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Par maanu

Élise fit tinter la petite clochette de la porte d'entrée en pénétrant dans la boutique de son grand-père, puis agita le sachet qu'elle tenait dans sa main droite pour le faire bruisser. Ces deux signaux sonores successifs provoquèrent l'apparition quasi immédiate de la silhouette frêle du grand-père, dans l'embrasure de la porte qui menait à l'arrière-boutique.

    Son petit visage tout fripé se fendit d'un large sourire satisfait, tandis qu'il s'approchait d'Élise à petits pas, les bras tendus vers elle. L'une de ses mains se posa une seconde sur la joue de sa petite-fille et l'autre attrapa d'autorité le sachet qu'elle tenait.

    « Tu as bien tout ? demanda-t-il en jetant un œil à l'intérieur du sachet.

    -Et même plus ! » répondit Élise, avec un sourire au moins aussi large.

    Son grand-père la regarda sans comprendre.

    « C'est la boulangère, expliqua Élise. Quand je lui ai dit que c'était toi qui m'envoyais, elle a tenu à tout prix à rajouter quelques chouquettes à ma commande. »

    Le grand-père eut un petit temps d'arrêt, tout étonné.

    « J'avais déjà remarqué qu'elle t'aimait bien, poursuivit Élise. Je crois qu'elle a de l'affection pour toi. En tout cas c'est drôlement gentil, non ? »

    Le vieil apothicaire , le nez baissé vers le sachet, se mit à considérer celui-ci à travers ses petites lunettes.

    « Oui, dit-il. C'est drôlement gentil. »

    Élise le contourna et, en connaisseuse, se fraya un chemin à travers le labyrinthe des hautes étagères de bois, dont le contenu désordonné et éclectique avait depuis longtemps cessé de l'étonner. Parvenue devant le bureau encombré de son grand-père, elle poussa sur le côté un ensemble de fioles aux couleurs bigarrées, pour faire de la place. Puis elle disparut pendant quelques secondes dans l'arrière-boutique et en revint avec les deux tasses de thé que son grand-père avait eu pour mission de préparer. Lorsqu'elle se tourna vers ce dernier pour voir ce qu'il était resté faire à l'entrée de la boutique, elle vit qu'il n'avait pas bougé. Il contemplait toujours le sachet de la boulangère, qu'il tenait dans son poing, avec un air absorbé.

    « Tu viens ? » l'appela-t-elle en s'asseyant en tailleur sur le vieux fauteuil défoncé, une tasse fumante entre les mains.

    Elle aimait bien ce fauteuil. Lorsqu'elle s'y tenait bien enfoncée, elle avait une vue parfaite sur la petite vitrine sombre de la boutique et sur la petite rue qui se déployait derrière. La rue était déserte pour le moment, mais de là où elle était elle ne manquerait aucun des rares passants de cette matinée grisâtre.

    Le vieil apothicaire la rejoignit de sa démarche un peu traînante, sortit un à un les croissants, pains au chocolat et chouquettes surprises qui se trouvaient dans le sachet, puis s'installa à son tour derrière son bureau. Il prit un croissant, le regarda pendant une seconde avec un air comblé, puis mordit dedans et le mâcha en souriant.


    « J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit, lui dit Élise, les yeux braqués vers la vitrine.

    -Ah oui ?

    -Oui. Je ne m'en souviens pas très bien, mais je sais qu'il y avait quelque chose de très étrange. J'étais sur la place, en plein milieu. Tu sais, près de la petite fontaine de pierre. Il n'y avait personne. Pas un chat. Je crois que c'était la nuit, mais je n'en suis pas sûre. Je voyais tout, comme en plein jour, mais je sais qu'il était très tard. Bien plus que minuit. J'avais soif, alors je me suis approchée de la fontaine mais elle était toute asséchée. Alors je me suis mise à pleurer. »

    Et elle se mit à rire.

    « C'est bête, hein ? Je ne sais pas trop pourquoi mais sur le coup, cette fontaine desséchée, c'était comme la chose la plus bouleversante du monde. Je me suis sentie tellement triste. Et tellement assoiffée, aussi... »

    Elle eut un autre petit rire, haussa les épaules et mordit de nouveau dans son pain au chocolat.

    « Il a fait chaud cette nuit, je crois dit-elle. C'est peut-être pour ça que j'ai rêvé de cette fontaine. C'est idiot. Mon inconscient aurait mieux fait de me réveiller pour que j'aille me servir un verre d'eau, au lieu de me faire pleurer devant une fontaine sèche. Ça aurait été bien plus efficace.

