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Par Jamreo

Jules ne pouvait pas rester impuni. Oui, il avait été viré, mais ça ne suffisait pas. Quand Jade songeait à ce qui aurait pu se passer si le frère et la sœur Warwick n’avaient pas été découverts et stoppés à temps, elle se sentait au bord du malaise. Perdre Donnie… curieux, d’ailleurs, qu’il ait voulu mettre fin à ses jours. Jade ne l’avait jamais connu suicidaire, comme Annabel… jamais vraiment.

Sekhmet s’animait à l’intérieur d’elle, furieuse mais aussi prisonnière de la glace dans laquelle Khonsou l’avait piégée, avec ce baiser empoisonné. Tant mieux. Tant qu’elle demeurait hors d’état de nuire, Jade n’avait pas à se préoccuper de la maîtriser.

Mais l’impotence de Sekhmet signifiait aussi que, pour se venger de Jules, Jade devrait agir seule.

L’idée lui était venue presque tout de suite. Le dernier soir avant le renvoi de l’infirmier fautif, elle était allée trouver Ravel qui était de surveillance dans la salle de lecture. Il mâchonnait un cure-dents et battait un vieux jeu de cartes, l’air absent.

— Ravel ?

Relevant la tête, il lui adressa un regard suspicieux.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Sans rien dire, elle réussit à faire passer le message. Il rangea le paquet de cartes dans la poche de sa blouse et l’entraîna dans le couloir.

— Je vous ai à l’œil, vous autres, lança-t-il par-dessus son épaule avant de repousser la porte.

Prenant l’adolescente par l’épaule, il la mena jusqu’à la chambre réservée à l’infirmier de nuit. Murs vides tachés de vieux ronds graisseux de Patafix, matelas de travers sur un sommier à ressorts, odeur impersonnelle. Tout semblait être fait pour que l’infortuné ne puisse pas s’endormir, rappelé à l’ordre par le grincement accusateur des ressorts, nargué par la nudité des murs.

Ravel ferma la porte et se tint un instant derrière le panneau, une main sur la poignée et l’autre ramenée un un poing près de sa bouche. Visiblement satisfait, il reporta son attention sur Jade.

— Qu’est-ce que tu veux ? répéta-t-il.

— Il me faut la clef des cuisines.

— Et pourquoi je te la donnerais ? contra-t-il avec un sourire narquois.

— Parce que Donnie n’est pas là, expliqua-t-elle, sur le ton de l’évidence. Il me la faut pour aller chercher de la grenadine.

Son air gouailleur disparu, Ravel observa longuement le visage de la jeune fille, dans l’espoir peut-être d’y reconnaître un démenti.

— C’est pas encore fini, ces histoires ?

— Ce n’est jamais fini, dit Jade, sans ciller.

Elle ne pouvait s’empêcher de songer que, si elle avait été un garçon, il aurait accepté sans difficulté. Ou alors, Ravel profitait du chambardement actuel pour se défiler de leur entente, prétexter que c’était trop dangereux, qu’il n’avait plus envie.

— Donnie et moi, on t’a toujours rendu service.

Quand Ravel avait eu besoin de se venger d’un membre du personnel, ou de marquer son territoire, les deux patients s’étaient voués à le satisfaire : matériel cassé, effets personnels déchirés, travail et notes lacérés, en une stratégie efficace d’intimidation. Ravel leur passait les clefs et ils se faisaient agents du diable, en paiement des services que l’infirmier leur rendait – l’accès à la cave, le Ouija, la grenadine pour tromper la soif de Sekhmet. Donnie prenait plaisir à ces vandalismes nocturnes ou dominicaux, ça se voyait à son air secrètement ravi ; quant à Jade, on lui avait souvent dit que rien ne transparaissait, ni dans ses yeux ni sur son visage, mais au fond, elle en était venue, elle aussi à aimer ces virées destructrices. Rien de mieux pour se passer les nerfs… mais Ravel n’avait pas à le savoir. Ravel devait se sentir redevable, car c’était ça, le sentiment d’œuvrer les uns pour les autres, en un équilibre occulte, qui faisait la force de leur entente.

Ravel paraissait ennuyé.

— Écoute, je sais pas quand le petit con va revenir de l’hôpital… t’es sûre de pouvoir gérer une séance toute seule ?

Il n’avait jamais compris ce qu’ils faisaient, à quatre dans la cave – Jade, Donnie, Élias et Annabel. Il ne posait pas de questions, persuadé sans doute que leurs manigances ne dépassaient pas le stade du délire de jeunes malades et désœuvrés. Pourtant, pour la première fois, Jade lisait dans son expression troublée un semblant de peur.

— Ne t’inquiète pas, je ne ferai rien. Pas avant son retour. C’est juste en prévision. À quatre, on se complète.

Mensonge. Réunis, ils n’atteignaient pas – plus – la puissance ni l’harmonie nécessaire pour commander au dieu-Soleil. Jade le savait et sentait cette abyssale vérité jusque dans ses os, mais que pouvait-elle y faire ? Essayer, réessayer à l’infini ?

