4. La conversation

Le reste de l’après-midi, nous le passâmes à assister Maddy et Lucy à diverses tâches, qui impliquaient pour la plupart de faire des allers-retours entre les différents étages en portant du linge ou de la nourriture. Nous ne revîmes pas Lady Merlette avant le tout début de la soirée, lorsque retentit la sonnette de la porte d’entrée. Renée et moi étions alors dans la salle de travail et Maddy tournait autour de nous, des épingles entre les dents, pour ajuster nos robes à notre taille.

— Le Dr Fenring est arrivé, commenta-t-elle.

Depuis le hall d’entrée, j’entendis des voix – celles de Lady Merlette et du docteur. Lucy était encore à la cuisine et je m’étonnais qu’aucune d’entre nous n’ait été chargée d’accueillir l’invité : j’avais appris que c’était du ressort des domestiques.

— Bon, enlevez-moi ça, toutes les deux. Ne me regardez pas comme ça, avec cet air ahuri. Vous croyez que je vais ajuster ces robes pendant que vous les portez sur le dos ?

Maddy était allée fermer la porte de la salle de travail, mais j’eus le temps d'apercevoir Lucy, l’air un peu échevelée, le teint rosé par ses longues heures de proximité avec le four, se précipiter vers l’entrée.

— Marily ?

J’eus le temps de me demander comment Lucy allait être punie de son retard et de son allure débraillée avant que Maddy ne m’interpelle. J’imitai Renée et me débarrassai de ma robe d’uniforme. Nous nous retrouvâmes toutes les deux, debout devant Maddy, en sous-vêtements.

— Je vous ai lavé vos habits d’orphelinat, grommela la gouvernante en nous les lançant à travers la pièce. Vous dormirez dedans, en attendant que je vous couse vos chemises de nuit. Vous ne savez pas coudre, n’est-ce pas ? poursuivit-elle alors que nous nous habillions. Ils ne vous apprennent donc rien, à l’orphelinat ?

Je grimaçai. Renée était encore trop petite pour avoir appris quoique ce soit et je n’étais qu’une catastrophe ambulante avec une aiguille à la main.

— Bah ! conclut Maddy. Un jour, peut-être que vous finirez par savoir. Ne bougez pas.

Elle nous quitta un bref moment pour revenir avec deux petits pains emballés dans un torchon qu’elle me tendit.

— Ce sont des sandwichs, dit-elle. Vous allez monter au grenier tôt, ce soir. Lady Merlette n’a pas envie de vous avoir dans les pattes alors qu’elle reçoit le Dr Fenring.

Renée fronça le nez.

— Est-ce que c’est son amoureux ?

Je faillis lâcher les petits pains. Mais Maddy répondit avant que je puisse réprimander ma sœur :

— Bien sûr que non ! s’exclama-t-elle comme si elle trouvait l’idée absurde. Ce sont des amis de longue date. Le Dr Fenring était très proche de Lord Arthur Merlette, le frère de Lady Merlette.

Quelque chose passa dans le regard de la gouvernante. De la tristesse, peut-être ? Je crus avoir mal interprété et ne m’en souciai guère, plus concentrée sur le sans-gêne et les mauvaises manières de ma sœur. Maddy lança un regard noir à cette dernière :

— Ne t’avise pas de parler ainsi devant Lady Merlette ! C’est compris ?

Renée fit la moue.

— Oui.

— Bien.

Maddy me jeta un coup d’œil et je compris qu’elle me tenait responsable – au moins en partie – des actes de ma sœur. J’allais devoir être ferme.

— Vous allez avoir besoin d’un peu d’entraînement avant de pouvoir apparaître devant Lady Merlette, continua Maddy. Ce ne sera pas pour ce soir, donc. Allez, dépêchez-vous de monter, et ne faites pas trop de bruit cette nuit. Il ne manquerait plus que vous dérangiez Lady Merlette, qui dort juste en-dessous, dans son sommeil !

