(4)

Par Dan

4

 

26 janvier 2020

 

— Comment ça fonctionne, exactement ?

Le blanc de ses prunelles et son sourire éclatant rendant la peau de Danai si noire qu’elle en paraît presque vide.

— On va commencer par discuter.

— On peut guérir en parlant ?

Célestine n’est pas certaine d’être la mieux placée pour expliquer le concept à une enfant de neuf ans prisonnière de l’icosaèdre depuis plus de six siècles. Mazlin leur a peut-être apporté quelques nouvelles du monde moderne, mais aux yeux de Danai, même la médecine dépassée d’Harry a dû sembler révolutionnaire, au départ.

« Première psychologue de l’icosaèdre ! », a chantonné le docteur lors de l’intronisation de Célestine cinq jours plus tôt – un événement sans tambour ni trompette, acté seulement par sa signature du registre sous les yeux du conseil. Célestine a bien tenté de leur faire remarquer qu’il y avait un gouffre légal et technique entre psy et assistante sociale, mais personne n’a rien voulu entendre : elle a la fibre solidaire, un bon contact avec les membres du camp et surtout un regard extérieur sur leur situation.

Comprendre les problèmes de ses nouveaux camarades lui paraît toujours insurmontable, étant donné que Célestine est loin de comprendre le monde qui les a façonnés. Même si sa tâche se cantonne jusque-là à écouter attentivement et à prendre des notes, elle entame chaque journée de travail avec l’appréhension de la rentrée des classes.

— Il existe toutes sortes de troubles et de peines, et parler peut nous aider à les démêler, explique Célestine. Comme quand tu es venue me trouver au parc, le lendemain de mon débarquement.

Célestine ne peut pas s’empêcher d’aventurer le regard par la minuscule fenêtre qui donne sur l’horloge analogique. L’agitation s’est accrue, depuis une heure, et à chaque silhouette mince qu’elle a vue passer, son ventre s’est noué comme un poing. Toute velléité d’espionnage s’est dissipée depuis l’épisode du cimetière et Célestine n’a risqué aucun détour avant de prendre son poste, ce matin. Elle n’aurait pas supporté de revoir Levi dans le contre-jour, de discerner encore dans son ombre celle d’un monstre auquel elle n’est plus certaine de croire elle-même.

— Alors, comment te sens-tu, ici ? relance Célestine en ouvrant son carnet.

— Bien.

Ça va peut-être s’avérer plus ardu que prévu.

— Tu peux me poser des questions, si tu préfères.

Danai ne répond pas, mais elle a croisé les jambes en tailleur dans son fauteuil et Célestine décide d’y voir un signe d’ouverture.

— Qu’est-ce que ça fait, d’être adulte ? demande finalement la fillette.

Célestine reste un instant désarçonnée. Elle s’est préparée à un interrogatoire au sujet de sa vie dans la sphère, pas à des considérations philosophiques. Complexes, également, car pour mettre le doigt sur ce qui fait un adulte, il faut se souvenir de ses états précédents.

Du bout du stylo, Célestine gratte ses chiures de mouche.

— Eh bien… À ton âge, on croit souvent qu’on sera comme ça toute sa vie. Ça nous fait enrager quand les adultes disent « tu comprendras plus tard », mais sur certains points, c’est vrai. Ce qu’ils oublient souvent, c’est qu’il y a des choses qu’on ne peut plus comprendre en grandissant.

— Comme quoi ?

— Comment jouer. Comment imaginer. Comment réécrire l’univers qui nous entoure et croire vraiment. L’icosaèdre me rappelle un peu ça, cette liberté intérieure, et je ne suis sans doute pas la seule.

Danai lui rend son sourire avant d’enchaîner :

— Qu’est-ce qu’on comprend en étant grand ?

— Qu’il n’y a pas de mode d’emploi pour être adulte. Qu’au fond ça ne veut pas dire grand-chose, si ce n’est prendre ses responsabilités, savoir s’occuper de soi et des autres. Mais il n’y a pas d’examen ni de permis. Souvent, on se contente d’essayer, de faire des erreurs et de faire semblant. On le devient sans s’en apercevoir.