Aux antipodes de ce qu’elle éprouvait, Ravel esquissa un sourire rassuré.

— Allez, si tu me promets de l’attendre, je te file la clef.

Elle acquiesça et tendit la main pour recevoir l’objet en métal froid.

— Je passerai demain à la première heure pour la récupérer, prévint l’adulte.

Les yeux fixés sur la clef entre ses paumes, Jade ne réagit pas, le corps secoué d’un brusque courant d’adrénaline.


 

 


 

Jade avait attendu le cœur de la nuit pour sortir de son lit. À la différence d’autres patients considérés trop particuliers pour partager leur chambre, elle jouissait d’une porte déverrouillée. On lui faisait confiance. Que personne ne l’ait encore coincée lors de ses sorties, cependant, ne relevait pas tant du miracle que de son extrême prudence.

Jules n’était nulle part en vue. Elle l’imagina dans la chambre sordide, enroulé dans la couette, à pleurer, sa boîte de chocolats dont personne n’avait voulu sur les genoux. Cette dernière veille de nuit, comme la punition ultime, un dernier piège, histoire de voir s’il ferait tout foirer une seconde fois…

Les rivages du monde sous ses pas miroitaient de reflets ; une mer obscure traversée d’un mince faisceau, qui menaçait de monter et de l’engloutir. Conscientes de sa présence, de sa vulnérabilité surtout, des silhouettes aux yeux creux se massaient autour d’elle, joignant leurs soupirs à ceux du reflux. Un cheval fou s’emballait dans la poitrine de Jade, et ses ruades la laissaient sans voix. Si le monde de l’envers faisait tout rater… non, non, hors de question. Avec prudence, elle fit glisser son pied sur le lino. Les ombres s’écartèrent. Si elle continuait de cette manière, tout irait bien.

Elle se déplaçait si lentement… pourvu que Jules s’étouffe sur ses chocolats. La peur au ventre à l’idée d’être surprise, elle finit par atteindre la porte ; un coup de clef dans le mauvais sens, deux dans le bon, et elle se réfugia avec gratitude dans la cuisine. Casseroles et boîtes à épices montaient la garde, sentinelles discrètes sur leur étagère. Le carrelage blanc donnait une impression trompeuse de lumière, alors que tout n’était que ténèbres. Guidée par l’habitude plus que la vue, la jeune fille ouvrit le tiroir où étaient rangées les boissons spéciales. Le temps que ses yeux s’ajustent à la nuit, elle repéra le stock de grenadine. Ses doigts se tendaient déjà quand, pire qu’une mauvaise blague, le souvenir de pourquoi elle était là prit le pas sur la routine mécanique.

La bouteille sous l’aisselle, elle se retourna et tomba nez à nez avec une rangée de couteaux de cuisine, leur lame magnifique pointée vers le sol et reflétant son propre visage, fracturé. Seule face à ses doubles malins, elle eut honte. Pour sa complexion, elle était extraordinairement pâle, la bouche entrouverte, ses cheveux bouclés devant son regard, dévoré par l’ombre, où ne brillait que l’éclat voilé de ses pupilles. Une morte, ou un démon.

Un courant froid remontait ses jambes. Jade baissa les yeux ; les formes sombres dans le monde de l’envers s’étaient agrippées à son corps. Manquant lâcher la grenadine, elle poussa un cri, se secoua comme un prunier et tapa du pied pour se libérer. Elle décrocha le plus long couteau. Les ombres montaient encore malgré ses efforts, alors, sans réfléchir, elle trancha dans le vif.

Là où ses jambes se mirent à saigner, le noir, enfin, céda sa place, et s’enfonça en tourbillons dans le monde de l’envers, comme dans de l’eau. Ignorant la douleur qui lui piquait les mollets, Jade s’enfuit sans demander son reste.

Elle ne prenait plus la peine de se montrer discrète. Désorientée, la bouteille de grenadine fraîche contre ses côtés et le manche du couteau vissé à sa paume, elle courait en semant derrière elle des gouttes de sang. Peu lui importait, dans ce moment de confusion, qu’on la découvre en train de foncer comme une malade vers nulle part, armée et saignant des jambes. Il fallait accomplir la mission. Certaine de trouver Jules Krik dans la chambre de garde, elle dévala l’escalier… et rentra tête la première dans le torse de l’infirmier. Le choc fut tel qu’elle rebondit et faillit lâcher le couteau.

Jules fit tomber le rayon de sa lampe-torche sur la patiente. Il ne disait rien, et Jade enrageait de ne pas discerner son expression, à l’abri derrière la source de lumière. Enfin, dans un murmure hésitant, presque effrayé :

— Jade ? Qu’est-ce que tu…

N’écoutant que son instinct, faisant taire toute forme de scrupules, la jeune fille s’élança sur lui. Pris par surprise, il lâcha la torche, qui fit rouler des formes étranges sur les murs.