    -Les rêves, dit le grand-père, c'est tout dans la symbolique. Enfin je crois. C'est ce qu'on m'a dit.

    -La symbolique ? répéta Élise, qui n'avait pas quitté la vitrine des yeux. Et qu'est-ce que c'est d'après toi, la symbolique d'une fontaine sans eau ? »

    Le vieil apothicaire fit un signe ample de la main, devant sa tête.

    « Ah ça, je n'en sais rien. Je ne suis pas psy. »

    Il farfouilla dans le sachet de la boulangerie, en sortit une première chouquette et la goba.

    « C'est bien que tu te souviennes de tes rêves. C'est une chance. Beaucoup de gens ne s'en souviennent que rarement. »

    Élise détourna son attention de la vitrine pendant quelques secondes, le temps de jeter un regard intéressé vers son grand-père.

    « Et toi ? Tu te rappelles tes rêves ? »

    Son grand-père hocha lentement la tête en mâchant.

    « Tout le temps, dit-il. Et toutes les nuits, j'en fais. Quand je m'endors, c'est automatique, je rêve. Dès fois, je me réveille plusieurs fois pendant la nuit, et à chaque fois j'arrive à me rendormir. Ça aussi c'est une chance, d'ailleurs. Et bien, si je m'endors, disons, quatre fois, alors je ferai quatre rêves différents. Et je me souviendrai de chacun au réveil. »

    Élise fit une moue impressionnée pour lui montrer que, même si elle continuait à fixer la rue, elle écoutait et comprenait tout ce qu'il lui disait.

    « C'est pour ça que j'adore dormir, continua le grand-père. Je sais bien que tu penses que c'est parce que je suis un vieux paresseux. Mais pas du tout. C'est parce que quand je m'apprête à m'endormir, je sais que je vais vivre tout un tas de choses incroyables, sans aucun effort. Pas besoin de payer le billet d'avion ou le ticket d'entrée à la fête foraine. Parfois c'est effrayant, ou désagréable, c'est sûr. Mais la plupart du temps c'est juste étrange, comme ton histoire de fontaine. Les gens disent souvent qu'il ne se passe jamais rien d'excitant dans leur vie, mais ils ont tort. Ils n'ont qu'à penser à leurs rêves, s’ils le peuvent, et ils verront qu'il leur arrive à tous des choses fascinantes. »

    Il avala une dernière chouquette, se frotta les mains pour en détacher les miettes et après avoir bien tout avaler, il déclara :

    « Moi, je vais me coucher comme les gens vont au cinéma. »

    Il rejeta la tête en arrière pour bien finir les toutes dernières gouttes du fond de la tasse, puis rassembla les restes de leur goûter sur le petit plateau.

    « Il faut toujours aimer ses rêves, dit-il à sa petite-fille en guise de conclusion. D'accord ? »

    Élise, qui peut-être ne l'écoutait plus tant que ça, hocha lentement la tête, un peu machinalement, les yeux résolument braqués sur la rue, et surtout sur le petit visage pointu de Léonie, qui s'était assise sur un banc avec le reste de sa bande et qui avait passé un bras réconfortant autour des épaules de l'un des garçons, la mine bouleversée, à moitié cachée derrière ses sublimes cheveux cuivrés.

 

***

    « Quel chien ?

    -Vous voulez encore un peu de thé ? »

    Martin jeta un œil à sa tasse qui était encore remplie aux deux tiers. Il lui fit signe que non. Félix se leva, disparut pendant un instant dans la cuisine et revint avec sa théière. Martin le regarda se resservir et répéta :

    « Quel chien ?

    -Celui d'Arthur, répondit Félix en se rasseyant. Un épagneul breton, ou quelque chose comme ça. Je ne suis pas très sûr, je n'y connais rien en chiens. Et puis c'était peut-être un mélange. Enfin bref, le chien d'Arthur. Très vieux et surtout très puant, mais gentil comme tout. Même Basile, qui aurait eu peur d'un bichon, l'aimait bien. Et Arthur je n'en parle même pas. Il l'adorait. Je crois que ses parents l'avaient déjà quand il est né, alors vous voyez, il l'a toujours connu. Le chien aussi l'adorait. Toujours à le suivre partout, à chercher son approbation. C'était mignon à voir. »

    Félix se tapota soudain la tempe de son poing fermé, avec un air vaguement torturé.

    « Ah ! s'exclama-t-il. Je n'en reviens pas de ne pas être capable de me souvenir du nom de ce chien ! C’était bizarre pourtant, un nom qui n’allait pas à un chien. Un nom d’humain. Jean, peut-être. Ou Julien. Non, ce n’est pas ça... »

    Martin le regarda se triturer les méninges pendant un moment puis, un peu impatient, demanda :

    « Qu'est-ce qui lui est arrivé ? »

    Félix eut une moue impuissante.

