35. Le retour

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

Jeanne

Jeanne et la jeune Chloé se trouvaient dans la Bibliothèque. Des étagères, faites dans du chêne et du hêtre, étaient remplies de livres en tous genres et s’étendaient à perte de vue. La pièce était très vaste et offrait aux Occupants un lieu calme et accueillant. Pour les Créatrices, il avait été difficile de produire des ouvrages qu’elles n’avaient pas parcourus. Alors, elles avaient fait appel à la mémoire des habitants. Certains auteurs se trouvaient dans l’Entre-Deux et avaient assez d’aisance pour reproduire leurs récits. D’autres profitaient de l’éternité pour en composer de nouveaux. Une salle avec plusieurs imprimantes et relieuses se situait dans un local adjacent, permettant aux écrivains de rendre disponibles leurs romans.

Au centre de la librairie trônaient quelques tables éparpillées entre les rayonnages. La plupart étaient proches de la section de recherches. C’était là que les Occupants pouvaient trouver leurs ancêtres et observer leurs arbres généalogiques. Ils venaient eux-mêmes compléter les différents recueils qui faisaient parfois plus de mille pages. Des fauteuils et canapés avaient été installés dans certains coins, laissant un peu d’intimité à ceux qui voulaient lire un livre, parcourir une bande dessinée ou juste réfléchir seul.

Jeanne et l’adolescente étaient ainsi un peu à l’écart. Penchées sur une grande quantité de documents, elles discutaient joyeusement. La femme avait sorti une large feuille où elle croquait, à l’aide de Chloé, les plans du manoir. Elles ne s’étaient pas encore rendues près des montagnes blanches. Jeanne manquait de temps depuis le rassemblement, mais quelques heures dans la journée de temps en temps suffiraient à imaginer la maison idéale. Il fallait penser à chaque pièce, chaque dimension, chaque cloison. Les fondations étaient importantes, ne pouvant être changées après leur apparition.

Chaque objet matérialisé dans ce monde ne disparaissait pas. Il pouvait être détruit comme sur Terre, mais si un mur était de travers, il était parfois nécessaire de casser toute la maison pour la reconstruire. C’était pourquoi les Créatrices étaient minutieuses dans leur travail. Il leur fallait du temps pour penser à tout et ne pas se tromper. Alors, elles faisaient en sorte de toujours concevoir les plans avec les Occupants, concernant les croquis, l’architecture ou comme ici, la topographie. C’était une tâche fastidieuse, mais finalement, ils avaient l’éternité pour cela.

À présent, beaucoup de maçons, de peintres, de charpentiers ou tout simplement de personnes bricoleuses et dégourdies peuplaient l’Entre-Deux. Il suffisait alors à Jeanne et Louise de matérialiser des parpaings, des planches de bois, du ciment, tout ce qu’il fallait pour construire une habitation. Les Occupants s’employaient donc eux-mêmes à ériger toutes sortes de bâtiment en venant piocher dans la Récupération.

— Madame Jeanne ? fit une voix fluette à côté d’elle, la sortant de ses pensées.

— Excuse-moi, Chloé, bailla la femme. J’ai eu un moment d’absence. Reprenons.

— Vous semblez préoccupée, remarqua la jeune fille. Voulez-vous que nous nous arrêtions pour aujourd’hui ? Ce n’est pas urgent.

Jeanne secoua la tête. Elle s’attarda un instant sur le doux visage de l’Occupante. Ses traits étaient paisibles, mais une once de tristesse habitait son regard. L’adolescente se tenait droite et souriait poliment.

— Non, ne t’inquiète pas. Tout va bien, essaya-t-elle de la rassurer.

La dirigeante remarqua alors un détail qui n’était pas présent les fois précédentes. Les cheveux de Chloé habituellement bruns s’éclaircissaient aux pointes et avaient considérablement poussé. Ils blanchissaient autant que ses iris chocolat se ternissaient. S’était-elle fait une couleur ? Il existait des coiffeurs dans l’Entre-Deux et beaucoup d’Occupants tentaient des coupes ou des teintures qu’ils n’avaient jamais osé porter de leur vivant.