— Ça n’a pas l’air très drôle.

Célestine laisse échapper un petit rire.

— Pas toujours, non. Mais être enfant n’est pas toujours drôle non plus. L’une des merveilles de l’âge adulte, c’est de savoir qui on est vraiment. Mais avant d’en arriver là, il faut passer par l’adolescence, et ça… !

— C’est comment ?

— Intense.

À force d’expériences partagées, de « et toi ? » et de patience, Célestine parvient finalement à extorquer quelques confessions à Danai, et ce qui semblait d’abord être une chance inouïe – rester enfant toute sa vie – prend des airs de malédiction en écoutant son récit. C’est aussi une période intense, avec ses immenses joies et ses peines inconsolables ; une période quasi insurmontable pour une orpheline, même entourée d’un substitut de famille.

Personne dans le camp n’a techniquement adopté Danai, qui n’en a jamais exprimé ni le besoin ni l’envie : ses longues années dans l’icosaèdre lui ont inculqué une maturité étrange, versatile, confinant parfois à la sagesse ancestrale. Pour autant, quand Célestine évoque sa tribu et les hauts murs du Grand Zimbabwe, elle voit les yeux lumineux de Danai se remplir de larmes.

Ses proches lui manquent à en mourir et sa vieille âme éternellement jeune n’en finit pas de souffrir et de s’émerveiller.

C’est le cas de tous les enfants du camp. Célestine n’a vu aucun bébé, en revanche, et Harry lui a confirmé que les rescapées ne tombaient jamais enceintes, ic : ce qui empêche le vieillissement empêche aussi la croissance.

— Vous venez déjeuner ?

Célestine a si bien perdu la notion du temps et de l’espace qu’elle met un moment à remarquer le visage étrangement ombré d’Harry dans l’embrasure de la porte.

— Je meurs de faim ! s’exclame Danai comme si ça venait de la frapper.

Célestine suit volontiers son collègue et sa patiente, quittant puis contournant le bâtiment principal pour s’engager sous le préau. Des chenilles de vapeur épicée s’échappent vers le jardin, où trois tables de pique-nique ont été alignées à l’ombre des palmiers.

— Bonjour, Célestine, lance Amelia. Tu vas bien ?

Charles lui adresse un simulacre de salut militaire en touchant l’une de ses petites cornes et Mazlin se serre contre Jamal pour lui faire une place. Le temps que Célestine s’installe, Pooja a posé une assiette devant elle et Edward lui a servi une louche de ce qui ressemble à un mafé de poulet. Une appétissante odeur de cacahuète lui envahit aussitôt les narines.

— Ça va, merci, dit-elle en tendant un gobelet de fer-blanc à Fatima, qui verse le kombucha. Et vous ?

Célestine récolte quelques sourires parmi les attablés, mais ceux qui se sont déjà présentés dans son « cabinet » esquivent son regard. Sans doute préfèrent-ils ne pas révéler à leurs amis qu’ils font partie de ses cobayes.

Dottie a surgi à sa droite, la truffe levée et l’œil intéressé ; Célestine lui cède un morceau de viande qui disparaît en un claquement de langue et, sous prétexte de chercher où piocher une serviette, elle balaie les rangs du regard.

— Santiago n’est pas là ?

« Ils ont tous appris à mentir », songe-t-elle en les voyant frémir imperceptiblement, et elle tente de garder le même détachement ; c’est une discussion innocente, pour l’instant, mais Célestine a la gorge sèche et les entrailles en papillote bien avant d’insister :

— Ça fait plusieurs jours qu’il rate le repas de midi, non ?

— Il est sûrement débordé, dit Harry.

Débordé, oui, sauf qu’il n’a pas reçu d’assignation officielle et qu’il reste muet quand Célestine lui demande à quoi il occupe ses journées.

— Je peux vous poser une question ? lâche-t-elle.

Impossible de tourner autour du pot plus longtemps. Ils lui ont confié leur équilibre mental et leur bien-être, et si Célestine veut jouer son rôle, elle a besoin d’honnêteté. Si elle veut vivre ici, elle a besoin d’explications.

