4. Ingrédient mystère

— Alors, comment s’appelle la victime de ma maladresse ?

Je me retiens de rire lorsqu’il prononce le mot victime. S’il savait…

— Je me prénomme Asmodée.

— Vraiment ? Comme le démon Asmodée ? Le roi des enfers, père des succubes ?

Je souris face à son enthousiasme.

— Je ne sais pas si on peut l’appeler roi des enfers… L’enfer n’existe pas. Et d’après mes sources, il n’est pas le père des succubes…

— Ce n’est pas ce que j’ai lu dans les livres qui regorgent de mythes et légendes.

— Tu crois toujours ce qui est écrit par la main de l’homme ?

Il tique à ma remarque.

— Non… tu as raison. Il n’y a pas plus indigne de confiance que la nature humaine. J’aime ta manière de penser.

— Et toi, tu t’appelles Matthew, c’est ça ?

Autant créer une diversion pour me sortir de cette conversation bizarre. Le mensonge, ce n’est pas ma tasse de thé et il manquerait plus que je lui réponde que je suis moi-même un cauchemar…

— Oui ! Rien de bien original… Tu fais quoi dans le coin ? Il me semble ne t’avoir jamais vu dans les parages.

Première question embarrassante. Je ne sais pas quoi répondre. D’habitude, on emprunte les souvenirs de notre proie pour trouver les informations nécessaires. Mais là, je suis perdue. Jamais je ne me suis inventé une vie, rien qu’à moi.

Il remarque très vite mon malaise tandis que je réfléchis à toute vitesse.

— Tu n’es pas obligée de me répondre, me rassure-t-il dans la seconde.

— C’est juste que je n’aie rien à répondre. Je viens d’arriver en ville et cherche un logement ainsi qu’un travail.

Matthew ouvre ses grands yeux bleus de stupeur.

— La vache, tu n’as peur de rien. Tu as au moins un endroit où dormir cette nuit ?

Je hoche de la tête en guise de réponse.

— Ça me soulage…

Un silence s’installe entre nous. J’ignorais qu’il était aussi difficile de faire la conversation. La situation m’échappe un peu. Déstabilisée, je jette un œil sur mon faux sac en espérant que je le touche toujours du pied. Je préfère éviter qu’il ne disparaisse par une simple distraction de ma part et me mettre encore plus dans l’embarras.

Que c’est fatigant de se fondre parmi les humains !

— Si tu as besoin d’aide, de compagnie ou de quoi que ce soit, n’hésite pas ! Je te donne mon numéro de téléphone, tu n’as qu’à l’enregistrer dans le tien.

Je grimace. Décidément, j’aurais dû me préparer avant de me lancer dans cette aventure. J’avais oublié à quel point leur vie est complexe.

— Je n’ai pas de téléphone.

Il me détaille, perplexe.

— Je me mêle sûrement de ce qui ne me regarde pas, mais… est-ce que ça va ? On pourrait penser que tu t’es sauvée à la hâte.

Sa question me gêne. Je ne sais pas quoi répondre. Mon silence doit parler pour moi.

— Écoute, je ne te juge pas. Mais si tu as besoin d’aide…

— C’est bon… merci. Je saurai me débrouiller.

Je ne cesse de triturer mes doigts et souffle presque de soulagement lorsque Cinthya arrive avec une assiette garnie d’une généreuse pizza.

— Bon appétit ! nous souhaite-t-elle en déposant notre plat sur la table.

— Je peux te parler deux secondes, Cinthya ? J’en ai pour deux minutes, m’informe-t-il dans la foulée. Sers-toi autant que tu le souhaites. Tu verras, c’est délicieux.

Ils s’éloignent tous les deux. Je me gratte la tête, en pleine réflexion. Il faut que je me crée une petite vie humaine si je veux poursuivre dans ma lancée. Mentalement, je liste tout ce qui pourrait être utile à cette fameuse illusion de vie. Ça ne sera pas une mince affaire. Beaucoup de travail m’attend.

Est-ce que ça en vaut la peine ?

Je repense alors à la manière dont il m’a nourrie et me sens comme investie d’une mission, surtout si je peux freiner le déclin de notre espèce.  Il faut que j’aille jusqu’au bout et tant pis si ça ne donne rien.

Déterminée à donner le change, je rive mes yeux sur la pizza. Elle semble appétissante. Bien que manger ne m’apporte aucune énergie, notre éther peut être stimulé par le goût et les odeurs. Le fumet qui s’en dégage sent divinement bon le pain chaud, la sauce tomate relevée d’une pointe d’origan, la mozzarella fondue, le jambon cuit et les champignons frais. À l'épaisseur de la croûte, je sais que la pâte est faite maison. Mais manger en public demande de la concentration. Pour donner l’illusion, je dois faire semblant de croquer, les lèvres serrées, en prenant garde de bien garder la bouche fermer pendant que je feins de mastiquer alors que la nourriture s’est déjà désintégrée en de milliers de petites particules. C’est un processus compliqué, surtout lorsqu’on mâche dans le vide.