Nous nous exécutâmes et nous gagnâmes rapidement le grenier. Je dus un peu tirer Renée derrière moi ; elle voulut s’attarder pour tenter d’apercevoir le Dr Fenring. Une fois en haut, nous nous laissâmes tomber sur nos matelas respectifs et je déballai les sandwichs du torchon.

— Wouah ! s’écria Renée avec dans les yeux le même éclat que lorsqu’elle avait vu les fleurs pour la première fois.

Son exclamation était tout à fait à propos. Les sandwichs, faits dans du pain brioché encore chaud, contenaient du beurre, de la salade, des tomates et du jambon cru. C’était plus que ce que je n’aurais jamais espéré, et alors que Renée mordait à pleines dents dans sa portion, je m’interrogeais. Pourquoi étions-nous si gâtées ? Était-ce en l’occasion de notre premier jour ? Devais-je économiser ce sandwich, le garder pour plus tard, en vue de privations ?

— Qu’est-ce que tu fais, Lily ? fit Renée la bouche pleine. C’est super bon, vas-y !

Suivant son exemple, je pris une bouchée. Ce faisant, il me fut impossible de m’arrêter et je goûtai pour la première fois depuis longtemps au confort d’avoir deux repas complets en une seule journée.

Il était encore tôt, mais après avoir mangé je me sentis somnoler. Mes muscles étaient lourds d’avoir monté et descendu tant de fois les marches de la maison de Lady Merlette. J’étais fatiguée, mais je pris le temps de mettre Renée au lit et de lui souhaiter bonne nuit. Ses yeux se fermaient déjà.

C’est un sanglot étouffé qui me tira du sommeil profond dans lequel je m’étais enfoncée juste après avoir couché Renée. Je pivotai sur mon matelas et plissai les yeux. J’ignorais quelle heure il était – avais-je dormi deux heures, trois heures ? La petite fenêtre entre nos deux lits laissait passer une lumière jaunâtre : la lumière de la ville. Dans le lit de Renée, je distinguai une forme assise sous les draps. Je jetai un regard en arrière mais ne vit aucun mouvement en provenance du coin où devaient dormir Lucy et Maddy. Je rampai silencieusement vers Renée et lui touchait l’épaule.

— Qu’est-ce qu’il y a ? murmurai-je. Tu n’arrives pas à dormir ?

Je fus accueillie par un reniflement. La voix de Renée me parvint, entrecoupée de sanglots et étouffée par les draps :

— Je voulais juste voir les fleurs, hoqueta-t-elle.

— Les fleurs ? répétai-je, confuse.

Je tirai le drap vers moi et Renée le laissa glisser sur sa tête. Ses cheveux se dressèrent sur son crâne sous l’effet de l’électricité statique. Un doute me saisit :

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je voulais voir les fleurs, répéta Renée, alors je suis descendue.

J’écarquillai les yeux d’effroi. Je rejetai complètement le drap, tirai légèrement ma sœur à la lumière de la fenêtre et l’examinai sous toutes les coutures. Je cherchai des traces de coup, de sang, n’importe quoi qui m’aurait indiqué qu’elle avait été punie.

— J’ai pas été prise, tu sais.

Je relevai les yeux vers elle pour rencontrer son regard brillant de larmes, mais aussi d’autre chose… Une lueur de fierté teinté de défi. Une lueur qui n’aurait jamais dû se trouver dans les yeux d’une Birdélienne.

Je me forçai à me calmer et m’assis sur son lit, juste à côté d’elle.

— Raconte-moi ce qu’il s’est passé.

— Je voulais retourner voir les fleurs, alors je suis descendue. J’ai vraiment fait aucun bruit. Je pouvais pas aller voir le bouquet de la chambre de Lady Merlette, ou celui de la chambre d’ami… ça aurait pas été bien, pas vrai ?

J'acquiesçai avec réserve. Je saluai son bon sens mais sans vouloir non plus la féliciter. Il ne manquerait plus qu’elle se sente encouragée.