— Tout ce que tu veux.

Célestine dévisage Harry. Ça ne peut pas être aussi simple que ça.

— J’ai l’impression qu’il se passe… quelque chose, avec Santiago, commence-t-elle. Que vous vous méfiez de lui. Est-ce que ça a un rapport avec Sanderson ?

Au coup d’œil lourd qu’ils échangent, Célestine comprend que l’incitation était plutôt « tout ce que tu veux sauf ça ». Mais c’est trop tard : elle a un pied dans la porte.

— Santiago l’a évoqué, continue-t-elle, ce qui n’est pas tout à fait un mensonge, même si elle l’a épié pour le savoir. Est-ce qu’il a vraiment vécu dans l’icosaèdre ? Et causé des problèmes, pour que vous soyez à cran, maintenant ?

Célestine est à peu près certaine que personne ne lui répondra, cette fois : Oqruchi s’est pris de passion pour les fruits de gombo qui décorent son assiette, Jamal n’a pas levé les lunettes de son livre et Pooja la fixe comme si un troisième œil lui avait poussé sur le front – à moins qu’elle ait noté le nouveau dessin de ses taches de rousseur. Charles quant à lui arbore un sourire cynique qui lui donne plus que jamais l’air d’un diablotin.

— Sanderson n’a pas directement causé de problèmes, dit finalement Harry, s’attirant du même coup les regards de ses amis.

Aucun ne proteste, cependant, et même Mazlin cesse de tirer nerveusement sur ses cheveux noirs pour consacrer toute son attention à Amelia, qui prend le relais :

— Il a basculé dans l’icosaèdre en même temps que moi, en 1937, par le même vortex. À cette époque, il était en contact rapproché avec l’U.S. Army, plus spécifiquement avec ses services de renseignement. Il a utilisé ses équipements de télécommunication pour appeler ses supérieurs au secours. La situation a été très compliquée à expliquer, mais ils ont fini par admettre qu’il s’était bel et bien égaré dans un monde parallèle.

— Mais… comment ? demande Célestine. Je croyais que rien ne pouvait passer de l’icosaèdre vers la sphère ?

— La barrière apprend, dit Pooja. À mesure que les dieux apprennent.

— Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’icosaèdre réagit de manière empirique, dit Amelia face à la mine perplexe de Célestine. À l’arrivée de Pooja, deux-mille ans avant Jésus Christ, il ne bloquait ni les impulsions électriques ni le wifi, car personne n’avait apporté ces technologies dans cette dimension.

— Il ne bloquait même pas les humains, jusqu’à ce que nous offensions les dieux, ajoute Pooja.

— On va peut-être limiter la leçon d’Histoire au dernier siècle, non ? lance Oqruchi.

— Toujours est-il qu’au moment où Sanderson et moi sommes arrivés, le Morse et les techniques plus anciennes avaient déjà été brouillés, dit Amelia. Ainsi que les simples signaux radio. Les méthodes utilisées par l’armée en 1937 étaient inédites, en revanche, et Sanderson a pu s’en servir assez longtemps pour alerter ses commandants. Commandants qui, au lieu d’organiser une mission de sauvetage, ont opté pour une invasion.

— D’ici à ce que je débarque en 45, ils avaient profité de tous les vortex accessibles pour faire transiter des troupes et du matériel, ajoute Charles.

— Mais Sanderson a bien dû leur dire qu’il était coincé là, non ? Ils savaient qu’ils se retrouveraient prisonniers à leur tour ?

— Oui, et ils s’en fichaient bien, répond Charles. Ils étaient déjà persuadés à ce moment-là qu’ils trouveraient un moyen de repartir à force de recherches et d’expérimentations. En attendant, les ordres étaient d’exploiter au maximum la découverte de Sanderson, d’installer une base d’étude dans l’icosaèdre et d’en tirer profit. Les forces Alliées venaient d’essuyer deux sales guerres et, pour les arrogants qui y voyaient une récompense comme pour les méfiants qui sentaient se profiler d’autres complications, l’icosaèdre est devenu la Terre Promise.

— Des… complications ?