Jeanne secoua la tête, elle avait d’autres choses à penser. Elle ne s’arrêta pas plus longtemps sur l’aspect physique de son interlocutrice. Trois jours s’étaient écoulés depuis le rassemblement et elle ne recevait toujours pas de nouvelles de son amie Louise depuis. Son absence et son silence commençaient à sérieusement l’inquiéter. Elle était constamment tendue et parfois sur les nerfs. Un jour, elle s’était impatientée quant aux retards perpétués du couple de jeunes conseillers aux réunions. Par la suite, ils furent à l’heure et arrivèrent presque les premiers à chaque assemblée.

Jeanne avait toujours été très calme, elle ne se reconnaissait pas. Son entourage ne la reconnaissait pas. L’inquiétude la rendait irritable et très lunatique. Comme en ce moment même. La brunette dut tapoter son bras pour la sortir de sa rêverie.

— Oh, pardonne-moi, Chloé, s’excusa une nouvelle fois la femme. J’étais encore dans mes pensées.

La jeune fille lui sourit et, sans dire un mot, commença à ranger les documents éparpillés sur la table en acajou.

— Que fais-tu ? demanda Jeanne, intriguée.

— J’avais oublié, dit-elle. Je dois passer chez un ami ce soir. Je vais devoir vous laisser. Je reviendrai la semaine prochaine.

La Créatrice douta de la sincérité de son excuse, mais ne la releva pas. La petite était maligne, elle avait dû se rendre compte de ses inattentions à répétition. Jeanne soupira et se leva. Elle aida l’adolescente à tout ranger. Elles glissèrent le tout dans un tiroir d’une armoire dédiée aux constructions d’habitations. Le nom de Chloé avait été tracé en lettres manuscrites sur le haut de son dossier.

La dirigeante continuait d’observer la jeune fille alors qu’elle lui faisait ses au revoir et qu’elle s’éclipsait de la Bibliothèque. Bloquée à présent sur les cinq caractères dessinés à l’encre, la grande femme leva la tête seulement lorsque quelqu’un tira sur sa manche.

— Jeanne ! s’exclama la personne. Eh bien, vous êtes dans la lune en ce moment.

C’était la voix joviale de Mia. À sa droite se tenait Cohmghall, le petit homme. Il semblait essoufflé, les mains sur les genoux, alors que la jeune surfeuse n’avait pas une trace de fatigue sur le visage. La différence de taille entre les deux Grands Occupants fit apparaître l’once d’un sourire sur les lèvres de Jeanne.

— Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle, à présent intriguée.

C’était rare lorsque ses conseillers venaient la chercher, surtout à la Bibliothèque et encore plus à deux. La Créatrice pencha la tête et arqua un sourcil. Cohmghall essayait de parler, mais le souffle le lui manquait.

— … groupe… revenu… dans la cour… z’attendent, s’efforça-t-il de dire.

Un rire cristallin sortit de la gorge de la jeune Australienne. Elle tapota gentiment le dos de son collègue avant de répéter l’information, de façon nettement plus claire.

— Le groupe d’expédition est revenu, ils sont dans la cour et vous attendent.

Les yeux gris de la femme s’illuminèrent. Elle ne patienta pas pour plus de précisions et, contournant les Grands Occupants, elle fonça hors de la pièce. Elle croisa des regards étonnés, mais les ignora. Elle courait à en perdre haleine. Elle faillit tomber dans les escaliers face aux tableaux montrant la jeune Louise et son amant, mais elle reprit son équilibre, un peu hasardement. La lumière extérieure lui brûla les yeux lorsqu’elle passa la grande porte du château. Elle cligna un instant des paupières avant de déboucher dans la cour.

Un petit groupe de personnes l’attendait en son centre et Irinushka accueillait les arrivants. Le couple de jeunes conseillers était également présent. Ils semblaient heureux de retrouver leur ami Johny. Tadjou était là aussi. Hans tenait quelqu’un fermement par les bras. Jeanne reconnut la longue tignasse ardente de Sibylle. Ils étaient vêtus de façon étrange. Beaucoup de cuir et peu de tissus recouvraient leur peau. Jeanne n’avait jamais vu cette mode.

Elle s’arrêta à quelques pas d’eux et jeta des coups d’œil autour d’elle. La joie qui l’avait envahie, quelques instants plus tôt, s’évanouit subitement. L’inquiétude reprit le dessus. Elle s’avança vers les trois hommes de l’expédition et demanda :

— Où est Louise ?

Ils se regardèrent tous, angoissant d’autant plus la femme.

— Que… Que s’est-il passé ? requit-elle. Où est Louise ?