    « On n'a jamais vraiment su. Il est tombé malade. Comme ça, d'un coup. C'est arrivé le jour de la sortie au gymnase, maintenant que j'y pense. Probablement au moment où on était à la plage. C'est bizarre, j'avais complètement oublié que tout ça s'était passé le même jour. Mais étant donné ce qui est arrivé juste après, c'est forcément ça... »

    Il prit un instant pour réfléchir en se frottant le menton.

    « Oui, conclut-il, c'est ça. C'était ce jour-là. Le chien est tombé malade quand nous étions à la plage. »

    Il hocha plus vigoureusement la tête pour appuyer sa conclusion.

    « Et alors ? Le chien ?

    -Eh bien comme je vous l'ai dit, on n'a jamais trop compris ce qu'il avait. C'était très bizarre. On a pensé à une dépression, ou quelque chose comme ça. Pour tout vous dire, avant ce jour-là je n'avais aucune idée qu'un chien pouvait faire une dépression... Mais ce n'était pas ça. Les symptômes étaient tellement soudains, et tellement prononcés aussi. Ça ressemblait à quelque chose de physique. Quelque chose qui s'était passé là, vous saisissez ? »

    Félix avait posé un index contre son front.

    « Le vétérinaire a parlé d'un genre d’attaque, mais sans être vraiment sûr de rien. Le chien était très vieux et le véto a juste dit aux parents d'Arthur de veiller à ce qu'il ait la fin de vie la plus douce possible. Pauvre Arthur... Je ne l'avais jamais vu aussi abattu.

    -Quels symptômes ?

    -Le chien était comme paralysé. De la tête aux pattes, je veux dire. Il ne bougeait plus du tout. Pourtant il avait les yeux ouverts, il clignait des paupières de temps en temps. Mais il ne réagissait à rien. Même quand on lui mettait ses jouets devant les yeux, il les regardait à peine, comme s'il ne les voyait pas vraiment, et pas plus d'une seconde. Il était comme... indifférent à tout. Je veux dire, vraiment indifférent. Là sans être vraiment là, quoi. Même quand il avait faim, il ne bougeait pas pour aller vers sa gamelle ou pour réclamer. Il fallait aller à lui, lui mettre les croquettes dans la bouche une à une, et il les mangeait machinalement sans se préoccuper de ce qu'on lui mettait dans le bec. Vous voyez ce que je veux dire ? »

    Martin hocha la tête, la mine grave. Félix baissa tristement les yeux et laissa passer un silence de quelques secondes avant de reprendre.

    « Arthur était vraiment inconsolable. Je me souviens qu'on a tous passé une après-midi entière à essayer de lui remonter le moral. On s'était assis sur un banc, dans la rue. Juste en face de la boutique du grand-père d’Élise, justement. On était tous là, autour de lui, sans savoir quoi dire. Je me souviens que j'avais très peur qu'il se mette à pleurer. Je me disais que si ça arrivait ce serait terriblement gênant à regarder et que je saurais encore moins quoi faire. »

    Félix se redressa un peu.

    « C'était le lendemain de notre escapade au gymnase. Et comme l'homme au chapeau melon était encore très présent dans nos têtes à tous, Arthur a dit que c'était sûrement de sa faute. Qu'il avait fait quelque chose à son chien, comme il avait fait quelque chose aux oiseaux et aux autres. Il disait qu'il fallait le dénoncer, mais nous ça nous faisait un peu peur. Comme je vous l'ai dit, on n'était pas très partants pour dire qu'on était entrés sur le chantier, et tout ça. Et puis on se disait qu'on aurait l'air bête de débarquer chez les flics pour leur dire qu'un vagabond avait empoisonné le chien de notre ami. Parce que c'est ce qu'il voulait faire, Arthur : aller voir la police. Carrément. »

    Félix eut un rire en secouant la tête.

    « On a réussi à le calmer un peu. Léonie lui a dit que de toute façon, avec le chantier qui avait repris le matin, les ouvriers avaient sûrement délogé l'homme au chapeau melon. Alors on a décidé d'aller voir directement sur place. De laisser traîner nos oreilles, voire même de demander aux ouvriers, tout simplement. »

    Martin hocha la tête. Il comprenait la démarche.