— La guerre froide, ma chère, intervient Jamal. Au moment de mon propre basculement, en 1972, nous atteignions la fin de la phase de détente après le face-à-face nucléaire des années 60. Chacun cherchait à placer ses pions en prévision d’une nouvelle escalade.

— Dans l’icosaèdre, Sanderson était sur le point de trouver un moyen de contourner le blocage des portes, enchaîne Amelia. Un moyen pour de rebasculer vers la sphère, et avec lui d’innombrables soldats disposant d’un avantage tactique considérable.

— Le plus grave étant que si le reste du globe apprenait l’existence de l’icosaèdre, ça laissait présager des complications tout aussi dramatiques pour ce monde-ci, dit Edward en offrant le fond de son assiette à Dottie.

Si Célestine ne comprend pas en quoi quelques décennies dans l’icosaèdre auraient pu favoriser les forces américaines, elle n’a aucun mal à croire qu’une déferlante de curieux puisse mettre cette dimension en danger.

— C’est là que les dieux sont intervenus de nouveau, déclare Pooja. Là qu’ils ont établi le filtre, pour que seuls les élus parviennent à traverser et qu’aucune personne animée de mauvaises intentions ne puisse à nouveau menacer l’icosaèdre.

— Là qu’ils ont éradiqué deux-cents de nos amis, également, grince Amelia.

Pooja soutient son regard sans ciller, ses épais sourcils si froncés que sa tache de vin se plisse d’une ride profonde ; mais quand elle ouvre la bouche pour répliquer, c’est Charles qui s’interpose :

— Non, pitié, ne recommence pas avec les envolées spirituelles. Vous étiez peut-être en train de courir la jungle avec Levi et compagnie, à ce moment-là, mais Amelia et moi, on a passé trente ans avec les gars de la base. Ces gars étaient mes gars, et tout ce qu’ils voulaient, c’était un moyen d’éviter une nouvelle guerre inutile.

— Ils voulaient surtout la gagner, glisse Oqruchi.

— Ah tiens, Sun Tzu qui donne des conseils martiaux après dix minutes de combat y a sept siècles, réplique Charles entre ses dents.

— Tu vas…

— Ça suffit, les garçons ! s’exclame Danai.

Charles et Oqruchi échangent un dernier regard noir avant de se détourner et le silence électrique qui suit leur éclat laisse l’esprit de Célestine bouillonnant de questions. Ces dieux que Pooja ne cesse d’évoquer, ceux que les autres nomment « Eux »… qui sont-ils, exactement ? Ou que sont-ils ? Capables d’anéantir des régiments de soldats sans livrer bataille, de tenir en respect le camp entier, d’altérer la barrière entre les mondes pour ne laisser entrer que de rares favoris… et dans quel but ? Pour le simple privilège de passer l’éternité ici ?

— Sanderson était un scientifique, reprend Amelia après avoir jeté un coup d’œil inquiet à Charles. Il n’a jamais expressément encouragé l’U.S. Army à exploiter l’icosaèdre à ses propres fins, et il n’aurait sans doute pas causé de problèmes s’il était resté seul ici. Il était profondément curieux, respectueux, intéressé, et complètement sous le charme de cet univers. Mais Sanderson avait choisi un camp avant de traverser et donc choisi de participer à la guerre qu’il a amenée jusqu’ici.

— Certains parmi nous craignent ainsi qu’un héritier de Sanderson amène son lot de catastrophes, reprend Harry. Pour ma part, j’ai envie de croire que Santiago et les siens défendent uniquement ses valeurs humanistes et sa soif de connaissance.

— Mais tu crois aussi au père Noël, murmure Edward avec un demi-sourire qui froisse un soleil de rides claires au coin de ses yeux.

— Pourquoi Santiago aurait de mauvaises intentions, alors ? demande Célestine. S’il a passé le filtre, ça veut dire que…

— Le simple fait de chercher activement à atteindre l’icosaèdre est une mauvaise intention, la coupe Jamal. Quiconque mettant en œuvre des moyens conséquents pour accéder à cette dimension doit à tout prix en être tenu à l’écart.