— Alors je suis descendue au salon, et je me suis mise dans un fauteuil pour regarder les fleurs qui étaient dans le vase était posé sur la table. Elles étaient belles, tu sais ? Même s’il faisait nuit je voyais toutes leurs couleurs…

— Et après ? l’encourageai-je en sentant venir une dissertation sur la beauté des anémones.

— Après, j’ai entendu des pas. J’ai eu très peur.

Sa main se crispa autour du drap alors qu’elle revivait la scène :

— Je pouvais pas sortir alors je me suis cachée dans un coin. Le coin entre le vaisselier et l’horloge, tu vois ? Il est loin de l’entrée et pas très bien éclairé.

Je hochai de nouveau la tête tout en prenant garde à conserver une expression fermée.

— Alors là, Lady Merlette et le Dr Fenring sont entrés. Et…

Elle hésita.

— Ils ont dit des choses vraiment bizarres. J’ai pas tout compris, tu sais.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Lady Merlette a dit qu’elle avait reçu une lettre. Elle l’a montrée au Dr Fenring, elle voulait savoir si la lettre était très importante ou pas. Elle a dit que la lettre venait du CRB, mais je sais pas ce que c’est.

Je fronçai les sourcils. Le CRB était le Conseil de Régulation Birdélienne. Si, à l’époque, je savais peu de choses de la société handasienne, j’avais déjà entendu parler de l’organisme. Ses membres – tous handasiens – étaient chargés de gérer les Birdéliens entrés sur le territoire, qu’ils soient domestiques, ouvriers ou réfugiés en attente de régularisation.

— Le Dr Fenring l’a lue et puis ils ont rien dit pendant un moment. Et après, il a soufflé très fort en disant à Lady Merlette qu’il fallait faire très attention. Il lui a expliqué que la lettre disait qu’elle était sous surv… survé…

— Surveillance ?

— Oui. Et que maintenant, elle pourrait plus agir comme elle le faisait avant. Le Dr Fenring a dit qu’il fallait qu’ils soient plus prudents.

— Il ? Le docteur Fenring ?

— Non, je crois que c’était ils pour lui et Lady Merlette. Enfin, après il a dit que Lady Merlette serait obligée de nous garder plus longtemps et de réduire ses prises en charge de domestiques birdéliens. C’est bizarre, non ?

Mon sang s’était glacé dans mes veines. Lady Merlette faisait disparaître assez de domestiques pour attirer l’attention du CRB ! Nous étions définitivement en danger. Mais je ne voulais pas inquiéter Renée.

— Oui, c’est bizarre, concédai-je. Mais c’est le problème de Lady Merlette, pas vrai ?

Le visage de Renée s’éclaira.

— Oh mais oui !

Ses larmes séchées, son enthousiasme renouvelé, elle s'emmitoufla dans ses draps et se recoucha. Je fis de même, plus lentement, le cœur battant. Il suffisait peut-être à Renée d’un bon lit et d’un sandwich frais pour être séduite, mais je me promis de ne pas relâcher ma vigilance.

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Edouard PArle
Posté le 13/07/2022
Coucou !
Rahhh toujours pas de réponses, c'est vraiment frustrant. Et cette histoire de CRB ne fait que davantage monter la pression. Il va finir par se passer quelque chose c'est sûr, j'ai hâte que ça arrive.
Je suis d'accord avec Jonesy pour dire que c'est intéressant que la scène soit vécue par Renée. C'est original et ça permet d'avoir sa manière de raconter le récit qui nous tient en haleine (et ensuite ?), car un peu haché.
Sympa la description des sandwiches, enfin de toute façon tout ce qui est bouffe avec moi ça passe toujours bien xD
Une petite remarque :
"Le reste de l’après-midi, nous le passâmes" -> nous passâmes le reste de l'après midi ?
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 25/08/2022
J'admire énormément les auteurs qui ajoutent des descriptions de nourriture en fantasy dans des univers inventés. Le cadre est un peu proche de l'Angleterre de l'époque victorienne donc c'est un peu plus facile !
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