39. Le chant des sirènes

Par Romane
Notes de l’auteur : Je me permets de poster un deuxième court chapitre dans la foulée, parce que je sais que si j'attends trop, je vais vouloir le retoucher... Je sais que je poste un peu plus intensément ces derniers temps, je ressens un peu le besoin d'aller de l'avant avec cette histoire ! Vous êtes libres de lire et commenter à votre rythme, bien entendu ! <3
La fin se rapproche !

Dans l’opacité du nuage sombre, Fid s’obligea à se calmer. Il n’avait pas le droit à l’erreur.

Le chant des sirènes.

Il s’était juré de ne jamais recommencer. Il avait consciencieusement étouffé ce don, qu’il sentait pourtant croître depuis qu’il avait fait basculer l’Ennemi au travers de la faille.

Mais sa meilleure amie était en danger. Et Dan, et Élisabeth, Viya…

– Vous allez m’écouter.

Toutes les personnes présentes se figèrent à ces quatre mots, qui résonnèrent avec une puissance chaleureuse et hypnotique.

Fid commença à parler.

*

 Viya n’avait jamais eu le droit de pénétrer dans l’espace du sanctuaire où se trouvait la faille. Elle s’arrêta un court instant au seuil de la salle souterraine, avec l’impression de se tenir dans le rôle de quelqu’un d’autre. Puis elle carra les épaules. Elle avait été initiée. Elle pouvait entrer dans le lieu sacré.

Et elle le fit, après une courte inspiration, mais d’un pas résolu.

Ce qu’elle vit ne correspondait en rien à ce qu’elle avait imaginé.

Des vers luisants tapissaient la moindre parcelle de la grotte, révélant sa folle architecture. Son plafond était recouvert de stalactites ancestrales qui planaient au-dessus d’elle comme des herses prêtes à s’abattre. D’imposantes stalagmites, disposées en cercle à intervalles étonnamment réguliers, s’étiraient pour rejoindre leurs jumelles.

Saisie par cet intimidant spectacle, Viya faillit ne pas voir la Faille. Flottant à quelques coudées du sol, celle-ci était ridiculement petite, d’à peine un mètre de haut pour trente centimètres de large. La déchirure exsudait sa propre lumière d’un blanc laiteux, mais s’ouvrait sur un impénétrable néant. Viya sentit le vent glacé qu’il charriait souffler dans ses cheveux.

Les Sœurs Protectrices étaient assises en arc de cercle autour de l’ouverture, les mains ouvertes sur les genoux, paupières closes. Leurs traits étaient relâchés. Sans la droiture de leur posture, on aurait-on les croire endormies. Lorsque Viya avait sept ans, Sœur Helena lui avait parlé évasivement de cette méditation particulière que vivaient les Douze, une transe qui les coupait de tous stimuli extérieurs. Comme souvent, la petite fille n’avait guère prêté attention à ses explications, ce qu’elle regrettait désormais.

Mais si les Sœurs étaient bien présentes, Eugénia demeurait introuvable.

Perdue, Viya s’approcha de la faille, en enjambant avec précaution le demi-cercle formé par ses consœurs. Elle approcha ses doigts de la déchirure, les paupières closes pour mieux ressentir. Quoi, exactement ? Elle l’ignorait. Un indice, une voix peut-être. C’était idiot, la faille ne parlait pas. Sa matière, au mieux, émettait des émotions, et Viya ne fit que sentir à nouveau la sensation d’urgence qui l’avait saisi lorsqu’elle s’était réveillée.

La façon dont Fid était parvenu à ouvrir un passage au moment de la guerre demeurait en cela un mystère.

Un vrombissement déchira le silence et la sortit de ses pensées. La jeune fille ouvrit les yeux en sursaut et eut juste le temps de reculer de la faille en esquissant un pas de côté. Un projectile en jaillit et tomba au sol dans un tintement de métal. C’était une montre, miraculeusement intacte.

– Ce n’est pas ce à quoi on s’attend, n’est-ce pas ?

La jeune fille sursauta en reconnaissant la voix et fit volte-face.

– Bonjour, Viya.

Eugénia se tenait devant elle, vêtue d’une extravagante robe blanche que Viya aurait reconnue entre mille. C’était celle que l’Oratrice portait lors des Joutes Automnales.

Viya savait qu’elle aurait dû être forte. La charge qui pesait sur ses épaules ne tolérait pas la faiblesse. Mais tout le courage qu’elle aurait dû être capable de rassembler s’évanouit. Réduit à néant par sa voix. Cette tenue. Sa nonchalance. Son sourire.