— Ça a tué net les sandersoniens embarqués dans mon avion, glisse Mazlin, qui, devant l’expression atterrée de Célestine, semble se sentir obligée de développer : En 2014, déjà, ils avaient emporté des machines en espérant se faire aspirer dans un vortex pour atterrir ici. Ils sont tous morts dans le crash.

— Et abattre systématiquement toute personne qui s’intéresse à l’icosaèdre sans chercher à découvrir ses motifs est, tu en conviendras, un raccourci assez extrême, dit Harry.

— Arrête d’essayer de la rallier au camp des naïfs, lance Pooja avec une raideur presque agressive.

Mais Célestine n’a pas besoin de l’appui d’Harry pour juger la chose excessive : sous couvert de précaution, c’est le meurtre de masse que les soi-disant dieux de Pooja pratiquent à chaque fois qu’un quidam un peu trop renseigné cherche à franchir une porte. Santiago a peut-être un caractère de cochon et quelques secrets dans sa besace, mais Célestine ne peut pas croire que ses motivations justifient une peine de mort immédiate – car rien ne le justifie.

Elle repense aux grossesses impossibles. Elles ne sont peut-être pas qu’un effet secondaire du temps figé, mais un moyen pour ces « dieux » de contrôler qui peuple leur domaine : un bébé né au Paradis mérite-t-il d’y vivre ? Un enfant issu de deux parents dignes l’est-il forcément ? Comment garder l’ascendant sur ces intrus s’ils se reproduisent comme des lapins pendant des siècles ?

— Comment Santiago a pu passer si le filtre a empêché les sandersoniens de revenir dans l’icosaèdre pendant tout ce temps ? questionne-t-elle plutôt.

— On suppose qu’il a utilisé un nouveau prototype de machines.

— Et… moi ? demande-t-elle en songeant à sa bête côte fêlée, depuis longtemps guérie. Comment vous pouvez être sûrs que je suis… « choisie » ? Et pas une intruse qui aurait profité du passage forcé de Santiago ?

Elle a tenté de maîtriser sa voix, mais maintenant qu’elle sait quels sentiments violents les impies et les parasites inspirent à certains rescapés, elle a la nette conviction de jouer sa vie sur ce genre de notion. Danai sourit alors en pointant un index vers son visage.

— Le témoignage, dit-elle.

La bouche entrouverte, Célestine trace une constellation sur sa joue. Elle a senti cette terre vibrer à travers son corps dès les premiers instants, tout ici a un goût d’évidence, et l’entendre de la bouche d’autres élus est une consécration. Mais elle craint que la communion tourne court quand ses nouveaux compagnons découvriront sur qui sa méfiance se porte.

Elle ne peut plus garder le silence à ce sujet, pourtant.

— Je… J’ai vu Frankie quitter le camp à plusieurs reprises, d’abord toute seule, puis avec Santiago, murmure Célestine. Elle ne se met pas en danger, au moins ? Ce que vous dites au sujet de Santiago… S’il s’avère dangereux… Se retrouver toute seule avec lui au milieu de la jungle…

— Oh, ne t’en fais pas pour Frankie, fait Amelia. Il aura une balle dans le pied avant de pouvoir songer à lui faire des crasses. Et Levi ne la laisserait jamais courir des risques inconsidérés.

Célestine s’étrangle en déglutissant et prend une gorgée d’eau avant de répéter :

— Levi… ?

— C’est lui qui a pris l’enquête en main afin de déterminer quelle est la mission exacte de Santiago. Il a demandé à Frankie d’étudier ses machines.

Ou il a préféré prendre les devants en usant de cette enquête comme couverture. Levi devait se douter que leurs amis remarqueraient les escapades de Frankie. Feindre de n’avoir aucune conscience des activités de sa seconde dénoterait quelque peu avec l’image de chef attentif et scrupuleux qu’il renvoie.

Célestine hésite. Frankie la soupçonne déjà de mettre le nez dans des affaires qui ne la regardent pas et, après le cimetière, Levi doit nourrir ses propres doutes. Elle pourrait peut-être les interroger directement, ne serait-ce que pour crever l’abcès, mais puisqu’il y a peu de chance pour qu’ils lui révèlent leurs secrets, elle y perdrait certainement sa seule chance de creuser le sujet.