Elle s’imagina plusieurs scénarios différents, plus terribles les uns que les autres. La Princesse avait été enlevée, elle était torturée, elle n’existait plus. Alors que des larmes se formaient aux coins de ses yeux, Tadjou s’avança vers elle et lui prit les mains.

— Madame Jeanne, dit-il d’une voix calme et posée. Louise va très bien, elle nous a demandé de vous prévenir qu’elle était en sécurité. Elle est avec Lucas, ils s’occupent de sauver Tom.

— Sauver Tom ? répéta lentement la Créatrice.

— Nous avons appris que Jacques le détenait, intervint Hans.

Il s’approcha en tirant la jeune rousse violemment devant lui.

— Dis-lui, cracha le colosse à sa prisonnière. Dis-lui ce que tu as fait.

Jeanne ouvrit de grands yeux ronds. Qu’est-ce que Jacques avait à voir dans tout cela ? Il avait également disparu, mais cela ne voulait pas dire que…

— Mon ancêtre a enlevé le frère de Lucas, annonça la jeune voleuse d’une voix emplie de honte.

Elle n’osait même pas lever la tête vers la femme qui lui faisait face. Interdite, Jeanne ne sut quoi répondre à cela.

— Et toi ? relança le géant.

Elle grogna lorsqu’il lui releva le visage de force. Ses yeux étaient gonflés de larmes et de remords.

— J’ai emmené le groupe sur une mauvaise piste, expliqua-t-elle en détournant le regard.

Hans fit en sorte que Sibylle garde ses iris vert foncé rivés sur ceux gris de Jeanne, tandis qu’il reprenait la parole.

— À cause d’elle, nous avons vécu l’Enfer, raconta-t-il à la Créatrice. Nous avons affronté nos pires peurs dans une violente tempête. Johny s’est fait égorger dans un phare. Tadjou a été retrouvé traumatisé dans une ville remplie de fous habillés bizarrement.

L’homme semblait secoué. Il tira sur les bras de la prisonnière vers le ciel, la soulevant du sol. Elle poussa un petit cri de douleur.

— C’est de ta faute ça ! explosa-t-il.

Ses yeux exprimaient beaucoup de colère. Il allait frapper la jeune femme lorsque Tadjou posa une main sur le bras du colosse, le calmant aussitôt. Hans glissa Sibylle sur le parterre de la cour et la donna à Johny qui s’en saisit. Jeanne avait observé toute la scène, abasourdie par les propos du géant.

— Est-ce vrai, Sibylle ? osa-t-elle demander à la concernée.

La jeune voleuse paraissait dévastée par le chagrin et les regrets. Elle leva un regard humide vers la femme.

— Oui, Jeanne, acquiesça-t-elle. Je te demande pardon.

La Créatrice ne savait comment réagir. Elle ne s’attendait pas à ce revirement de situation. Elle croyait les connaître, elle et son ancêtre. Jacques avait toujours été si gentil avec elle. Il n’avait pas le profil de ravisseur d’enfant. C’était un homme humble qui donnait son éternité au service de l’Entre-Deux. En aucune circonstance il avait été orgueilleux ou vaniteux. Peut-être un peu ambitieux, puisqu’il s’était proposé comme onzième Grand Occupant peu de temps après son arrivée, mais son aide n’avait jamais été de trop et Jeanne avait développé une amitié sincère envers lui. Elle tombait de haut.

La dirigeante se tourna vers Tadjou.

— Où se trouve Jacques ? questionna-t-elle. Je vais aller porter secours à Louise et Lucas.

Johny l’arrêta d’un geste.

— Nous ne savons pas, c’est un chat qui les y a emmenés, expliqua-t-il.

— Un chat ? s’étonna la Créatrice.

— Nous vous raconterons plus tard, intervint Tadjou. Quel jour sommes-nous ?

La femme réfléchit un instant.

— Nous sommes le 17 mai, pourquoi ? demanda-t-elle.

— De quelle année ? précisa le jeune Dominicain.

— Eh bien 2017, répondit Jeanne, déconcertée par la question.

Les trois hommes se regardèrent, surpris. Même Sibylle releva la tête, intriguée.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit la femme.

— C’est étrange, commenta Johny. Lorsque nous étions dans l’autre ville, les Habitants fêtaient le Solstice de l’année 2687.

— Nous sommes partis le 29 avril, renchérit Tadjou. Nous n’avons été absents que 18 jours !

Jeanne ouvrit grand la bouche, avant de rapidement la refermer.

