33. Personne

Par Gab B

Chapitre 8 : Les geôles

 

Personne

 

Près de cinquante jours s’étaient écoulés depuis que Glaë avait été enfermée dans cette cellule. Cinquante jours interminables d’ennui et de solitude. À attendre une sentence qui ne venait pas. Chacun avait semblé plus long et insipide que le précédent, jusqu’à l’arrivée, deux nuits plus tôt, des deux frères Kegal. Depuis qu’ils avaient été installés en face d’elle, elle les avait vus tour à tour dépités, abasourdis, confiants, abattus. Et elle n’avait pas été la seule à les observer attentivement : les autres prisonniers partageaient des œillades, des murmures et des clins d’œil. Le troisième jour, juste après midi, l’un d’entre eux osa enfin briser le silence et énoncer à voix haute la question que tous se posaient depuis un moment.

— C’est vrai ce qu’on raconte, que vous êtes allés au gouffre ?

Le temps sembla suspendre son cours alors que les nouveaux venus échangeaient un regard.

— Oui, c’est vrai, répondit doucement le plus jeune, et on va rester ici longtemps à cause ça.

La confirmation de la rumeur qui flottait jusque là dans la prison fit tourner toutes les têtes vers eux.

— C’est comment là-bas ? enchaîna une autre prisonnière depuis le fond de la pièce.

Le plus vieux des deux frères se leva. À peine adulte, une dizaine d'années de moins que Glaë. Il regarda son cadet d’un air entendu puis s’approcha des barreaux de sa cellule et prit la parole d’une voix forte.

— C’est un endroit extrêmement dangereux. Ils mentent lorsqu’ils disent qu’on ne peut pas y aller. Il y a même des livres interdits qui décrivent la réussite des expéditions passées. Mais il est nécessaire de faire preuve de beaucoup d’ingéniosité et d’adresse pour descendre le Fleuve en entier sans sombrer. Une fois devant le gouffre, on peut assister à un spectacle grandiose, une vérité que le temps nous a fait oublier. L’eau s'écoule plus loin, dans la roche. Il existe un chemin. Mais il faut d’abord que je vous raconte comment nous avons réussi à arriver jusque là.

Glaë jeta un œil dans les geôles alentour pendant que Bann Kegal continuait son récit à grand renfort de phrases grandiloquentes et d’expressions toutes faites. Les autres cellules étaient remplies de jeunes recrues, certaines encore moins âgées que les deux frères. Sûrement de pauvres gamins, enfermés une ou deux sizaines, pour avoir fait des bêtises stupides. Depuis qu’elle se trouvait là, elle en avait vu passer toute une farandole, avait même discuté avec certains pour tromper l’ennui. L’attention de chacun d’entre eux était happée par la voix charismatique et les intonations théâtrales de Bann Kegal. Il gesticulait pour illustrer son discours et n’épargnait aucun détail, cherchant visiblement à les épater, quitte à exagérer un peu les périls qu’ils avaient encourus. Glaë ne put retenir un sourire en coin, qu’elle masqua derrière sa main. Elle n’avait pas l’âge de croire à leurs histoires. Après tout, n’importe qui pouvait disparaître quelques jours, faire courir une rumeur et prétendre ensuite avoir soulevé des montagnes. Pourquoi pas un combat héroïque en plein cœur de la forêt, à mains nues contre deux ours gigantesques ? Néanmoins, elle voyait bien ce qui captivait le reste de l’auditoire. L’aîné des deux frères peignait ses descriptions avec une telle minutie qu’il était possible de s’imaginer avec lui, descendant le gouffre. Et sa voix était portée par une telle ardeur, qu’elle se surprit même à retenir son souffle quand il entama la conclusion de leur épopée.

— Avec l’humidité ambiante, la torche se reflétait sur toutes les parois, nous dévoilant les contours de cet endroit que nul autre homme n’était plus venu explorer depuis des lustres. Et là, accroché à ma corde, j’ai eu la confirmation de ce que Mevanor et moi avions imaginé. L’eau ne part pas à la verticale jusqu’aux enfers, non. Bien sûr que non. Elle continue son chemin à travers la falaise.

Un silence qui hésitait entre admiration et incrédulité tomba sur les prisonniers. Glaë plissa la bouche. S’il disait vrai, leur aventure extraordinaire méritait sa place dans les livres. Mais comment les croire ?

— Prouvez-nous ce que vous racontez ! lança un homme, menton relevé en un air de défi.

Les lèvres de Bann Kegal s'étirèrent. C’était comme s’il n’attendait qu’à être contredit. Comme s’il se délectait de pouvoir argumenter, insister, défendre son idée.

— Et comment ? Souhaites-tu tenter l’expédition à ton tour pour le voir de tes propres yeux ? Regarde quelle récompense nous a accueillis à notre retour, railla-t-il avec un sourire enjôleur. Ils ne laisseront personne aller vérifier nos dires, et quand bien même, notre raisonnement n’est que repoussé. L’eau continue, mais jusqu’où ? En vérité, il n’y a qu’une façon de le savoir… Il faut réussir à se débarrasser de toute cette eau. J’y ai un peu réfléchi. On pourrait, par exemple, construire un grand barrage à l’entrée du canyon afin d’assécher le Fleuve.