Eugénia était tapie dans l’ombre de chacun de ses échecs. Viya pouvait s’efforcer de croire que cela était derrière elle. Mais son ennemie vivait dans son esprit, où elle avait acquis une autonomie propre. Elle riait de chacune des pauvres tentatives de la jeune fille pour se débarrasser d’elle, en continuant à dévorer consciencieusement ses espoirs d’avenir.

– Tu ne me salues pas, ma chère ?

Le cœur de Viya monta en flèche. Elle jeta un coup d’œil vers les Sœurs. Elles demeuraient paupières closes, sans bouger. Elles n’avaient pas davantage tressailli lorsque l’objet venu d’ailleurs était sorti des profondeurs de la faille. Inutile de compter sur elle. Elle passa la pointe de sa langue sur ses lèvres sèches, reporta son attention sur Eugénia.

– Non.

Ce fut un son pitoyable et étranglé.

– Pardon, tu as dit quelque chose ? Je n’ai pas entendu.

Viya eut trop chaud, en dépit de l’air glacial.

– J’ai dit non.

Sa voix trembla comme jamais elle n’avait tremblé. Elle vibra sur chaque mot. C’était pire encore qu’aux Joutes Automnales.

Si Fid avait été là, il aurait sans doute peiné à dissimuler son atterrement face à cette entrée en matière lamentable. Il l’aurait cependant regardée en silence l’invitant d’un hochement de tête à se ressaisir. Mais elle doutait d’y parvenir.

Eugénia esquissa un sourire compassé et désigna son élégante tenue d’un geste du bras.

–  Je comptais te donner l’opportunité de prendre ta revanche sur moi. Manifestement, mes attentes étaient démesurées.

Une larme traîtresse coula sur la joue de Viya, qui serra les poings.

« Tu te souviens de ce que tu t’étais promis ? Jouer selon tes propres règles, toujours. Regarde tout ce que tu as déjà traversé. Pourquoi te laisses-tu effrayer maintenant ? Parle. »

Sa propre colère avait pris la voix de Fid.

« Elle est dangereuse… »

« Parce que tu as accepté qu’elle le soit. Mais qu’est-elle pour toi ? Rien. L’ombre qu’elle a jetée sur ta vie n’est rien face à ta propre lumière. Tu comprends ? »

Oui, elle comprenait. Fid le lui avait dit tant de fois. Elle entretenait sa propre souffrance. Elle laissait la peur gagner.

– Je n’ai pas besoin de revanche. Je n’ai pas besoin de me battre contre toi. Je sais ce que je vaux.

Son mentor aurait trouvé une meilleure répartie. Mais c’étaient ses mots à elle et ils comptaient.

– Vraiment ? railla Eugénia sans paraître impressionnée. Remarque, je me réjouis que tu saches où est ta place. Loin, loin, loin en dessous de moi.

La jeune fille écouta cette pique sans broncher. Ce qu’elle avait pris pour du talent lui apparut soudain terriblement grossier. Il n’y avait aucune élégance, aucun génie, à utiliser les mots dans le seul but de blesser. Que ce soit pour la gloire, pour servir des idées ou par pur plaisir des mots, on pouvait se délecter d’un échange piquant, et même aller loin dans l’irrévérence, mais c’était toujours un jeu auquel on s’adonnait par un accord tacite qui impliquait un respect. Voilà longtemps qu’Eugénia ne jouait plus. Elle voulait détruire. C’était désormais si limpide.

– Tu as raison. Je ne te rejoindrais pas sur tes sommets de gloire.

Eugénia cilla.

– Je ne te rejoindrai jamais, parce que j’en aurais atteint d’autres. Tu me contemples peut-être de très haut, mais ce n’est pas le sommet que tu visais, n’est-ce pas ? Tu voulais la place que je vais à présent occuper et pendant longtemps, j’ai désiré la position qui est aujourd’hui la tienne. La différence entre toi et moi, c’est que j’ai fait le deuil de ce qui n’était pas à moi et que j’ai cherché un autre chemin.

– Charmant discours, railla son interlocutrice. Une certaine lourdeur dans l’usage de la métaphore filée, cependant. C’est Fid qui l’a préparé pour toi ?

Elle ne sut pas quoi répliquer, mais en cet instant, c’était une bénédiction. Fid le lui avait appris : le silence pouvait se montrer plus redoutable que des mots, aussi acérés fussent-ils.

– Tu ne réponds rien ?

Elle demeura obstinément muette. Eugénia suffoquait de rage. Tout lui sembla soudain tellement simple que Viya eut presque envie de rire.

– Tu n’es qu’une lâche !

– Non, je n’ai juste pas besoin de me battre. C’est terminé.

Elle fit un pas vers Eugénia, avisa une larme au bord de ses cils.

– C’est terminé, répéta-t-elle doucement.

*

Igane s’était figé comme tous les autres au moment où Fid avait commencé à conter.