— Une autre ville ? L’année 2687 ? s’étonna-t-elle. Mais de quoi parlez-vous ?

Johny tendit la prisonnière à Hans qui s’était calmé. Le colosse emmena la jeune femme dans les cachots du château. Pendant ce temps, Jeanne fit réunir ses conseillers dans la Grande Salle. Les trois hommes se changèrent pour des vêtements plus habituels et ils se présentèrent à l’assemblée afin de faire le récit de leurs aventures. Ils racontèrent le passage dans les plaines vides, le phare damné et, surtout, la grande cité de l’Autre-Part. Ils évoquèrent le félin Bastet et la trahison de Sibylle, mais Jeanne était restée bloquée sur ce qui se trouvait au Sud du désert.

— Je ne comprends pas très bien, marmonna-t-elle. L’Autre-Part serait une autre ville, un autre monde, semblable à l’Entre-Deux. Les morts se rendent dans cette cité, mais ils appartiennent à l’année 2687, ou inférieure. Et vous pensez qu’ils n’avaient pas connaissance de notre existence comme nous de la leur.

— C’est exact, confirma Johny. C’est comme si ces deux mondes vivaient en parallèle, à des époques différentes.

— Cela change absolument tout, intervint William avec inquiétude.

Ce Grand Occupant était un homme charismatique avec beaucoup d’humour. Mais ce jour-là, il ne semblait pas vouloir faire des blagues. Son regard mordoré affichait une certaine anxiété comme plusieurs de ses collègues.

— Comment est-ce possible, alors que nous ne sommes qu’en 2017 ? s’inquiéta Kenshin.

De taille moyenne, lui avait les yeux gris foncé et bridés. Il était le plus pessimiste et semblait souvent angoissé par n’importe quoi. Il permettait malgré tout d’envisager les pires situations ou de poser parfois les bonnes questions.

— Les derniers Occupants arrivés viennent bien de cette année-là, continua-t-il. Comment deux époques peuvent exister en parallèle ? C’est insensé.

Son esprit scientifique l’empêchait certainement d’imaginer un phénomène aussi étrange. Pour les personnes comme lui, le temps était une droite qui ne pouvait jamais se courber et donc se rencontrer elle-même. Kenshin se tourna alors vers Jeanne, la Créatrice, leur dirigeante et celle qui avait normalement le plus de connaissances concernant leur univers.

— Est-il possible que certaines personnes restent coincées pendant des siècles aux Barrières de la Mort ? interrogea-t-il.

L’intéressée ne répondit pas. Elle n’en avait pas la moindre idée. La grande femme était tout aussi déconcertée que ses conseillers. Si un autre monde existait en parallèle du leur avec des dates différentes, cela voulait-il dire qu’ils se trouvaient dans une boucle temporelle ? Et que se passerait-il lorsqu’ils auront atteint l’année 2195 ? Si c’était le moment où l’Autre-Part avait été fondé, cela impliquait peut-être que l’Entre-Deux allait disparaître à cette échéance, pensa-t-elle.

— Lorsque nous étions dans les plaines vides, raconta Tadjou, ignorant toutes les questions que se posait la Créatrice. Nous n’avons jamais vu l’obscurité. Hormis dans le phare, se reprit-il, en apercevant le regard de son compagnon qui y avait été enfermé.

— C’est vrai, l’appuya Hans. Il a toujours fait jour. Nous n’avons pu observer de nouveau la nuit uniquement lorsque nous étions dans la cité étrange.

— Vous insinuez que le temps s’arrête dans les plaines vides ? tenta Gyanada, la jeune Indienne autrefois retardataire avec son compagnon.

— Ce n’est qu’une suggestion, en effet, poursuivit le Dominicain, éblouissant de sa sagesse et de ses théories. Plusieurs jours se sont bien écoulés dans le désert puisque nous en avons passés 18 hors de l’Entre-Deux. Cependant, nous n’avons vécu qu’une obscurité dans l’Autre-Part. Cela signifie que nous sommes restés deux semaines et demie à la lumière des étendues arides.