La plupart des détenus poussèrent une exclamation de surprise, certains jurèrent, d’autres prirent leurs visages dans leurs mains et commencèrent à prier. Les yeux et la bouche de Glaë s’agrandirent malgré elle devant l’aplomb et le culot du jeune homme. Pour croire que les autorités de la ville le laisseraient entreprendre une telle folie, il devait être déséquilibré ou complètement stupide.

— Ils devraient te mettre à mort, pour vouloir ainsi profaner le Fleuve ! cracha un prisonnier qui regagna ensuite sa paillasse et remonta sa couverture sur lui.

Plusieurs autres l’imitèrent. Le fils des administrateurs Kegal ne se départit pas de son sourire confiant et haussa simplement les épaules. À côté de lui, la mine renfrognée qu’affichait son cadet dissimulait mal son inquiétude et ses doutes. De toute façon, du fond de leur cellule, il leur serait impossible de construire ne fût-ce qu’un château de cartes.

— Les officiers n’ont pas l’air de vous avoir pris au sérieux en tout cas, fit remarquer Glaë. Sinon vous ne nous tiendriez pas compagnie aujourd'hui.

L’aîné réfuta l’argument d’un claquement de langue.

— Nous étions jugés pour notre désertion. Ce n’était ni le lieu ni le moment pour exposer nos découvertes en détail. Quand nous serons libres…

— Parce que vous pensez qu’on vous laissera exprimer vos idées farfelues après avoir purgé votre peine ? Vos parents ne prendront jamais le risque de se ridiculiser ainsi. Enfin, sois raisonnable ! Même en admettant que les gens vous croient, comment veux-tu barrer le Fleuve ? C’est impossible ! coupa Glaë.

Bann Kegal parut un instant étonné par son intervention puis sembla se mettre en tête de la convaincre du bien-fondé de son plan. Il s’assit devant les barreaux de sa cellule, face à elle, et l’invita à faire de même. Il lui exposa son point de vue avec profusion de précisions inutiles, mais sans jamais vraiment entrer dans le vif du sujet ; il esquiva carrément quelques-unes des questions de la prisonnière. Entretenait-il le mystère pour la tenir en haleine ou réservait-il ses véritables découvertes pour une assemblée plus distinguée qu’une poignée de criminels ? Si c’était le cas, elle ne pouvait le blâmer. Impressionner une dizaine de prisonniers ne le mènerait pas bien loin. D’ailleurs, la plupart s’étaient rapidement désintéressés de leur petit tête-à-tête.

Glaë et l’aîné des Kegal discutaient à voix basse pour ne pas gêner les autres détenus qui commençaient à se plaindre de leur conciliabule. Seul le frère cadet les écoutait, en silence. Au bout d’un moment, elle se rendit compte que la nuit était tombée. Le temps avait filé si vite ! Elle leva les mains pour interrompre son interlocuteur et secoua la tête.

— J’admire ta détermination, mais ton idée est irréalisable. Même si on admet qu’il est possible de construire un barrage sur le Fleuve, comment peux-tu croire que la Cité entière se consacrera pendant des lunes à la lubie extravagante de deux gamins ? Vous n’êtes personne !

— Nous ne sommes pas n’importe qui ! se rengorgea-t-il. Je suis l’héritier de l’un des plus puissants quartiers de la ville. Nous trouverons du soutien, nos parents y veilleront.

Pour lui faire plaisir, elle acquiesça doucement devant son optimisme, qui frôlait l’aveuglement. Les Kegal à eux seuls ne détenaient pas tant de pouvoir que ça et ils avaient la réputation d’être des gens mesurés. Leur fils allait vite en besogne en parlant ainsi en leur nom.

Le jeune homme l’amusait tout autant qu’il la fascinait. Sa petite comédie jouée pour impressionner la galerie ne l’avait pas convaincue même après avoir creusé un peu plus. Néanmoins, il dégageait une forme d’assurance et de désinvolture qui forçaient le respect. Alors que tout lui barrait le chemin, il demeurait persuadé de ses chances de réussite. Sa fatigue l’emportant sur sa curiosité, Glaë décida de conclure leur discussion.

— Eh bien, je crois que tu en as séduit plus d’un ici. Reste à savoir si ton numéro fonctionne aussi bien avec les dirigeants de la Cité qu’avec une assemblée de délinquants à peine adultes.

Bann sembla surpris et un peu vexé par sa remarque. Il se renfrogna et elle sentit qu’elle avait touché son orgueil. Elle fournit un effort de diplomatie.

— J’espère que tu arriveras à convaincre le Gouverneur, je suis curieuse de le voir, ton barrage.

Ce n’était pas faux ; ce n’était pas complètement vrai non plus. Curieuse, elle l’était effectivement. De là à espérer qu’il réussirait…

Il hocha vaguement la tête, comme pour la remercier de son soutien. Il semblait en pleine réflexion.

— Quand est-ce que tu sors ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Le terrain devenait glissant. Elle soupira.

— Je ne sais pas. Mon jugement n’a pas encore eu lieu.

— De quoi es-tu accusée ?

— Est-ce si important ? rétorqua-t-elle en haussant les épaules.

— J’ai entendu parler d’une altercation avec un éclaireur…

– C’est vrai.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Elle le regarda droit dans les yeux, mais ne répondit pas. Cette histoire ne le concernait pas.

— Peu importe, finit-il par lâcher. J’espère que tu sortiras à temps pour voir la construction du barrage.

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