Le Légendier s’avança à pas lents et attrapa Psappha par le bras pour la dégager de la ligne de tir. Elle se laissa faire, envoûtée elle aussi.

Il croisa alors le regard olive d’Igane. Dans ses yeux, la colère se dilua en une émotion brute qui fit rouler une larme sur sa joue. En cet instant, Fid savait qu’il le tenait en son pouvoir et son esprit n’osa qu’effleurer ce qu’il aurait pu le contraindre à accomplir.

Le Légendier n’était pas un meurtrier. Il réfléchirait plus tard à ce qu’il ferait de son ennemi. Tant qu’il déroulait son histoire, il tenait celui-ci prisonnier. C’était là tout ce qui importait : le retenir assez longtemps pour laisser à Viya le temps d’arrêter Eugénia.

Sans cesser de parler, Fid recula de quelques pas en entraînant Psappha avec lui.

L’arme d’Igane continua à pointer le vide, inoffensive.

La larme, elle, s’écrasa dans la neige et remua l’ancien Orateur au plus profond de son être.

«  Pourquoi me haïssez-vous ? ».

« Il n’en a pas toujours été ainsi. », avait répondu Igane.

Il repensa à L’horloge à rebours, le seul ouvrage qu’il avait lu d’Igane. Fid avait été contrarié par la finesse avec laquelle Igane dépeignait l’amour déchirant de ce couple. Tant que le Légendier en avait oublié l’histoire. Celle d’un homme et une femme, qui remontaient ensemble le cours de leur souvenir et découvraient qu’ils avaient grandi ensemble dans le même orphelinat. Ils se rappelaient le froid. La solitude. Et cette histoire, entendue de la bouche d’un conteur, qu’ils se racontaient sans cesse, pour se tenir chaud et espérer.

« Les histoires sont des mensonges, Fid. Vous devriez le savoir. Des mythes, des illusions, dont nous nous entourons pour rendre notre vie plus supportable. »

Il tituba. L’horloge à rebours était peut-être tissée de fiction, mais elle exhibait en creux la structure narrative d’Igane, une vie de souffrance qu’un homme, un jour, avait illuminée au moyen d’une simple histoire.

Et si la larme versée par son ennemi ébranla soudain Fid, ce fut parce qu’elle fit écho dans sa mémoire à autre larme, versée trente ans plus tôt par un enfant en haillon, perdu au milieu d’une foule alors que l’Orateur déclamait un texte par un soir d’hiver. Celui-ci s’était fugacement étonné de l’émotion du petit. Les mots qu’il déroulait dans cette nuit glaciale n’étaient pas tristes.

Pourtant, le gamin gardait ses yeux verts dardés sur lui, comme on fixe un phare dans l’obscurité.

Ce petit garçon était Guy Igane.

Ce soir-là, Fid lui avait offert une planche de salut. Il avait ancré dans son cœur une promesse éternelle : un jour, Guy écrirait des histoires, et cet homme qui lui avait ouvert la voie des mots deviendrait son ami. Il aimerait ses textes et les lirait pour lui.

Mais l’Orateur avait oublié les yeux verts, la larme et l’enfant de l’hiver. Pis, Fid avait méprisé l’homme qu’il avait contribué à faire éclore.

Il avait trahi une promesse qu’il ignorait avoir scellée, et cela Igane n’avait jamais pu le lui pardonner.

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Louison-
Posté le 20/08/2021
Coucou ! :)

Enfin Viya voit la faille, c'était une chose qui me tardait de voir ! Du coup, ça éclaire pas mal sur ce qu'est cette faille. Dans le sens : elle a bien une réalité "physique" et n'est pas juste une abstraction. J'ai toujours eu le doute, j'ai ma réponse maintenant. Et la montre qui en sorte, c'est original, et ça fait écho au roman d'Igane :)

Je me réjouis d'avoir la suite de la discussion entre Viya et Eugénia. Enfin on a ce fameux face-à-face qui va fermer toutes les boucles ! J'aime que Viya s'exprime avec "simplicité", et ne réplique pas avec des fioritures ou quoi. Enfin ça fait très Viya, et j'aime que tu aies gardé ce trait de sa personnalité, même s'il y a une nette évolution chez elle depuis qu'elle a été initiée.

Pour Igane et Fid : oooh, c'est beau cette histoire de larme ! Et intéressant de découvrir que leur haine remonte à l'enfance d'Igane ! Je pensais pas que l'origine se trouvait-là, pour le coup Igane est "presque" touchant. Enfin, ça montre qu'il y a une blessure derrière tout ça, une blessure d'enfance, donc sa psychologie est densifiée, c'est cool :) Après, j'ai pas exactement saisi en quoi Fid l'avait trahi, mais sûrement est-ce mieux expliqué dans la suite ^^

Bisou !
Romane
Posté le 10/09/2021
Je n'avais plus ce commentaire en tête quand je t'ai répondu sur le premier, mais je suis contente de savoir que les choses s'éclairent ici. Dans ma réécriture, Viya "voit" la faille avant (dans un rêve), pour donner plus de réalité à l'endroit, plus tôt.