    « On est d'abord passé chez Colin, pour voir s'il voulait venir avec nous, vu que c'était grâce à lui qu'on avait compris pour le vagabond. Mais il n'était pas chez lui. Alors on est allé sur le chantier tous les quatre. On est d'abord resté un peu retrait. Des vrais fouineurs. Et puis on a vu un groupe d'ouvriers, dans un coin, en train de fumer. Ils avaient l'air assez remonté. Ils fronçaient tous les sourcils en faisant des grands gestes avec les bras, vers le gymnase. On s'est dit qu'ils étaient sûrement en train de parler de l'homme au chapeau melon. On est allé vers eux, en essayant de se faire un peu discrets. Mais quand on en a entendu un parler d' « intrus » et de « dégradations », on a compris qu'il parlait bien du vagabond et on est allé leur demander. C'est Arthur qui a été le premier à oser. Il faut dire que c'était le plus décidé... Les ouvriers n'ont pas eu l'air trop surpris qu'on leur pose des questions. Ils étaient peut-être trop énervés pour ça. Ils nous ont dit qu'une ou plusieurs personnes s'étaient introduites dans le gymnase pendant le week-end, que des dizaines de petits trous avaient été creusés dans la pelouse et qu'on avait mis des animaux morts dans certains d'entre eux. Ils nous ont aussi parlé d'une fenêtre cassée, d'oiseaux enfermés dans les vestiaires et de chiures un peu partout. En gros, rien qu'on ne sache déjà. Ils ont dit que le maire avait été mis au courant, et on a tous été bien contents de ne pas avoir parlé à qui que ce soit de notre sortie de la veille. »

    Félix avait encore fini son thé et se servit un dernier fond de tasse.

    « Et puis l'un des ouvriers a parlé d'un « plaisantin ». Ça nous a tous intrigués, alors ils nous ont montré ce que les premiers ouvriers sur place ce matin-là avaient sorti de l'un des vestiaires. »

    Félix se tut un bref instant et Martin se demanda s'il faisait exprès, pour le suspense.

    « Ils nous ont montré un porte-manteau qui avait été posé contre la façade du gymnase par les ouvriers qui l’avaient découvert. Sur le porte-manteau, il y avait un long manteau d'homme, avec des épaulettes larges et un chapeau melon posé dessus. »

    Félix eut un petit rire.

    « C'est comme ça qu'on a compris que Colin nous avait tous roulés dans la farine. »

 

***

    Félix eut une contraction involontaire du visage lorsque Arthur se mit à tambouriner sur la porte, très fort. Léonie essaya de lui poser une main sur le bras pour le calmer mais Arthur ne la laissa pas faire. Ils échangèrent tous trois, Félix, Léonie et Basile, une œillade interloquée. Ils connaissaient tous Arthur depuis de nombreuses années et ils étaient à peu près certains de ne l’avoir jamais vu à ce point énervé. Peut-être même ne l'avaient-ils jamais vu énervé du tout.

    C'était étrange de voir à quel point il était rapidement passé du stade de l'abattement le plus total à celui de la fureur déchaînée, tout ça à cause d'un porte-manteau.

    Félix se sentait inquiet. Depuis qu'ils avaient laissé les ouvriers devant le gymnase, Arthur s'était persuadé que Colin, en plus d'être un horrible menteur, était un empoisonneur. Et les trois autres, malgré leur rancune envers le garçon, n'étaient pas sûrs d'adhérer à cette théorie. Tout cela leur semblait tout de même un peu disproportionné. Mais aucun d'eux ne savait comment dire à leur ami, sans avoir l'air de n'avoir pas de cœur, qu'il devait se faire à l'idée que son chien adoré avait simplement eu une attaque.


    La porte s'ouvrit tout à coup et Arthur, même fort de sa solide assurance furieuse, eut un mouvement de recul. Devant lui, se tenaient la mère de Colin et ses cheveux encore plus blonds que ceux de son fils. Elle lui adressa un regard agacé, vaguement interrogateur.

    « Oui ? »

    Félix vit la gorge d'Arthur faire une vague déglutissante.

    « Bonjour, fit-il – car c'était un garçon énervé mais poli. On voudrait voir Colin. »

    La mère fit un rapide tour des visages, s'arrêta une seconde sur celui de Basile, qu'elle eut l'air de reconnaître. Concluant sûrement à des histoires de gosses, jamais vraiment importantes, elle répondit.

    « Il est à la rivière. »

    Ils eurent tous des mouvements de têtes légers et des sourires en coin vagues pour la remercier, reçurent en retour un signe encore plus vague et regardèrent la porte se refermer devant eux.