Je m’empare d’une part. Elle doit être très chaude, vu la vapeur qu’elle dégage, mais ce n’est pas quelque chose que je peux ressentir. En la portant à ma bouche, ses arômes excitent déjà mes sens.  À peine franchit-elle la barrière de mes lèvres que je la sens se dématérialiser pour se fondre dans mon essence vitale, que nous appelons aussi l’amanime.

À nos yeux, notre composition ressemble étrangement à une nébuleuse ou une nuée d’étoiles.

Le goût parcourt mon éther, stimule les milliers de scintillements microscopiques qui dansent de plaisir. C’est un ballet cosmique où chaque particule pétille d’excitation. J’ai l’impression d’être une bouteille de champagne.

— Oh, la vache… C’est quoi ce goût ? C’est dingue !

Je croque à nouveau avec plus d’avidité dans ma part et ressens l’effet plus intensément encore. Je suis prise d’une furieuse gloutonnerie, incapable de me passer de cette étrange sensation de bien-être. J’engloutis ma part, puis deux, jusqu’à la quatrième où Matthew me rejoint.

— Tu m’en laisses un peu ou tu comptes tout dévorer ? me taquine-t-il.

— C’est quoi son secret ? Je n’ai jamais rien goûté d’aussi bon !

Je lie le geste à la parole et dérobe une cinquième part. Il n’en reste plus que trois pour le pauvre Matthew. À ma question, il réfléchit une petite minute, souriant à chacune de mes bouchées que je savoure allégrement.

— La cuisine pour Cinthya est sacrée. Chaque fois qu’elle se met au travail, elle se souvient des moments heureux passés en compagnie de sa grand-mère. C’est elle qui lui a appris son savoir-faire. Je crois qu’elle parvient à transformer ses sentiments en un ingrédient unique. Ça fait toute la différence.

— C’est possible ?

Je suis perplexe et plonge mon regard sur les restes de la pizza. J’ai beau la détailler sous toutes ses coutures, je n’y vois rien de bien extraordinaire. Elle ressemble à toutes les pizzas faites maison. Pourtant, quand je mords derechef dans une part, cette sensation ne me quitte pas. Je me sens apaisée, heureuse. J’ignorais que manger pouvait se révéler aussi passionnant.

Au lieu de me répondre, il s’empare de l’un des deux morceaux restants et enfourne une grosse bouchée.

— Aurais-tu une autre explication à ce goût inimitable ?

Je me creuse la tête, mais ne trouve aucune réponse plausible. En comparaison, mon reste de café fait par la petite serveuse de tout à l’heure, qui regorge pourtant d’arômes, me semble bien fade et repose mon gobelet sur la table. Cinthya titille ma curiosité et je me serais bien laissé aller à ce vilain travers si je n’avais pas un objectif plus important.

C’est bien une particularité chez moi que mes congénères ne comprennent pas, ce besoin de fourrer mon nez dans les histoires ridicules et décousues de ces êtres sans grande valeur. Néanmoins, cet instant me prouve qu’il existe des personnes dignes de notre intérêt, comme Matthew et Cinthya.

Je décide donc de plonger dans le vif du sujet.

— Tu viens souvent, ici ?

— Depuis qu’il existe ! me répond-il avec enthousiasme. Quand Cinthya s’est mise en tête d’ouvrir ce lieu, nous avons été nombreux à la soutenir dans son projet. C’est devenu notre repaire, à moi et nos amis.

— Vous vous retrouvez souvent, j’imagine.

— Plus tant que ça, malheureusement. Disons que certains d’entre nous ont tourné la page de cette époque.

Il baisse la tête, nostalgique. Il semble se remémorer des souvenirs presque douloureux. Comme je n’utilise pas mon amanime sur lui, je n’en suis pas certaine.

Puis, il regarde sa montre, se lève de sa chaise, résigné.

Merde… je suis allée trop vite en besogne. Je l’ai perdu pour aujourd’hui.

— Je dois y aller, s’excuse Matthew en griffonnant des chiffres sur une serviette en papier. Voilà mon numéro, si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Je n’aime pas l’idée de te savoir toute seule, sans aucun soutien. À plus, j’espère…

Il me fait signe de la main et décampe sans se retourner.

Sans doute qu’il était déplacé pour une inconnue de lui poser toutes ses questions. J’aurais dû attendre de m’être liée d’amitié avec lui…

Quelle plaie !

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur cet incident que Cinthya quitte son bar et me rejoint. Elle s’installe sur la chaise où Matthew se trouvait un peu plus tôt.

