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Par Jamreo

Cette séance-là ne s’était pas déroulée comme les autres. Enfin, après des mois d’attente et d’efforts acharnés, un résultat… à dire vrai, Donnie était incapable de dire si cette ombre tentaculaire, qui creusait la lumière de la lampe-torche de coulées noires, constituait un signe encourageant. Pire : la terreur qui lui électrisait le sang anéantissait aussi l’enthousiasme légitime, l’euphorie victorieuse qui auraient dû le saisir à la vue du corps tourmenté d’Élias. Ce dernier avait renversé jusqu’à l’impossible sa tête et fixait le plafond, les pupilles si dilatées que son regard paraissait entièrement noir. Ses mains s’agitaient comme actionnées par un marionnettiste.

Donnie s’était interrompu au milieu de sa supplique. Il avait si souvent connu l’échec qu’il s’était attendu à échouer encore ; il y trouvait même une joie paradoxale et sauvage, celle des vaincus qui n’abandonnaient pas. Mais voilà que ses vœux se réalisaient ! Il observait, tel un enfant surpris par la violence de ses désirs, l’ombre rassembler ses ramifications jusqu’à former une forme de lion noir infini. Des filets sortaient encore de la bouche d’Élias, directement avalés dans le giron de l’apparition suspendue au-dessus des adolescents.

Annabel, Théa, Louis Jade, voyaient-ils eux aussi le miracle se produire ? Donnie n’aurait su le dire : ils haletaient, un doigt toujours sur le verre, qui demeurait immobile sur la planche de Ouija. Ils avaient tous l’air tarés, paumés, clandestins. Jade plus que les autres… Jade, qui était le commencement de tout. C’était sa force, ou plutôt, celle de Sekhmet, qui avait en premier lieu attiré le roi des dieux jusque dans le sous-sol miteux du Laurier-noble.

— Là ! Là ! s’époumona Donnie. Vous le voyez ? Il est là !!

Et tout changea. Ses mots résonnèrent un moment dans le silence ; dans le silence et dans la clarté de la lampe, car l’ombre s’était évaporée. Donnie n’avait même pas vu comment. À présent, dans cette cave plus que normale, il bouillait de désespoir.

— Donnie ?

Anna. Elle avait rompu le cercle pour s’accroupir près de lui. Il décelait ses propres traits, ravagé, dans ces larges pupilles, pleines de sollicitude.

— Donnie, ça va ?

Le roi des dieux d’Égypte venait de se libérer de sa prison. Arrivé jusque là, Donnie n’aurait jamais un seul instant imaginé qu’il puisse disparaître, tout simplement ; il s’était tant nourri de l’envie que Rê, comprenant son erreur, s’incarnerait en lui sans hésiter…

Des larmes lui cuisaient les joues. Il ne les essuya pas.

— C’est bon, la séance est finie. Dégagez maintenant.

L’Irlandais garda les yeux baissés sur ses genoux croisés. Il refusait d’interagir avec les autres, de se montrer dans un état si vulnérable. Peu à peu, il y eut du mouvement autour de lui ; Louis et Théa partirent les premiers, il les reconnut à leurs murmures. Puis Annabel, qui avait posé une main sur le bras de son frère, s’avoua vaincue et s’en fut elle aussi.

Obstiné, Donnie fit la sourde oreille aux appels de Jade. Il aurait presque voulu que a voix devienne plaintive ou enjôleuse, cherche en tout cas à l’amadouer ; mais depuis Jules, elle s’était retranchée dans une neutralité de façade, que les adultes mettaient sur le compte de sa schizophrénie, mais que lui-même comprenait tout autrement. Elle n’avait pas eu besoin de lui avouer que c’était elle qui avait attaqué l’infirmier : il l’avait su dès son retour des urgences. Afin de la remercier, tacitement, il s’était promis de passer plus de temps avec elle. Pas seulement pour les séances de spiritisme, non ; pour le reste aussi.

Il aurait dû être touché de sa présence – de son refus de quitter la cave sans lui, comme un retour de ses attentions. Mais tout ce qu’il ressentait, c’était de l’agacement. S’il en avait eu l’énergie, il l’aurait envoyé chier dans les formes.