Jeanne écoutait les uns et les autres débattre, sans vraiment pouvoir prendre de position. Son esprit s’égara de nouveau, elle ne pensait qu’à Louise. Même si cette découverte était incroyable et méritait totalement son attention, elle n’arrivait pas à se rassurer concernant la Princesse. Elle n’aimait pas la savoir seule. La présence de Lucas ne suffisait pas à l’apaiser quant à sa sécurité. De quoi Jacques était-il capable ? Les trois hommes, qui avaient participé à l’expédition, avaient relaté les paroles du chat, précisant la partie où le bourreau comptait offrir Tom au Mal. C’était inquiétant, il n’y avait pas de porte vers le Paradis ou l’Enfer dans l’Entre-Deux. Jeanne ne savait même pas s’il était possible d’y aller dans l’un ou l’autre après avoir été envoyé ici. Les Êtres Supérieurs avaient certainement ce pouvoir, mais pas un simple Occupant.

Cette fois-ci, Jeanne se sortit elle-même de sa rêverie et interrompit la discussion en cours. Elle ne savait pas de quoi il était question, mais une information venait de lui revenir.

— Vous m’avez bien dit que Jacques était devenu Créateur ? intervint-elle, s’adressant aux trois hommes.

— C’est ce que Bastet a évoqué, en effet, répondit le jeune Dominicain.

— Comment se fait-il qu’il y ait trois nouveaux Créateurs d’un seul coup ? s’énerva Irinushka en replaçant la chapka sur sa tête d’un geste sec.

— Il y a malheureusement beaucoup trop de choses que nous ignorons, soupira Jeanne.

Hans se redressa d’un seul coup, comme piqué par une mouche.

— D’ailleurs, petit, s’adressa-t-il à Tadjou. Il s’est passé quoi après le phare ? Avant que nous te retrouvions en haut de l’immeuble.

Johny sembla s’intéresser également à cette histoire. Le jeune Dominicain entrouvrit la bouche pour raconter sa mésaventure lorsque la porte de la Grande Salle s’écarta en grand. Un enfant d’une douzaine d’années, essoufflé, entra dans la pièce sans y être invité. Il courut jusqu’à Jeanne et tomba à genoux devant elle. Il essayait de parler, mais ses mots se coinçaient dans sa gorge alors qu’il cherchait à retrouver sa respiration.

— Calme-toi, mon garçon, fit la Créatrice en posant une main sur son épaule.

Il tremblait comme une feuille. Il releva son regard brun vers elle et Jeanne put voir la terreur qui l’habitait. Des mèches de cheveux lui collaient sur le visage. Jeanne prit la température de son front, il était bouillant comme après avoir fait un effort physique important. Mais la sueur, qui en coulait, semblait aussi froide que l’eau d’un lac en hiver. Sa poitrine se levait et s’abaissait au rythme, saccadé et trop rapide, de sa respiration.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta la femme.

Tout le monde observait l’adolescent qui se relevait et reculait d’un pas. Il se tint droit comme s’il devait faire bonne figure devant le conseil, mais Jeanne ressentait sa frayeur.

— Mes parents, expliqua-t-il, finalement, d’une voix tremblante. Mes parents se sont fait attaquer. Ils ont disparu dans un nuage de fumée.

— Qui les a agressés ? demanda la Créatrice, se doutant de la réponse avant même de l’entendre.

— Jacques, fit le garçon, le souffle court. Jacques a anéanti mes parents, Madame Jeanne.

***

Sibylle

Sibylle faisait les cent pas comme une lionne dans une cage. Elle était un fauve emprisonné, et elle n’aimait pas cela. Elle observa la porte de bois qui fermait la petite pièce lui servant de geôle. Une étroite ouverture traversée de barreaux lui laissait la possibilité d’admirer un mur de pierres grises face à elle. Énervée, elle donna un coup de pied dans le pan de frêne.

— Oh, la prisonnière, fit une voix grave et grasse. Calme-toi, tu n’es pas toute seule.

La jeune voleuse grogna. Elle entendait deux gardes jouer aux cartes au bout du couloir sur sa gauche, apparemment un homme et une femme. Il y avait également un autre détenu placé deux cellules sur sa droite. Elle avait uniquement vu ses jambes lorsque Hans l’avait portée jusque-là. Une fois de plus, elle cogna la porte de son pied. Le même garde cria de mauvaises paroles qui firent rire son acolyte tandis que Sibylle s’attaquait finalement au mur de la pièce qui donnait sur l’extérieur du château.

Qui avait sérieusement envie de passer son éternité à garder des cachots ? Quel était l’intérêt des geôles ? Elle frappa de son poing, puis de l’autre. Elle déversait ainsi sa colère contre la pierre qui n’avait rien demandé. Même si elle était jugée, qu’allaient-ils faire d’elle ? La cloîtrer dans une pièce sans fenêtre pendant dix, cent, mille ans ? Au mieux elle se rendait folle à cause de sa claustrophobie, au pire elle devenait comme son ancêtre Jacques : prête à tout pour se venger et tout détruire, un pion du Mal.

