les gens, et la police était complètement dans les choux. Formidable. La télé enchaînait les émissions spéciales qui ne nous apprenaient rien de nouveau, et j’ai entendu tellement de théories farfelues que j’avais l’impression de vivre avec Cassandre. Mais le pire, et c’est ce qui m’a fait éteindre très vite la télé, c’est quand ils parlaient des disparus. C’était, en boucle, les mêmes photos noir et blanc vieilles de cinq ans sur fond de musiques larmoyantes. Ils n’abordaient pas si souvent le sujet, consacrant la grande majorité de leur temps d’antenne à la créature, mais quand ils listaient ses victimes, ça m’était insupportable. Revoir la moue renfrognée de Marco, entendre la présentatrice énoncer d’une voix neutre son nom noyé parmi les autres, les hommages comme s’il était déjà mort… Je pensais à Tim dans ces moments-là, à l’angoisse que ça devait lui causer, tous ces vautours qui le forçaient au deuil.

Le bon côté des choses, c’est que la créature avait eu la bonne idée, en investissant les gratte-ciels, de faire chier un bon paquet de gens aisés. Si elle avait sévi seulement dans les quartiers les plus mal famés, aucun doute que ça n’aurait pas engendré une telle panique. Mais là, la plupart des employés ont commencé à avoir peur de se rendre au travail, tout le monde s’est mis à éviter les tours de verre qui abritaient un nombre incroyable de bureaux. Ça a fait dire à pas mal de journalistes qu’en plus d’être une menace pour certains citoyens, le monstre était, fléau parmi les fléaux, une menace pour l’économie de la patrie. Nous, on regardait ça de loin, un sourire en coin, plus si gênés de manquer de travail. Je dis « nous », mais durant toute cette période, je n’ai eu que de sporadiques contacts avec Sam et Cassandre. De Tim, Osmond et Cyr, aucun signe. À croire que leur monde à eux tenait si bien debout qu’ils n’avaient pas besoin de notre groupe. Ou que notre amitié s’était perdue dans les décombres.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
Je sais me^me pas pourquoi j'écris un com, je ne vais que faire radoter sur le fait que je suis absolument captivé et que je n'ai qu'une hâte : connaître la suite. Et en même temps j'ai pas envie de finir car ton écriture me fait l'effet de plonger dans un bain délicieux. Quel dilemme !
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 06/05/2021
Je manque de temps pour revenir lire ici. J'avais lâché ton récit depuis quelques semaines et, signe des histoires qui fonctionnent, je m'y suis replongé avec beaucoup de facilité. J'ai très vite resitué chaque personnage, son caractère. L'intrigue aussi. Bref, c'est bien écrit. C'est captivant.
J'aime beaucoup cette phrase : " Je pensais à Tim dans ces moments-là, à l’angoisse que ça devait lui causer, tous ces vautours qui le forçaient au deuil." Je la trouve très à propos vis-à-vis de l'époque que nous connaissons : à chaque foi qu'un drame collectif arrive, oui les médias forcent le deuil. Ils en imposent les mots, le rythme, le ton... C'est très fort d'avoir mis des mots sur ces choses-là.
Bravo pour ce texte, et merci pour le partage.
Raph
Posté le 16/05/2021
Hello, ravi de voir que cette histoire t'a plu assez pour que tu reviennes ! Merci pour ta lecture et ton commentaire !!
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