Oh, je n'avais même pas fait attention au parallèle XD Je cherchais juste un objet susceptible de se trouver de l'autre côté et que Viya ne se prendrait pas dans la tronche car trop volumineux xD

Merci pour ce que tu me dis sur la réaction de Viya. Ça a été dur à trouver, j'avais un peu peur qu'elle n'évolue pas assez. D'un autre côté, étant très réservée moi-même, je sais bien qu'on ne devient pas si vite extravertie...

Contesse
Posté le 14/08/2021
Bon, bah je suis encore là lol

Bon, j'attends la suite de la conversation entre Eugénia et Viya, tu n'as pas intérêt à l'avoir terminé là xD

Pour la révélation sur la haine d'Igane, j'ai bien aimé que Fid comprenne avec la larme dans la neige ! Le parallèle est très beau et profond, je trouve. Aussi, je trouve ça bien que ce ne soit pas une vulgaire jalousie/envie qui explique cette haine, j'aurais trouvé ça décevant !
En revanche, je ne suis pas sûre d'avoir bien compris, alors je vais te demander (oui oui comme une gamine de CP à sa maitresse xD) : donc Igane déteste Fid parce que dans sa tête d'enfant il s'était dit "plus tard j'écrirai des histoires, et ce monsieur là qui conte, il les contera dans la rue ?" En gros il rêvait d'une sorte de collaboration à 2, Ecrivain avec Légendier, c'est ça ? Et lui, il a pensé à tout ça, il a cru que Fid avait tout compris, juste alors qu'il l'écoutait conter ? ^^
Je ne suis pas sûre d'avoir tout saisi, désolée d'être aussi bête ou étourdie x)

A bientôt ;)
Romane
Posté le 15/08/2021
Merci pour ton retour ! Je pense que tu as compris avec le chapitre suivant si je me fis à ton commentaire, mais oui, tu as bien compris.
C'est l'arrogance de Fid et son mépris pour Igane (injustifié, du moins au départ ), qui a mis les Légendiers dans les ennuis ^^
dodoreve
Posté le 26/07/2021
"Mais sa meilleure amie était en danger. Et Dan, et Élisabeth, Viya…" Je trouve cet ordre un peu curieux, comme si Viya n'était qu'en fin de liste avant un "etc" qui aurait pu la manger... C'est un détail, ceci dit :)

"La façon dont Fid était parvenu à ouvrir un passage au moment de la guerre demeurait en cela un mystère." Je m'en veux d'avoir douté de ce que j'ai compris mais tant pis si ça peut te servir : à cet instant ces réflexions étaient un peu confuses pour moi, qui me demandais si c'était une deuxième déchirure que Fid avait créée. Il s'agit donc bien d'un passage au sein d'une unique déchirure ? (Pardon d'être à l'ouest)

"Il avait trahi une promesse qu’il ignorait avoir scellée, et cela Igane n’avait jamais pu le lui pardonner." J'ai bien aimé ces révélations aussi, et je me demandais presque si je n'avais pas envie de voir un parallèle à cet endroit entre ce que Fid a compris de son histoire (qui est aussi celle que tu écris), et ce qu'Igane a écrit dans son roman et qui fait écho à sa propre histoire aussi. Je ne sais pas si ça pourrait être intéressant, mais j'avais envie de me faire porter de cette manière en restant sur ces mots !

"on aurait-on les croire endormies"
"Inutile de compter sur elle."
Romane
Posté le 27/07/2021
Re !

> Je note pour l'ordre, c'est vrai que c'est peut-être un peu incohérent ;-)

Par rapport à la déchirure (je me rends compte que je n'ai pas répondu à ta question dans ton précédent commentaire) : oui c'est une seule et même déchirure. Je vais voir comment clarifier ça !

Ton analyse est très intéressante :D En vrai, Igane/Eugénia/Viya/ Fid fonctionne en carré d'opposition et de complémentarité. Donc les histoires des uns résonnent avec les histoires des autres. Et les histoires évoquées dans l'intrigue (issues de chez nous ou fictives) sont là pour faire écho aux histoires personnelles de plusieurs personnages, donc aucun parallèle n'est impossible. Après, est-ce que je dois tout expliciter ou est-ce que je laisse le soin au lecteur de relier mentalement les choses ? Je ne sais pas ^^

Merci de m'avoir signalé les petites erreurs !
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