— Ne lui en veux pas de s’être sauvé comme un voleur. Mais, sans le vouloir, tu lui as rappelé un être cher. Il n’était déjà pas dans son assiette quand il est arrivé tout à l’heure et je pense que c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Tu ne pouvais pas le savoir…

Elle confirme mes soupçons. Je suis allée trop vite. Après cette nuit, convaincu d’avoir rêvé de Magnolia, il s’est confronté à de vieilles cicatrices. Je n’ai qu’à me rappeler ce souvenir de leur séparation pour comprendre sa détresse. 

Je râle contre mon empressement. J’aurais dû comprendre et anticiper sa réaction. Je ne suis qu’une idiote. Moi qui pensais en connaître un rayon sur les humains, je me heurte à mon implacable ignorance.

— Bon… je ne sais pas comment aborder le sujet, donc, je ne vais pas y aller par quatre chemins, me dit-elle à tapotant des doigts sur la table. Matthew m’a un peu parlé de ta situation et m’a demandé si je ne pouvais pas te filer un coup de main. Si tu cherches un travail, je peux t’en proposer un. Ne t’attends pas à un bon salaire, mais ça pourra toujours t’aider, le temps que tu trouves mieux. Qu’en dis-tu ?

Sa proposition me prend au dépourvu, mais d’un autre côté, j’aurais une excellente raison de me trouver ici.

— Si je n’abuse pas de ta gentillesse, j’accepte avec plaisir.

— Bien ! Reviens demain, vers 11h. Je t’expliquerai en détail tes différentes tâches. 

 

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Eälindë Surion
Posté le 28/01/2023
Hello, j'ai lui la suite de l'histoire et j'adore ! On se ne s'ennuie pas et c'est facile de s'attacher à ce cauchemar. Par contre j'ai une question. Est-ce qu'il y a une différence entre l'amanine et l'amanime,? J'ai peut-être loupé une explication. Je vais relire les chapitres pour être sûre. Tiens moi au courant aussi.
Isahorah Torys
Posté le 28/01/2023
Hello ! Super si tu accroches ;) non il n'y a pas de différence à part une faute de frappe. Je vais voir ça ;) merci de me le dire.
Eälindë Surion
Posté le 30/01/2023
Merci à toi ! C'est normal de s'entraider. Et puis ton histoire est vraiment prenante
Peridotite
Posté le 21/10/2022
Coucou,

J'ai apprécié ces derniers chapitres, ils sont très vivifiants je trouve. Autant j'avais quelques interrogations aux précédents chapitres, autant ceux-là sont passés smooth. J'ai bien aimé quand la succube réalise qu'elle n'a rien préparé avant de d'aborder le gars et raconte n'importe quoi. Le garçon a l'air choupi. Le passage de la pizza était sympa.

En réfléchissant, il y a un truc que je me suis dit à la lecture, rapport à la temporalité. Il est 14h je pense quand elle aborde le garçon car tu dis qu'il dort jusqu'au début d'après-midi, d'où le café (elle ne prendrait pas un café le soir à priori). Du coup, il devrait l'inviter à un brunch (un déjeuner tardif quoi), pas un dîner, non ?

Il y a une phrase ou tu dis dans 3.1. un truc du genre "son regard se posa dans la terrasse" Ce serait pas plutôt "sur la terrasse" ? Cette phrase m'avait fait tiquée, il y a une erreur quelque part je pense.

Du coup, je continue ma lecture :-)
Isahorah Torys
Posté le 21/10/2022
Oui, tu es plutôt pas mal niveau temporalité. Quand elle prend son café, c'est le matin. Donc, on peut s'attendre à ce qu'il l'invite à déjeuner. (Comme je suis belge, je n'ai peut-être pas préciser le terme exact, déjeuner, car on ne dit pas ça et les habitudes on la vie dure ^^ ahaha, Je vais vérifier le terme que j'ai employé)

Oui, pour la terrasse tu as raison, je me suis trompée de préposition ^^ je changerai ça ce week end ;)

je suis heureuse que d'un chapitre à l'autre, la sensation de lecture change, c'est un peu le but recherché. Je n'avais pas envie que le lecteur s'ennuie. Et je ne suis jamais sûre de moi mdr Alors, je doute souvent ;) Merci de m'apporter ainsi ton avis, ça m'aide énormément.

<3
Peridotite
Posté le 21/10/2022
C'est vrai ? Vous dites comment déjeuner en Belgique ?

Hihi, je suis comme toi, je ne sais jamais trop comment le chapitre sera perçu et ce qu'en pensera le lecteur :-)
Isahorah Torys
Posté le 21/10/2022
On dîne ^^ du verbe dîner ^^ et le soir, on soupe ;)
Peridotite
Posté le 22/10/2022
Je savais pas du tout :-)
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