— Et vous êtes sûrs qu’il ne se passe rien d’autre ? Avec Frankie et Levi ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Vous me promettez de ne pas me prendre pour une folle ?

Ce n’est pas tant l’incrédulité qu’elle redoute, en réalité, mais le reproche : trois semaines lui ont suffi pour comprendre que Levi est un leader respecté faute d’être chéri, et même les membres du camp qui n’ont pas eu la chance de « courir la jungle » avec lui pendant les années Sanderson semblent s’accorder à dire que cette communauté doit tout à son fondateur. Comment réagiront-ils en l’entendant remettre son honnêteté ou ses desseins en question ? Combien de temps avant qu’ils crient au blasphème ?

— Fais-nous confiance, quoi que tu dises, on aura vu cent fois plus fou, la rassure Danai.

Célestine se force à sourire.

— Bon, eh bien… Levi… Je crois que… Je crois je l’ai vu en 1990, près de Perpignan, en France. À l’endroit et au moment où Frankie est née.

« Je ne sais pas du tout ce que ça peut vouloir dire, s’empresse-t-elle d’ajouter alors que les sourcils se haussent. Je ne suis même pas sûre à cent pour cent que c’était bien lui, mais…

Elle aimerait se convaincre que sa mémoire lui joue des tours, qu’après trente ans, n’importe quel homme au visage creux pourrait ressembler à son souvenir de l’étranger qui a terrorisé les enfants du quartier. Mais ce n’est pas seulement une forme familière : c’est aussi la voix rauque qui avait prononcé en anglais des mots que Célestine n’avait ni bien compris ni bien enregistrés. Quelque chose à propos de la fin du monde ?

Et c’est Frankie, surtout. Les probabilités pour qu’elles se retrouvent toutes deux dans le même univers parallèle semblaient déjà minces, mais que l’homme-lézard surgi le jour de sa naissance vive aujourd’hui à ses côtés ?

— Tu veux dire que Levi est originaire de la sphère en 1990 ? demande Oqruchi.

— Non, puisqu’on l’a rencontré ici en 1912, oppose Harry. Il a forcément basculé avant cette date.

— Il aurait retraversé sans que vous le sachiez cette année-là, alors ? suggère Mazlin. Genre… un petit aller-retour ?

— Impossible, réplique Pooja. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Personne ne peut repasser vers la sphère.

— Personne ne peut repasser vers la sphère pour le moment, corrige Amelia. Si Sanderson avait presque trouvé le moyen de repartir, ses adeptes ont pu se baser sur ses travaux et compléter ses recherches, comme on l’a envisagé quand Santiago est arrivé. Et on ne sait rien de ce qui pourrait se produire temporellement parlant en rebasculant.

— Si Santiago détenait la clé pour repasser vers la sphère, Levi nous l’aurait dit, argue Pooja.

— Peut-être qu’il n’en sait encore rien, que Santiago lui a caché cette clé ou qu’il ne l’a pas encore tout à fait mise au point. Peut-être que ce que Célestine a vu en 90, c’est un… souvenir du futur ?

— Attendez, attendez, intervient Jamal, le front plissé. Vous insinuez que Levi va utiliser une technologie apparue dans un hypothétique futur proche et qu’en l’utilisant, il basculera vers la sphère en 1990 ? En France ? Ça n’a absolument aucun sens.

— Pourquoi traverserait-il, de toute façon ? fait Edward. Pourquoi voudrait-il partir d’ici ? C’est ça qui n’a aucun sens.

— Ça en aurait si ça a un rapport avec Frankie, glisse Charles.

Les regards convergent sur lui. Le mafé a refroidi, Célestine n’a presque rien mangé et, autour d’eux, les astreints à la vaisselle ont entamé le traditionnel concert de rires et de couverts entrechoqués.

— Sérieusement ? lâche Charles. Il faut que je vous fasse un dessin ?