Elle donnait à présent des coups, de plus en plus forts. La peau de ses phalanges se craquelait, mais elle guérissait instantanément, alors elle continuait. Seul le sang sur le mur ne disparaissait pas. Elle brutalisait la pierre autant qu’elle-même l’était dans son amour-propre. Les os craquaient maintenant face à ses charges plus puissantes, mais ils se ressoudaient le temps que l’autre poing se brise également.

Elle frappait depuis un long moment lorsqu’elle entendit un des gardes faire racler sa chaise sur le sol et la menacer une fois de plus. Peu lui importait, Sibylle punissait ses remords, sa colère, ses regrets. Elle imaginait le visage de son ancêtre, puis le sien. Elle avait été trop naïve. Qu’attendait-elle de Jacques ? Il ne lui aurait de toute façon rien apporté. Elle n’était qu’un pion pour lui, rien de plus.

Tandis que, dans son dos, une voix plus féminine que la première lui ordonnait de cesser ses coups, elle remarqua quelque chose. Il n’y avait pas que ses os qui se brisaient. Le mur était en train de fendre. Elle cogna alors encore plus fort. Le choc se propagea dans tout son bras jusqu’à l’épaule, mais elle n’en tint pas compte. Elle reprit de l’autre poing, laissant le premier guérir. Le sang éclaboussait à présent son visage tandis que sa volonté décuplait sa force et son envie de s’échapper.

— Arrête ! cria la garde.

Sibylle l’entendit appeler son collègue pour qu’il lui apporte le trousseau. Il devait être parti quelque part, puisque la femme dut aboyer plusieurs fois son nom avant qu’il ne la rejoigne. Cela donna de l’espoir à la jeune rousse, elle allait pouvoir s’enfuir. Elle observa la porte. Ils étaient deux, elle arriverait sûrement à s’occuper d’un, mais pas de l’autre. Elle était une voleuse, pas une guerrière. La clé se glissait dans la serrure lorsqu’un grand fracas se fit entendre.

La jeune femme reporta son regard devant elle, la lumière l’aveugla. Elle avait brisé le mur. En pierre, il devait bien être épais d’au moins un mètre. Comment avait-elle pu réaliser un tel exploit ? Elle se posa la question qu’une demie seconde. Les gardes entraient dans sa cellule alors qu’elle se jetait par l’ouverture qu’elle avait créée.

Sibylle tomba de trois étages. Elle sentit ses rotules se déboîter, son bassin être poussé par le sol et ses chevilles s’émietter. Comme elle le pensait, les sentinelles ne la suivirent pas. Ils durent aller sonner l’alerte. Elle avait à peine quelques minutes pour guérir et s’enfuir. Tout le bas de son corps la faisait souffrir. Mais elle ignora la douleur et commença à ramper à l’aide de ses bras, qui avaient eu le temps de se soigner. Elle sentait ses os et ses muscles se replacer, se ressouder entre eux, mais le processus lui semblait long dans sa hâte. Elle allait être rattrapée.

Seulement son corps se reconstruisait plus vite que la moyenne. Le rempart n’était plus très loin. Ses jambes pouvaient de nouveau la porter. Elle oublia sa douleur et commença à courir en boitant. Les deux gardes sortaient sur la cour, alors que la jeune voleuse avait déjà quitté l’enceinte du château. Elle détalait à présent dans les rues de l’Entre-Deux, se dirigeant à l’aveugle entre les maisons.

Comme elle y avait réfléchi, elle s’exilerait dans le monde de l’Autre-Part. Dans cette ville, personne ne se préoccuperait d’elle. Elle pensait s’orienter vers le Sud, voulant retrouver les plaines vides, mais des larmes de douleur et de colère brouillaient sa vision. Elle continuait tout de même sa course, refusant de finir l’éternité enfermée dans une cellule.

C’est au dernier moment qu’elle entendit un cri. Elle se figea, la personne devant elle était en train de se faire avaler par un liquide étrange, noirâtre, effrayant. Puis le tout disparut dans un nuage de fumée sombre. Face à elle se tenait Jacques, le regard complètement fou et un sourire démoniaque sur le visage.

 ***

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez