35. Aimer (II)

Par Gab B
Notes de l’auteur : Pour ceux qui sont encore là, merci ! Après celui-là, vous aurez fait la moitié du voyage ;)

Chapitre 8 : Les geôles

 

Aimer (II)

 

La porte de la maison se referma derrière Ada dans un claquement qu’elle entendit à peine, couvert par le bruit des passants qui discutaient fort et des carrioles qui brinquebalaient leur contenu sur les pavés. Les beaux jours commençaient à s’installer et l’air doux de la matinée déjà bien avancée lui caressa le visage. Elle traversa le quartier, saluant chacun au passage. Elle devait reconnaître qu’elle aimait ces rues et leurs habitants. Les regarder lui sourire avec bienveillance apaisait et serrait son cœur tout autant. Désormais, le quartier Kegal constituerait aussi bien son refuge que sa prison.

Plus que jamais, alors qu’elle se voyait projetée sur le devant de la scène politique, elle avait le sentiment de vivre dans l’ombre de ses frères. Depuis toute petite, la même rengaine se répétait. Quelques années auparavant, lorsque ses aînés rentraient à la maison en plein milieu de la nuit, sales et écorchés, trempés parfois, leurs parents fronçaient les sourcils, haussaient un peu la voix et finissaient par laisser tomber. Lorsque Bann avait refusé catégoriquement de suivre son apprentissage auprès d’un conseiller du Gouverneur, leurs parents avaient argumenté pendant des jours, menacé un peu, et fini par laisser tomber. Et aujourd’hui, ils avaient volé un bateau, bravé tous les interdits pour se balader dans un lieu sacré, et leurs parents se démenaient pour laver leur honneur. Bien sûr, elle ne leur souhaitait pas d’y moisir pour le reste de leur existence ! Mais pourquoi continuer à passer tous leurs caprices, quand à elle-même on rejetait la seule chose à laquelle elle aspirait, la tranquillité d’une vie normale ?

Elle arriva bientôt à son point de rendez-vous. Godron l’y attendait déjà, en simple tenue de ville. Ses cheveux bruns étaient coupés plus court que d’habitude, presque ras. Une nouvelle cicatrice barrait son cou. Ces transformations physiques l’inquiétaient un peu, comme si ces détails mineurs formaient la goutte de trop, dans la tempête de changements qui déferlait sur elle. Et puis, elle ne comprenait pas vraiment son choix de rejoindre la Garde, lui qui avait toujours tiré une si grande fierté de devenir forgeron. Mais il esquivait ses questions, et elle, elle se sentait mal à l’aise en sa présence. Il parlait d’avenir, de son avenir, maintenant qu’il s’apprêtait à revêtir l’armure et son ventre se nouait chaque fois davantage. Parce qu’elle ne pouvait rien dire. Parce que ses parents lui avaient demandé de ne rien dévoiler à personne tant que Mev et Bann n’auraient pas été mis au courant. Alors elle mentait et chaque mensonge lui déchirait le cœur un peu plus. Les nouvelles aspirations de Godron n’avaient aucune place dans la vie d’un administrateur. Le nouveau destin d’Ada n’avait aucune place dans les histoires que lui racontait Godron.

Soudain, alors qu’ils croisaient un autre couple enlacé, elle ne tint plus.

— Il faut que je t’avoue quelque chose, lança-t-elle.

Il haussa les sourcils, visiblement étonné par son air sérieux. Ada se mordit les lèvres. Elle avait agi impulsivement, sans réfléchir à ce qu’elle allait dire. Et si elle faisait une bêtise en lui racontant tout ? Elle le regarda, vit la petite cicatrice en forme de croix sur son menton, la marque de brûlure sur son cou, le vert de ses yeux qui tirait sur le marron. Elle l’aimait et elle avait confiance en lui. Tout se passerait bien.

Enfin, après que les battements de son cœur se furent un peu ralentis, elle lui parla des conséquences du retour de Bann et Mev et de la décision de leurs parents.

Le jeune homme l’écouta sans sourciller. Son calme apparent contrastait avec le tourbillon de pensées qui s’entrechoquaient dans la tête d’Ada.

— Je suis content pour toi, annonça-t-il d’un ton neutre. Tu seras une bien meilleure administratrice que tes deux idiots de frères réunis.

Il se tut et elle sentit à sa nervosité qu’il n’avait pas tout dit.

— Mais… ? murmura-t-elle.

— Je n’ai pas quitté la forge pour diriger un quartier. Ça ne m’intéresse pas.

La nouvelle s’abattit sur la jeune fille telle une douche froide. Elle n’avait même pas envisagé cette éventualité, alors qu’elle avait eu des jours pour y penser. Lui y avait songé instantanément, presque trop facilement.

— Je suis sûre qu’on peut trouver une solution, et ce ne serait pas avant des dizaines d’années de toute façon. Mes parents seront encore administrateurs pendant longtemps, je devrai juste rester au quartier Kegal en attendant, et les aider. Mais toi tu peux continuer une carrière au sein la garde !

Il plissa le coin de la bouche et secoua la tête en signe de négation.

Elle sentit qu’elle commençait à perdre pied. L’angoisse qui lui serrait le ventre remonta jusque dans sa gorge, si fort qu’elle en avait presque la nausée.

— Ne me demande pas de choisir, je ne peux pas abandonner ma famille…

Il ne répondit pas.

— Mais que veux-tu que je fasse ? insista Ada, essayant de cacher tant bien que mal son émotion devant la conclusion qui semblait s’imposer malgré elle.

Godron soupira et la regarda d’un air doux.

— Administratrice ou pas, Ada… Peut-être que si les choses avaient été différentes, nous aurions pu nous installer ailleurs, faire notre propre vie. Mais tu restes une Kegal. Et maintenant, tu le seras pour toujours. Tu ne vas pas laisser tomber ton quartier. Ni tes parents. Et avec le temps, tu deviendras encore plus comme eux.

— Alors c’est fini, comme ça, juste pour ça ? Je t’aime, et tu m’aimes, pourquoi le métier que nous choisissons devrait-il faire nous séparer ? L’important c’est que l’on soit tous les deux ; quant au reste, tout le reste, on aura toute une vie pour trouver des réponses !

Il baissa les yeux au sol pour éviter son regard.

— Tu as raison, quand deux personnes s’aiment vraiment, elles parviennent à surmonter ce genre d’obstacles. Mais ce n’est pas simplement le fait que tu hérites du quartier. Je suppose que…

Il marqua une pause et se racla la gorge.

— Je suppose que je ne dois pas être aussi amoureux de toi que je le croyais, soupira-t-il.

Ada reçut ces derniers mots comme une gifle en plein visage. Elle ne parvenait plus à respirer. Comment pouvait-il se montrer si cruel ? Elle voulait crier, elle voulait le frapper, elle voulait le maudire, mais elle ne fit rien. Elle voulait argumenter encore, elle voulait l’entendre s’excuser et retirer ses paroles, elle voulait le voir se battre pour leur avenir, mais le silence demeura entre eux. Finalement, elle ne put que lui tourner le dos et partir en courant, les yeux brouillés par les larmes.

Il n’essaya pas de la retenir.

Elle se dirigea au hasard des rues du quartier, cherchant un endroit calme où personne ne la remarquerait pleurer. Elle comprenait la décision de Godron. Elle-même ne voulait pas de cette vie, elle ne pouvait pas l’entraîner lui aussi sur ce chemin long et pénible qui l’attendait. Mais son indifférence la chamboulait. Ne valait-elle donc même pas un peu de tristesse, de colère ou de lutte ? La scène s’était passée si vite, sans l’ombre d’une émotion sur le visage de son compagnon.

Après avoir vidé toutes les larmes de son corps sur un banc en pierre à l’écart des rues commerçantes, la fatigue qui commençait à s’emparer d’elle la poussa à rejoindre sa maison. Elle s’installa sur un canapé, les jambes repliées sous ses fesses, la tête posée sur un accoudoir. Derrière ses paupières, les traits impavides de celui qu’elle aimait semblaient encore la narguer.

— Vous faites-vous toujours du souci pour vos frères ?

Ada sursauta. La voix du majordome, qu’elle n’avait pas entendu entrer dans la pièce, l’avait tirée de sa somnolence. Il avait l’air inquiet et la regardait avec un sourire peiné. La jeune fille se rendit alors compte que des larmes continuaient à rouler sur ses joues. Le vieil homme s’était mépris sur l’origine de sa tristesse, mais ses histoires de cœur ne le concernaient pas.

— Un peu, admit-elle. Il n’y a pas que ça. J’observe mes parents depuis longtemps et j’ai peur d’être incapable de leur succéder. Papa est désordonné et peu enclin aux discussions interminables, mais toujours prêt à rendre service et il prend souvent les décisions les plus justes. Maman n’a aucune patience et voit des problèmes partout, mais elle sait maintenir un climat de confiance dans le quartier et répondre aux besoins de chacun. Moi, je n’y arriverai jamais.

Il s’assit à côté d’elle et posa doucement une main sur son épaule.

— Vous y arriverez, j’en suis certain. Depuis des années, c’est un honneur pour moi de travailler avec vos parents et ce sera un honneur également de travailler avec vous.

Ils restèrent un moment à discuter du passé, du futur, du quartier et de ses habitants. Le majordome parlait avec tant de chaleur de ses parents, d’elle-même et du métier d’administrateur qu’il lui semblait presque qu’elle pouvait le faire, qu’elle pouvait être heureuse dans ce rôle. Puis sa mère déboula dans le salon comme une tornade, occupée à faire mille choses à la fois, et la magie fut brisée. Le dévouement que portait Ateb à son travail et l’énergie qu’elle y déployait chaque jour représentaient la plus grande crainte d’Ada pour son avenir. Elle ne voulait pas finir à son tour dévorée par la politique de la Cité.

— Ada, tu tombes bien, lança sa mère en posant les yeux sur elle. Je pars rendre visite à tes frères et j’aimerais que tu viennes avec moi.

La jeune fille se redressa soudain. Mev et Bann lui manquaient. Depuis sa naissance, elle n’avait jamais été séparée d’eux si longtemps. Même s’ils n’étaient plus aussi proches qu’ils avaient pu l’être enfants, elle pouvait ressentir physiquement le vide creusé par leur absence. Et puis, elle ne ressentait plus vraiment de colère envers eux. Elle maudissait surtout ses parents d’avoir pris la décision qui avait fait éclater sa vie. Elle acquiesça mollement pour manifester son accord, mais sa mère était déjà sortie du salon. Ada laissa échapper un soupir. Comme toujours, son avis n’avait aucune importance, elle devait se contenter d’obéir.

Un instant plus tard, elles galopaient en direction de la commanderie militaire. Un garde les installa dans une petite salle meublée uniquement d’une table et de quelques chaises, où il leur demanda de patienter.

Ada n’avait jamais eu l’occasion de se rendre en ces lieux auparavant. Sans vraiment savoir pourquoi, elle s’était fait toute une image mentale de la prison, qui ne collait pas du tout à la réalité, et cela la perturbait. Comment croire que des criminels pouvaient être enfermés ici ? L’endroit se révélait propre et lumineux. Il ne faisait pas froid et elle n’entendait aucun appel à l’aide… Même le garde avait l’air plus gentil et souriant que ce qu’elle avait imaginé.

Au bout d’un long moment, celui-ci réapparut, Bann et Mevanor sur ses talons. Le cœur d’Ada bondit dans sa poitrine quand elle les aperçut. À peine dix jours s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’elle les avait vus, pourtant elle eut la sensation qu’ils avaient vieilli de deux ou trois ans. Ils portaient les vêtements gris des prisonniers, informes, mais propres, et des poils commençaient à leur manger le visage. Leurs barbes n’avaient rien de comparable avec la pilosité imposante que certains hommes affichaient et laissaient plutôt une impression de fouillis épars, mais suffisaient néanmoins à leur donner un air plus adulte. Ils paraissaient en bonne santé, quoiqu’un peu fatigués. Les derniers jours avaient dû être éprouvants pour eux.

Les visages des deux frères s’illuminèrent à la vue de leurs visiteuses. Avant même d’avoir eu le temps de dire un mot, Ada s’était jetée à leur cou.

— Pas de contact avec les prisonniers, précisa mollement le garde en refermant la porte derrière lui.

La jeune fille prit ses distances et retourna s’asseoir à côté de sa mère, qui, la figure impassible, indiqua aux garçons de prendre place autour de la table.

— Cette expédition au gouffre, commença Ateb de but en blanc, qu’y avez-vous trouvé ?

Mevanor s’assombrit un peu et se tourna vers son aîné, lui laissant le soin de raconter leur voyage. Bann ne se fit pas prier.

Quand il eut fini, Ada se leva brusquement de sa chaise. Ils avaient réussi ! Ils avaient découvert où allait le Fleuve, comme ils lui avaient promis. Grâce à eux, l’un des plus vieux mystères de l’humanité allait enfin être résolu !

— Vous êtes sûrs de vous ? s’écria-t-elle.

Les regards sévères du garde et de sa mère la firent retomber sur ses fesses, alors qu’elle aurait voulu prendre ses frères dans ses bras et les serrer fort à leur en briser les côtes.

— Parfaitement sûrs. Nous avons eu une idée pour continuer l’exploration…

— Je sais, coupa Ateb. Les nouvelles vont vite, d’ici peu toute la Cité sera au courant.

Alors qu’elle s’interrompait un instant, Ada observa tour à tour les quatre autres occupants de la pièce. Le garde faisait semblant de ne pas les écouter, mais avait l’air aussi perdu qu’elle. Ses frères et sa mère en revanche affichaient tous trois une mine sérieuse et paraissaient s’être compris. Pourquoi Ada était-elle mise à l’écart de la discussion ? Quelle idée Bann et Mevanor avaient-ils pu inventer pour provoquer une telle colère chez leur mère ?

— Il n’est pas question que la ville vous raille et raille tout le quartier par votre faute, continua froidement l’administratrice.

— Oui bien sûr, nous…

— Bann, laisse-moi parler. Vous n’êtes plus des enfants. Jusqu’au bout vous devrez assumer ce que prétendez avoir vu. Jusqu’à ce que vous en apportiez la preuve, beaucoup de gens vous mépriseront et vous traiteront de menteurs. Certains pourraient essayer de s’en servir pour affaiblir le quartier. Si vous tournez les talons, si vous chancelez à la première difficulté, ne cherchez pas de réconfort dans notre maison. Demain, lors de la séance du Haut Conseil, votre père et moi annoncerons que notre première héritière est à présent Ada.

La déclaration, à laquelle elle ne s’était pas attendue, fit monter le rouge aux joues de la jeune fille. Elle baissa instantanément la tête, car elle ne pouvait pas croiser le regard de ses aînés. Ses pensées étaient envahies par la honte d’hériter d’un rôle dont elle ne voulait pas et qu’elle ne méritait pas. Par la tristesse et la colère d’avoir le cœur brisé à cause de ça. Par l’impuissance qu’elle ressentait face au destin qui se dessinait pour elle, malgré elle.

Avant qu’aucun son n’eût le temps de sortir de la bouche de Bann ou Mevanor, l’administratrice avait levé un doigt en l’air pour les faire taire.

— Ainsi, reprit-elle, si vous échouez, la réputation du quartier sera moins entachée. Nous vous soutiendrons, mais vous devez aussi chercher des alliés ailleurs que chez nous. Vous devez convaincre d’autres administrateurs et leur donner une bonne raison de vous croire. Vous devez trouver plus qu’une belle histoire maintenant.

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