Amelia retient son poignet au moment où il fait mine de glisser un doigt dans l’arrondi du pouce et de l’index de son autre main. Oqruchi ricane, mais personne d’autre ne semble goûter à la plaisanterie : Harry tire pensivement sur ses favoris, Edward fait rouler un morceau de pain du bout de ses doigts épargnés, Jamal essuie ses lunettes au coin de sa chemise et Mazlin a repris sa trichotillomanie. Seule Danai regarde Célestine droit dans les yeux.

— Je ne me rappelle pas avoir vu Frankie en 90, continue cette dernière. Pas adulte en tout cas. Mais Levi… Si c’était bien lui, il avait l’air de chercher quelque chose. Ou quelqu’un. Et je ne sais pas ce qu’on peut en conclure.

Elle ne sait pas quoi conclure de leur silence non plus. Personne ne semble douter que Frankie puisse user de la technologie des sandersoniens pour leur fausser compagnie et, s’il semble inconcevable que Levi les abandonne volontairement, reste l’option qu’elle le force à le suivre, qu’il tente de la retenir, qu’il doive peut-être traverser pour la protéger ou tenter de la ramener.

Mais pourraient-ils forcer leur passage si les Eux les ont choisis ?

— Et je ne…

Un tintement coupe Célestine dans son élan : le son d’une cloche, plus proche de l’antique alarme incendie que de la volée de mariage. Nouveau vortex ? Débarquement d’autres sandersoniens ? Les attablés paraissent plus graves que surpris et, puisqu’ils se lèvent sans précipitation, Célestine tente de maîtriser ses appréhensions.

La foule grossit devant les bâtiments communautaires, alimentée par les habitants revenus des potagers, des garages ou des ateliers. Célestine remarque Frankie, non loin, et si personne ne semble redouter une imminente pluie d’avions aspirés en plein vol, elle seule n’affiche ni anxiété ni curiosité.

Sait-elle de quoi il retourne ? Est-ce pour cela qu’elle est rentrée plus tôt de son escapade, aujourd’hui ?

La place est noire de monde, désormais. Du préau au parc, un éventail se déploie autour de l’estrade improvisée – rien qu’un bloc de pierre parmi les ruines blanches. Célestine réalise qu’elle n’avait jamais pris la réelle mesure du camp : ils sont au moins cinq-cents, hommes, femmes, vieillards et enfants, pendus aux lèvres de Levi, qui entame :

— Merci à tous d’avoir suspendu vos activités. Je n’en aurai pas pour longtemps.

Il a à peine haussé la voix, mais les murs et les troncs la réverbèrent comme les parois d’une cathédrale jusqu’aux rangs les plus reculés. À deux mètres de Célestine, Frankie a croisé les bras sur sa poitrine et fixe leur chef avec l’intensité d’un viseur laser.

— Ces dernières semaines, Frankie et moi avons interrogé Santiago Herrera, l’un de nos deux nouveaux résidents.

Sur un signe de Levi, l’interpelé sort de l’ombre de l’horloge pour s’avancer d’une démarche un peu arquée. Quelques têtes se dressent dans l’assemblée ; quelques autres se tournent vers Célestine.

— La mission de Santiago et de ses regrettés collègues était d’accéder à l’icosaèdre, grâce à un équipement conséquent que Santiago a pu en grande partie sauver du naufrage. Le reste de notre enquête visait à déterminer le fonctionnement exact de cet équipement, mais surtout à déterminer quel usage Santiago pourrait encore en faire. Il a été d’une grande aide et avant de lui laisser la parole, je tiens à le remercier pour sa… collaboration.

Levi cède sa place et, l’air renfrogné, Santiago remonte ses lunettes sur son nez avant de lancer :

— Disons que j’ai pas vraiment eu le choix, mais de rien. Ma mission, donc. Mes collègues et moi avons été mobilisés sur le Kahana et envoyés ici en éclaireurs.

— Malgré le filtre ? lance quelqu’un.

— Oui. Une partie de l’équipement servait à nous en affranchir. Notre objectif, une fois arrivés, était d’installer et de programmer des machines – l’autre partie de l’équipement que j’ai récupérée – qui permettront aux collègues suivants de rejoindre l’icosaèdre à leur tour.

— Quand ?