 

    Ils repérèrent Colin de loin, au bruit qu'il faisait. Ils étaient encore sur le sentier lorsqu'ils commencèrent à entendre des « plouf » retentissants, en contrebas. Félix fut le premier à s'approcher et à se pencher légèrement au-dessus du vide, se retenant aux troncs. Aussitôt il se redressa et leur lança un regard entendu. Les autres s'approchèrent à leur tour et regardèrent Colin qui, en-dessous, se tenait au bord de la rivière, une réserve de cailloux de toutes tailles dans les mains. Ils ne parvenaient pas trop à comprendre sur quoi il les lançait, mais c'était assurément le bruit de ces cailloux jetés dans l'eau qui les avait alertés.


    Ils trouvèrent rapidement un chemin à emprunter, en pente suffisamment douce, pour rejoindre la rivière depuis le sentier. Lorsque Colin les vit descendre jusqu'à lui, ils lui apparurent sur la mauvaise rive. L'eau, toujours aussi tranquille, les séparait.

    Il dut remarquer tout de suite la mine d'Arthur, car il cessa aussitôt de lancer ses cailloux et fit quelques pas en arrière. Arthur, au contraire, en fit quelques autres en avant et se plaça tout au bord de l'eau.

    « Qu'est-ce que tu as fait à Jules ? » s'écria-t-il.

    Le petit visage blanc de Colin, déjà tout craintif, se fit aussi confus.

    « Hein ? fit-il.

    -Mon chien ! répéta Arthur. Qu'est-ce que tu lui as fait ? »

    Colin, déconcerté, sembla guetter un peu de soutien dans le regard des trois autres, qui se tenaient en retrait pour attendre la suite. Il ne dut pas y trouver ce qu'il cherchait, car il se tourna de nouveau vers Arthur.

    « T'es fou, de quoi tu parles ? Je ne l'ai jamais vu, moi, ton chien.

    -Il est malade ! »

    Colin eut un mouvement stupéfait de la tête, les yeux grand ouverts.

    « Et qu'est-ce que j'y peux, moi ?

    -Je suis sûr que tu lui as fait quelque chose ! Ce n'est pas normal, ce qu'il a !

    -Tu me prends pour qui ? s'exclama Colin, qui une fois passé son premier moment de stupeur se mettait peu à peu en colère lui aussi. Et puis pourquoi j'aurais fait ça, moi ?

    -J'en sais rien, mais puisque tu t'en ai déjà pris à ces oiseaux, près du gymnase... »

    Cette fois, le pas que fit Colin en arrière fut plus marqué. Il était désormais tout près de son vélo, posé sur l'herbe derrière lui. Il regarda de nouveau Félix et les autres, toujours à l'écart.

    « Quels oiseaux ?

    -Ceux que tu as tués et que tu as enterrés derrière le gymnase. »

    Colin ouvrit la bouche mais ne dit rien. De pâle, son visage était devenu diaphane.

    Léonie fit un tout petit pas en avant.

    « On en revient, dit-elle. On a parlé à des ouvriers du chantier. Ils ont dit que quelqu'un s'était introduit dans les vestiaires pendant la nuit, et…

    -Ben oui, fit Colin. Le vagabond. Et puis nous, bien sûr.

    -... et ils nous ont montré le porte-manteau, avec le manteau et le chapeau. On sait bien que c'était toi depuis le début et qu'il n'y a jamais eu de vagabond. Tu as habillé ce porte-manteau et tu l'as mis juste devant la fenêtre pour qu'on ait l'impression de voir quelqu'un. Tu nous as baladés. »

    Colin secoua la tête tout en haussant les épaules.

    « Je n'ai rien fait ! Qui vous dit que c'est forcément quelqu'un qui a fait ça ? Il pouvait très bien être là d'avant, ce porte-manteau.

    -On n'est pas des abrutis. »

    Colin se retourna, fit le dernier pas qui le séparait de son vélo, qu'il saisit par le guidon. Quand il leur fit de nouveau face, son menton tremblait.

    « J'ai rien fait aux oiseaux ! s'exclama-t-il. Je suis pas un malade !

    -Donc c'était bien toi, le coup du chapeau melon ? » dit Basile.

    Colin faisait visiblement de gros efforts pour ne pas s'enfuir. Il eut un haussement des épaules.

    « Et alors ? C'était juste pour vous faire une blague. Avouez qu'au moins on s'est marrés hier soir, pour une fois. J'ai bien vu comme vous vous bidonniez !

    -Et les oiseaux ? Ils étaient morts, ça aussi on l'a bien vu.

    -Je les ai trouvés, c'est tout. Ils étaient déjà morts et je n'y suis pour rien. Parce que c'est vrai qu'ils meurent plus qu'avant. »

    Il sanglotait pour de bon, cette fois.

    « Et moi je voulais seulement qu'on cherche pourquoi. »

    Les épaules tressautantes, il fit faire demi-tour à son vélo, sans monter dessus.

    « Tu es cinglé ! » lui lança Basile.

    Aussitôt, Colin se retourna vers lui et, la voix forte malgré les sanglots, il s'exclama :

    « C'est de ta faute, aussi ! Tu n'avais qu'à pas m'abandonner à la première occasion, tout ça pour coller ton frère toute la journée. »

    Il s'installa sur son vélo avec des gestes saccadés, puis adressa un dernier regard à Basile avant de commencer à pédaler, en lui lançant :

    « Je m'ennuie, moi ! ».

 

***

    Félix, pour la troisième fois, remplit sa tasse. En l'attrapant par l’anse, et avant de la porter à sa bouche, il secoua la tête avec un air un peu triste.

    « Pauvre Colin, dit-il. Lui qui avait déjà tant de mal à se faire des amis avant ça... »

    Il leva les yeux vers Martin.

    « Je dois avouer qu'on l'a traité de tous les noms, entre nous, pendant les jours qui ont suivi. On a tous cru qu'il était un peu cinglé, qu'il fallait bien être un peu dérangé pour faire ce qu'il avait fait. Toute cette mise en scène... C'était un peu macabre, non ? »

    Martin hocha très légèrement la tête.

    « Un peu, oui. »

    Félix but une gorgée, laissa passer un silence.

    « Avec le recul, je me dis qu'il devait surtout se sentir très seul, le pauvre. C'était facile pour nous, après tout. On avait toujours été ensemble, depuis nos premières classes. On n'a jamais su ce que c'était, de regarder les autres jouer depuis notre coin, sans savoir comment les approcher. D'autant plus que, maintenant que j'y pense, ce n'était pas la première fois que Colin essayait de se rapprocher de nous. Surtout depuis que Basile était rentré dans la bande. J'imagine que c'était surtout son amitié à lui qu'il cherchait à récupérer. »

    Il esquissa un sourire fier.

    « Il faut dire qu'il était tellement gentil à cet âge-là, Basile. Il a été le premier à devenir vraiment ami avec Colin. Et ce n'était même pas Colin qui l'avait sollicité. Basile l'avait vu, tout seul, tout triste, et il était allé lui parler. Ils sont tout de suite devenus copains. Ils s'entendaient très bien, ils faisaient tout ensemble. Moi je me moquais un peu de Basile à cause de ça. J'étais un idiot à cette époque-là. »

    Il se mit à rire.

    « C'est grâce à Léonie que je me suis amélioré. J'étais fou amoureux d'elle, et je savais qu'elle ne voudrait jamais d'un imbécile comme moi, alors j'ai changé. Mais je crois que ça a été encore pire pour le pauvre Colin. »

    Martin lui lança un regard confus. Félix s'expliqua :

    « Mon premier geste, en tant que nouveau gentil, ça a été d'inviter Basile à venir passer un après-midi avec moi et les autres, au terrain de sport. Et à partir de ce jour-là, il est resté avec nous. Au début, il avait encore un peu de temps pour Colin, mais il était de plus en plus avec nous, et donc forcément de moins en moins avec lui. »

    Félix leva les yeux vers Martin, un peu brusquement.

    « Mais il ne faut pas lui en vouloir pour ça, surtout. Je vous l'ai dit, Basile c'était le plus gentil d'entre nous. Il ne se rendait pas compte qu'il délaissait Colin. Sinon, il aurait tout fait pour qu'il ne se sente pas abandonné. Seulement Basile, il avait toujours voulu se rapprocher de moi. Depuis tout petit. »

    Il haussa les épaules.

    « Et puis quand Colin a commencé ses petites manœuvres pour le récupérer, il ne s'est pas montré très subtil. Le coup du porte-manteau c'était le pire, évidemment. Mais même avant ça, il s'était mis à nous suivre, à nous effrayer quand on passait dans les bois, à raconter à Basile tout et n'importe quoi à propos de nous – de moi surtout. Forcément, ça ne donnait pas vraiment envie à Basile de retourner vers lui. »

    Il laissa un nouveau silence.

    « Mais comme je vous l'ai dit, il était juste très seul. Ça, Basile l'a compris avant nous, je crois. Il s'est senti très coupable, après notre dispute près de la rivière. Il devait avoir l'impression d'avoir fait du mal à quelqu'un pour la première fois de sa vie, j'imagine. »

    Félix avala d'une traite ses dernières gorgées de thé.

    « Enfin bref, après tout ça on s'est désintéressés de cette histoire d'animaux morts, sans s'y être jamais vraiment intéressés d'ailleurs. Il nous restait encore près d'un mois de vacances et notre seule préoccupation c'était de trouver quoi en faire. Et notre première idée a été de chercher un moyen de redonner le sourire à Arthur. »

 

***

    Élise tourna sur elle-même et reconnut, lorsqu'elle se trouva juste devant elle, la devanture de la boutique de son grand-père. C'était étrange.

    La lourde grille n'avait pas été descendue, alors qu'il était évident qu'il faisait nuit. Et puis elle ne voyait rien, dans la vitrine. Il y avait bien le bric-à-brac habituel, les bouteilles, les paquets, les fioles, flasques et flacons. Mais il n'y avait pas elle. Elle aurait dû se voir, reflétée dans la vitre, de la même manière que s'y reflétaient le trottoir derrière elle, les maisons dans son dos, et même ce bout de papier abandonné qui passait doucement devant ses pieds, par petits bonds tranquilles. Mais dans l'image de la vitrine, entre le trottoir et la course lente du bout de papier, il n'y avait rien. Ou alors peut-être une forme vague, à peine esquissée, une espèce de grande chose un peu droite, aux contours un peu tremblants, surmontée d'une sorte de petite boule qui aurait pu être sa tête. En tout cas rien qui soit vraiment elle.

    Elle baissa quand même les yeux, pour être sûre. Elle pouvait encore voir ses mains, bien nettement. La forme longue de tous ses doigts se découpait comme il fallait devant elle et quand elle les approcha de son visage elle sentit son nez rond, ses pommettes marquées et son menton trop avancé. Tout était en place, elle était rassurée. Elle n'avait pas encore commencé à s'effacer.


    Alors elle se demanda pourquoi elle n'entendait pas le moindre son. Ça ne l'avait pas tout de suite interpellée parce qu'il n'y avait rien ni personne autour d'elle qui lui avait semblé à même de faire du bruit. Mais elle vit repasser devant elle le bout de papier. Pendant un instant, elle se demanda pourquoi il arrivait de sa droite pour continuer vers sa gauche, alors que la première fois qu'elle l'avait vu passer il arrivait de sa gauche et continuait vers sa droite. Mais elle balaya cet étonnement étrange en se disant, tout simplement, que le vent avait dû changer de sens. Elle ne s'inquiéta pas une seule seconde de ne pas sentir le moindre souffle de vent sur ses bras nus, ni dans ses cheveux défaits.

    Ce qui l'intrigua, en revanche, c'est que le papier, à chacun de ses petits bonds, restait parfaitement silencieux. Elle n'en était pas sûre – après tout c'est léger, un bout de papier, ça peut ne pas faire de bruit -, mais il lui semblait qu'elle aurait dû entendre quelque chose. Alors elle leva la tête, car elle savait qu'il y avait une belle jardinière sur le rebord de la fenêtre, juste au-dessus de la vitrine. La jardinière était pleine de feuilles, et les feuilles étaient absolument immobiles. Il n'y avait donc pas à s'inquiéter de ne pas les entendre bruisser.
    Mais ce qui l'étonna chez cette jardinière, et ce qui la distraya pour un moment du silence de mort, c'était qu'elle était grise. Toutes les feuilles, toutes les fleurs, le pot fêlé, le tuteur autour duquel s'enroulait une longue tige, la petite grille en fer rouillée qui retenait le tout et puis la fenêtre derrière elle, et les pierres taillées tout autour, tout était du même gris uniforme, sans même une nuance de blanc ou de noir.

    Elle baissa de nouveau la tête et la vitrine était grise, elle aussi, tout comme le trottoir et les maisons dans son dos. Même son reflet à elle, qui n'était presque pas là, était tout de même gris. Elle leva sa main devant elle et se demanda comme elle avait pu ne pas remarquer, un peu plus tôt, qu'elle était grise.


    Elle était intriguée, vaguement, mais pas inquiète. Elle se sentait trop absente pour ressentir quoi que ce soit d'autre qu'une confusion un peu hébétée. Elle constata simplement que le monde était devenu tout gris, tout comme elle avait simplement constaté que le silence bourdonnait à ses oreilles. Elle voulait juste comprendre comment tout cela marchait, comment fonctionnait l'univers désormais.

    À présent qu'elle avait vu qu'elle n'était plus faite de couleurs, elle se demandait si elle était encore faite de son. Elle regarda pendant un instant encore la main qui était devant son nez, puis leva la deuxième. Cela lui demanda un effort inattendu, comme si ses mains étaient devenus deux aimants se repoussant l’un l’autre, mais elle parvint tout de même à les faire claquer l'une contre l'autre. Il n'y eut aucun bruit, et elle n'en fut pas très surprise. Pourtant, voir ces deux mains rebondir l'une sur l'autre avec le même silence que deux bulles de savon s'entrechoquant lui fit une sensation bizarre dans les oreilles. Comme si on les avait remplies, elles et toute sa boîte crânienne, de coton blanc. Elle prit une grande respiration, qui lui fit comme un grand froid dans le nez, la gorge et les poumons, et se pencha en avant en ouvrant grand la bouche, vers son non-reflet dans la vitrine. Son cri fut lui aussi tout à fait silencieux.

 

    Elle resta un long moment debout devant la vitrine, à regarder son image à qui on avait pris la forme, les couleurs et la voix.

    Elle se demandait si elle avait aussi perdu d'autres sens, maintenant qu'elle n'entendait plus et qu'elle ne voyait plus qu'en gris, lorsqu'elle sentit quelque chose tomber doucement sur elle.

    De la pluie. Toute douce et pas froide du tout. Au moins, il lui restait le toucher.

    Elle ouvrit la paume, voulut attraper un peu de cette eau qui chatouillait. Elle comprit que ce n'était pas de l'eau et que ce n'était pas de la pluie, lorsqu'une toute petite plume vint se poser au creux de sa main.

    Alors elle leva la tête, regarda le ciel, et vit des centaines de plumes qui tombaient vers elle en virevoltant lentement, et au-dessus des dizaines d'oiseaux qui tourbillonnaient. C'était beau et elle regarda longtemps.

    Son visage tourné vers le ciel était recouvert de plumes grises lorsqu'elle le baissa brusquement. Une chose froide et poilue venait de passer à toute vitesse entre ses jambes nues, en frôlant ses mollets.

 

    Élise se réveilla, le visage tourné vers le plafond. Elle sut qu'elle avait rêvé, mais quand elle essaya de se souvenir les images s'étiolèrent devant ses yeux et il ne resta plus rien d'autre qu'une sensation étrange et confuse, et des formes grises.

    Le jour était déjà levé. Il faisait des stries horizontales sur le mur derrière elle, celui qui faisait face à la fenêtre et à ses volets à persiennes. Les oiseaux chantaient fort de l'autre côté. Ils faisaient un tel vacarme qu'elle se demanda comment elle avait pu ne pas se réveiller plus tôt.

    Elle eut comme une envie de voir dehors, de regarder le jardin et toutes ses couleurs. Elle se leva, alla vers la fenêtre, l'ouvrit en grand, puis les volets. Ce qu'elle vit d'abord, ce fut le bleu du ciel et le vert de l'herbe.

    L'herbe du jardin était très belle, son grand-père en prenait grand soin. Elle était séparée en deux vastes étendues par une allée empierrée qui menait au haut portail de fer, fermé devant la route. Et la route elle-même servait à séparer la ville, lointaine, de la haute maison de l'apothicaire, de sa belle pelouse et de sa petite-fille.

    Élise, abaissant le regard, vit son grand-père. Il était assis sur l'une des marches du perron, les coudes sur les cuisses et le menton dans les paumes. Il ne semblait pas l'avoir entendue ouvrir ses volets, tout occupé qu'il était à fixer d'un air rêveur les quelques oiseaux qui barbotaient dans la vasque en pierre, atrocement kitsch, au milieu de la pelouse.

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itchane
Posté le 27/10/2023
Hello !
Cela faisait un petit moment ^^
Mais je replonge avec grand plaisir dans ce texte.

Alors comme cela c'était Colin le monsieur au chapeau melon ! Ben ça alors, je ne m'y attendais pas du tout. Je comprends l'explication de Felix, pauvre Colin qui voit son pote l'abandonner.
Etrange aussi l'histoire du chien, cela renforce l'ambiance déjà bien étrange installée par la découverte des animaux morts. Comme si un mal se répandait.

Et c'est agréable de voir débarquer un nouveau personnage dans l'histoire. Cette Elise fait des rêves bien étranges, presque prémonitoires semble-t-il.

Je suis ravie d'être de retour sur ce texte qui me plait vraiment énormément, j'adore.

: )
maanu
Posté le 28/10/2023
Salut itchane ! Ca me fait plaisir de te revoir par ici ! :D C'est très gentil à toi de prendre le temps de commenter :)
Eh oui, il a un petit côté fourbe ce Colin ! ^^
Le mal qui se répand, c'est effectivement un bon résumé de la situation ;)
Contente qu'Elise te plaise, je dois dire que j'aime particulièrement ce personnage !
Encore merci à toi pour ta lecture !
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