Donnie laissa passer plusieurs minutes – des dizaines ? - avant de quitter sa torpeur. Jade et Élias n’avaient pas bougé. Quels crétins ! Élias ne s’était même pas levé. Il examinait très sérieusement ses paumes ouvertes sur ses genoux. Donnie avait déjà sur le bout de la langue une insulte, et une poussée de rage le fit se dresser sur ses pieds, un doigt accusateur tendu vers l’autre garçon. Mais quand Élias leva le menton et que leurs yeux se frôlèrent, Donnie se trouva soudain muet. Il postillonna dans le vide, les joues rouges de contrariété. Jade lui frôla l’épaule, comme pour dire que ce n’était pas grave.

— Comment tu te sens ? demanda-t-elle.

Donnie s’apprêtait à répondre, ça aurait le mérite de le décharger de sa colère ; mais, voyant que la jeune fille était tournée vers Élias, il ravala sa bile et serra les poings. Lui aussi, après tout, voulait entendre ce que le sujet de l’expérience avait à dire.

— Je me sens… je me sens vide, croassa-t-il.

Il avait une voix aussi sèche que l’écorce d’un vieux chêne ; on sentait qu’il n’avait plus réellement parlé depuis longtemps – trop longtemps. L’entendre formuler une phrase complète avait quelque chose de déstabilisant.

— Et j’ai tellement chaud...

— Rien d’exceptionnel, rétorqua Donnie. Il fait au moins 40°...

Jade s’assit près d’Élias et lui posa une main sur le front.

— Tu as de la fièvre, constata-t-elle d’une voix neutre. Retrousse tes manches.

Elle allait relever les manches de son haute de pyjama, quand Élias retira son bras et le plaqua contre sa poitrine. Ils se regardèrent un long moment, perdus chacun dans la contemplation de l’autre.

— Bon, allez, on ne peut pas rester ici toute la nuit, prévint Donnie.

Il enleva sa cape et sa couronne en carton, qu’il serra trop dans son poing, et qui se froissa. Voilà qu’il était dévoré de jalousie par l’attention que Jade portait à l’autre adolescent. Sans gentillesse, il attrapa Élias par le col et l’obligea à se redresser. Rien que pour le plaisir de l’emmerder, il continua de tirer sur le tissu. Les mailles en souffrance émirent des craquements délicieux. Élias attrapa le poignet de Donnie et tenta vainement de se libérer : occasion rêvée pour Donnie de lui saisir l’avant-bras et de relever sa manche, de force, jusqu’au coude.

En reculant, Élias faillit rouler sur la lampe. Donnie se pencha pour la ramasser, en un éclair, et en diriger le faisceau sur son adversaire.

Les bras blancs et maigrelets étaient labourés de blessures. Des taches de sang maculaient l’intérieur de son habit, suintant des morsures et des griffures les plus récentes. D’autres se refermaient bon gré, mal gré, dans un camaïeu de rouge, de bleu et de violet. Certaines paraissaient prêtes à se rouvrir, comme des fruits trop mûrs.

— Wahou, souffla l’Irlandais. Tu t’es fait ça tout seul ?

Élias ne répondit pas. Statufié, il ne tenta même pas de dissimuler ses marques. Pire qu’un animal sauvage pris dans les phares d’une voiture, il jetait des coups d’œil désespérés autour de lui. Mais il n’y avait pas d’issue : Donnie n’en avait pas terminé avec lui. Il s’approcha, inondant le visage de sa victime de lumière, ce qui le contraignit à fermer les yeux et lever les mains devant lui pour se protéger. Donnie cherchait avidement des signes de changement, la preuve que Rê s’était débarrassé de son enveloppe impropre. Il avait plus ou moins toujours connu Élias torturé par la torpeur, les hallucinations et l’anomalie. Dépressif chronique, disait-on, avant que tout ne commence ; avant que Donnie ait l’idée d’attirer Rê à lui, avec le soutien de Jade, et que Rê, sans raison, ne choisisse un pauvre gamin fébrile. Depuis sa possession et les effets de la méthamphétamine, Élias était devenu complètement dingue. Était-ce la folie, la drogue ou le roi des dieux qui l’avait poussé à se mordre jusqu’au sang ?

Aucune importance. Donnie mit de côté le malaise diffus qui venait de naître à l’idée qu’il avait recommencé, depuis peu, à droguer Élias. Il n’avait pas à se sentir concerné. Mieux valait songer à Ravel, qui était de surveillance cette nuit-là, et qui viendrait les déloger s’ils mettaient trop longtemps à regagner leur chambre respective.

— On y va, ordonna Donnie en jetant cape et couronne dans un carton.

— Je ne me sens pas bien… se plaignit Élias.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Je… j’ai du mal à respirer.

Donnie fronça les sourcils. Comédie, ou vrai malaise ? Le teint d’Élias avait tourné au rouge et il inspirait l’air bouillant par halètements sporadiques.

— Il lui faut de l’eau fraîche, suggéra Jade.

De l’eau fraîche. Un vieux frigo occupait un coin du sous-sol, mais à en juger par sa porte entrouverte et la prise arrachée qui pendait mollement par terre, il n’était plus en activité depuis longtemps.

À défaut de fraîcheur, il restait les toilettes du rez-de-chaussée. Ça ne coûtait rien d’y faire un détour rapide avant de regagner leurs lits. Dans l’escalier, Jade et Donnie durent soutenir Élias qui s’essoufflait au moindre effort. Il se plaignait aussi de maux de tête et d’une pression au niveau de la poitrine. Manquerait plus qu’il s’évanouisse entre leurs bras… un peu d’eau réglerait vite le problème.

Ils se pressèrent le long du couloir jusqu’à atteindre les sanitaires. Jade actionna l’interrupteur. Une clarté sale de station service se déversa sur les miroirs, le carrelage et le visage d’Élias, déjà penché au-dessus de la vasque, les mains agrippées au lavabo. Il toussa et cracha, puis, de ses doigts tremblants, ouvrit le robinet. Jade se tenait à la porte et surveillait le couloir. Adossé au mur, Donnie eut tout le loisir d’observer Élias s’asperger d’eau. Ses cheveux poisseux tombaient autour de son visage, qui paraissait par bribes laiteuses entre les mèches sombres. Sa frêle carcasse se soulevait au gré d’une respiration difficile et sifflante. Loin d’attendrir Donnie, ce flagrant délit de faiblesse le rendit furieux. Comment se faisait-il qu’une entité aussi puissante et ancienne que le dieu-soleil ait pu choisir cette mauviette ? Il devait y avoir un secret, un ingrédient miracle caché quelque part sous la peau meurtrie, derrière les traits tirés.

— Comment tu as fait ? demanda-t-il doucement.

Les main ruisselantes d’eau sur son visage, Élias s’interrompit. Lentement, il écarta les doigts. Combiné à ses blessures, l’éclat fiévreux de ses yeux lui conférait presque un air mauvais. Seulement, il n’était pas mauvais : il était faible.

— Comment tu as fait, répéta Donnie, pour que le roi des dieux te choisisse ?

L’autre secoua lentement la tête, l’air de dire qu’il n’avait rien fait, qu’il n’avait pas choisi. Il s’étrangla sur une gorgée d’eau mal avalée. De la salive coulait aux commissures de ses lèvres, et il cherchait encore sa respiration. Ses tremblements auraient peut-être dû mettre la puce à l’oreille de Donnie. Peut-être. Mais pour lui aux prises avec une colère aveuglante, plus rien n’existait que son désir d’extorquer une réponse à l’autre garçon, par la force et la douleur s’il le fallait. Il avala la distance qui les séparait et lui saisit brutalement les avant-bras. Élias poussa un faible cri ; Donnie approcha son visage du sien, tout près, il sentait son souffle malaisé sur sa joue, et son haleine de sable brûlé. Dans ses yeux bleus terrifiés, Donnie planta son regard gris et coupant comme une lame d’acier.

— Comment tu as fait, hein ? Pourquoi c’est toi qu’il a choisi ?

Il chuchotait, par peur de hausser le ton et d’alerter Ravel. Des postillons furieux vinrent s’écraser sur la bouche d’Élias, qui semblait totalement paralysé. Des spasmes agitaient son corps, Donnie les percevait dans la chair tendre de ses mains, comme des mini chocs électriques. Il serrait sans se soucier de faire mal, il n’avait plus conscience de sa force. Tout ce qui comptait, c’était d’entendre le secret ultime, celui qui lui donnerait tout pouvoir…

— Pourquoi ? Pourquoi toi ? Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as de spécial ?

— Donnie, avertit Jade. Arrête, il se sent mal…

Il s’en foutait, il n’écoutait pas.

— Dis-moi, espèce de petite merde ! explosa-t-il, raffermissant d’autant plus sa prise sur les poignets émaciés.

— Il ne peut plus respirer !

Jade avait crié. Jade ne criait jamais, d’habitude. Rattrapé par la réalité, Donnie remarqua le gonflement de la gorge d’Élias, ses joues maintenant enflammées et, plus que tout, les râles qui sortaient de sa poitrine, amplifiés par le carrelage. Ses yeux emplis de larmes cherchaient désespérément un repère auquel s’accrocher, comme sa main droite, tendue vers ses camarades d’infortune, la gauche serrée autour de son cou. Des convulsions soulignaient des muscles et des os aux endroits les plus incongrus de son corps et le faisaient tituber. Une mixture grumeleuse apparut entre ses lèvres, il semblait s’étrangler dessus.

Impuissants, Jade et Donnie le virent tomber à la renverse et glisser sur le sol humide, comme une grosse luge mal pratique. Ses membres étaient agités de remous et il s’étouffait vraiment sur cette matière épaisse qui dégoulinait sur son menton.

Le cœur de Donnie battait à une allure folle. L’adrénaline dans ses veines aiguisait ses sens ; la plainte d’Élias l’assourdissait, la lumière lui consumait la rétine.

Jade était aux pieds d’Élias. Il la rejoignit maladroitement, sans oser rien toucher, de peur de le détruire. Il était encore en train de marmonner que tout irait bien quand Élias cessa de respirer.

Une tache de liquide apparut, juste en-dessous de la ceinture, et coula le long de sa jambe.

La pleine compréhension de ce que cela signifiait ne se fit pas tout de suite. À tout moment, Donnie s’attendait à voir la poitrine immobile se creuser, puis se soulever sur une bouffée d’air. Le mécanisme se remettrait en marche et Élias ouvrirait les yeux.

Les minutes passèrent. Donnie se prenait à espérer que Ravel fasse irruption et prenne les choses en main, mais l’infirmier ne se montra pas, probablement fourré à l’autre bout de la clinique.

Non, c’était à lui de réparer les dégâts.

— Il faut effacer les traces, dit-il.

Jade se tourna vers lui.

— Il est mort ?

— Je ne sais pas…

Donnie se pencha au-dessus du jeune garçon inconscient. Comment constatait-on la mort de quelqu’un ? Il leva une main hésitante et la passa sous ses narines – pas de souffle. Il chercha sur sa gorge, un pouls, un sursaut…

— Les empreintes, souffla-t-il. Les empreintes, il faut les faire disparaître.

Il avait assez squatté la télé de son oncle, puis de la clinique, et indolemment zappé devant les téléfilms policiers du creux de l’après-midi pour savoir qu’une empreinte digitale serait une preuve accablante de leur présence dans ces toilettes. Il se leva et arracha des brassées de papier au distributeur. Avisant le pain de savon près du robinet, il en frotta le énergiquement le papier. Au moment de retourner vers Élias, il eut une petite hésitation. Il se voyait effectuer l’action sordide, devant Jade, et une étonnante sensation le prenait au ventre.

Ce n’était pas le moment. Il contracta les mâchoires et entreprit d’essuyer le corps, aux endroits qu’ils avaient touchés : les avant-bras et les mains. Le visage, aussi, où il avait postillonné. À genoux par terre, il bascula son poids sur ses talons et contempla son œuvre. On voyait encore, entre les paupières mi closes, que ses yeux étaient bleus.

— Il vaut mieux que tu sortes, Jade. Je vais terminer.

Donnie nettoya aussi le carrelage autour d’Élias, les lavabos et la poignée de porte ; puis il rejoignit Jade sur le seuil ; Il parcourut une dernière fois la scène des yeux pour s’assurer que le sol n’était pas marqué de leurs empreintes de pas. Inconsciemment, sa main avait cherché celle de la jeune fille, et ses doigts lui écrasaient les phalanges. Quand il croisa son regard, il décela, dans le brun liquide de ses iris, l’ombre d’une immense forêt ; et tout en haut, émergeant de la cime des arbres, un bâtiment en pierre qui se dressait contre l’horizon.

Jade n’était plus vraiment là.

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