— Comme j’ai aucun moyen de communiquer avec eux pour leur faire un topo sur la situation, je prépare les machines en prévision de la période qu’on avait fixée en amont, en espérant qu’ils tenteront tout de même leur chance.

— Quand ?

— Début mars, en fonction des vortex qu’ils auront pu prévoir.

Une vague de protestations ride la foule comme un caillou à la surface d’une mare.

— Si tôt après celui du Nouvel An ? glisse Edward. Ils ne sont pas si rapprochés, d’ordinaire.

Mais Santiago s’empresse déjà de reprendre :

— Si les plans n’ont pas changé, la première équipe à traverser sera composée de seulement six personnes. Des scientifiques, toujours. Je le dis et je le répète : on vient pas ici pour vous chercher des noises, mettre votre camp à sac ou construire un McDo. On vient pour étudier. Pour comprendre.

— Comme si on allait le croire sur parole, souffle Mazlin derrière Célestine.

— Je ne peux pas vous demander d’adhérer aveuglément aux affirmations de Santiago, dit Levi, qui connaît assez bien ses ouailles pour interpréter leurs grognements dubitatifs. D’abord parce que je ne suis pas certain d’y croire moi-même, ensuite parce qu’on n’est jamais trop prudents. L’important, je pense, c’est que nous soyons conscients de ce qui nous attend et que nous nous y préparions le mieux possible.

« Les choses vont certainement changer à l’arrivée de cette future équipe, mais tant que nous restons calmes et que nous faisons front ensemble, il n’y a pas de raison que la situation s’envenime. Je suis certain que ces scientifiques sauront entendre nos craintes et qu’ils respecteront notre volonté de continuer à mener une vie tranquille. Nous avons beaucoup de choses à apprendre les uns des autres. Qui sait ? C’est peut-être le début d’une belle aventure.

Célestine n’aime pas du tout le sourire carnassier qui fleurit sur les lèvres de Frankie. Mais Levi descend déjà de son perchoir, l’agitation reprend et l’assistance ne s’est pas encore clairsemée que Frankie déguerpit en zigzagant entre les groupes qui conversent à voix basse.

— Pourquoi apprend-on ça aujourd’hui ? fait Jamal.

— Avec la plèbe, tu veux dire ? raille Charles.

Les yeux de Célestine naviguent entre leurs visages préoccupés ; ils ont l’habitude de se concerter, de tout partager, qu’il s’agisse du programme des travaux ou de l’accueil des rescapés. Si Levi les a informés de leur investigation, il ne semble pas avoir jugé utile de leur confirmer que Santiago travaillait à ouvrir la voie pour ses confrères, ni que le camp s’engageait officiellement à l’aider dans son entreprise.

Est-ce une mise en scène ? Levi a-t-il feint de collaborer avec Santiago en affichant une défiance légitime pour endormir sa vigilance et garder l’avantage sur les sandersoniens ?

— Santiago n’a rien dit au sujet d’une machine qui leur permettrait de retourner vers la sphère, note Danai avec ce qui ressemble à de la déception.

— Peut-être qu’il n’y en a pas, commence Harry.

— Ou que ce sont les prochains sandersoniens qui l’amèneront, dit Charles.

— Ou que Santiago n’a simplement pas le droit d’en parler, suggère Mazlin. Par précaution. Ils doivent savoir qu’on se méfie déjà d’eux sans ça, alors…

— Vous ne comprenez pas, lâche Pooja.

Ses yeux sont maintenant presque aussi ronds que la tache brune sur son front, et une pointe d’hystérie fait vibrer sa voix quand elle répond aux regards interrogateurs de ses amis :

— Frankie, Levi, sa possible tentative de fuite à elle, ses cachotteries à lui… rien de tout ça n’importera quand les dieux réaliseront que d’autres présomptueux tentent de bafouer leurs lois. Pire : quand ils réaliseront qu’ils peuvent y parvenir. Et lorsqu’ils comprendront que nous accueillons leurs ennemis à bras ouverts, que nous les aidons à envahir l’icosaèdre, nous qu’ils ont choisis, que croyez-vous qu’ils nous feront ?

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