Jules devait être sonné, car il ne se défendit pas. Jade leva le couteau et le plongea de toutes ses forces dans sa poitrine. La lame ne rentra pas entièrement. Elle avait ripé sur un os. Alors Jade recommença, une, deux fois. C’était étrangement facile de poignarder un homme adulte. Au troisième coup, le couteau pénétra la chair comme une motte de beurre. Sekhmet et la vengeance lui donnaient de la force.

Jules avait tressailli aux deux premiers coups ; au troisième, il réagit par un soupir. Jade alla ramasser la lampe-torche. Par superstition, elle se refusa à déguerpir sans avoir une dernière fois regardé Jules.

Teint exsangue, yeux révulsés, une petite bulle sanguinolente qui venait d’éclater au coin de ses lèvres. Sa poitrine était agitée de spasmes. Il cherchait à respirer.

— Qu’est-ce qui se passe, en bas ? Jules ?

Jade sursauta. La lampe lui échappa des mains. Quelqu’un ! Elle croyait reconnaître le timbre de Ravel, et des pas se faisaient entendre dans l’escalier. La réalité se rappelait à elle ; l’odeur du sang, la nervosité qui grésillait dans la pulpe de ses doigts, la peur dans ses entrailles. Elle s’enfuit dans le couloir. La vision de Jules étendu à ses pieds tournait dans sa tête, obsédante…

— Jules ! Jules ! Bordel de merde !

Les hurlements de Ravel ricochaient de mur en mur. Elle avait la sensation de s’enliser dans un marécage. Bien sûr, elle aurait dû y penser… on avait demandé à quelqu’un de seconder Jules pour sa dernière garde… on ne lui faisait plus confiance...

Des portes commençaient de s’ouvrir et des visages terrifiés fleurissaient de part et d’autre. Mais personne ne sembla voire Jade ; en vérité, le marécage gagnait du terrain et l’aspirait loin de la clinique… en baissant les yeux sur ses jambes, elle vit les ombres, épaisses comme de la mélasse, solidement accrochées à sa peau : c’étaient elles qui la tiraient, inexorablement…

Elle bascula tête la première dans un nouveau monde ; la chute dura une fraction de seconde, puis elle se retrouva à plat ventre.

Une odeur acide lui agressa les narines. Du bout des doigts, elle grattait une terre friable, qui se coinçait sous ses ongles. Avec effort, Jade se mit sur le dos. Ses yeux s’emplissaient du plafond végétal d’une forêt, vert sombre, lézardé de branches noueuses. Elle s’était attendue à apercevoir un morceau de son vrai monde en haut, ce couloir qu’elle avait parcouru en courant pour échapper à Ravel… pour échapper à ce qu’elle avait fait. Mais rien ; la vérité, lavée de bleu et de vert, avait disparu.

Elle venait de tomber dans la forêt du monde de l’envers. Celle-là même qui la poursuivait en rêves et dans ses visions. Mais ce n’était pas si terrible. L’air était tendre ici. Un rire étranglé de gratitude monta dans sa gorge. En fait, elle se sentait bien plus en sécurité ici que dans la nuit du Laurier-noble. Tâtant ses jambes sous son bas de pyjama, elle constata que les coupures, le sang et la douleur avaient disparu.

Quelque chose la gênait dans le dos. Jade roula sur le côté et découvrit la bouteille de sirop. Elle chercha des yeux le couteau et tâta frénétiquement l’herbe autour d’elle. L’arme n’était nulle part. Jade réfléchit. Soit le couteau avait atterri plus loin, soit il ne l’avait pas suivie jusqu’ici – dans ce cas, il était à la clinique, et Ravel allait forcément le trouver. Bizarrement, ça ne lui faisait rien. Elle aurait dû s’effondrer, sombrer dans l’angoisse ; mais son attaque sur Jules, le couteau plein de sang, les vagissements de Ravel lui paraissaient soudain très lointains, comme des scènes extraites de la vie d’une inconnue.

La forêt lui murmurait sa brise chantante à l’oreille. Des oiseaux invisibles poussaient leur trille et la diversité des plantes qui se plaisaient dans le sous-bois offrait un camaïeu de vert que Jade ne se lassait pas d’admirer. Tout l’invitait à l’exploration ; c’est donc d’un bon pas qu’elle partit sur le sentier qui montait vers l’horizon.

Tout là bas, en haut, se dressait un bâtiment aux immenses fenêtres, qui gobaient le soleil et le régurgitaient en éclats magnifiques.

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Liné
Posté le 30/07/2021
La grenadine, c'est mal, les enfants !

... Hm...

Bon, Jade avait de toute façon un petit quelque chose de pas net. Un truc louche - décalé, quoi. Donc bon. Si tu lui donnes un couteau. Et de la grenadine. Voilà quoi.

Tu arrives toujours à faire naître de nouvelles images, à la fois très vaporeuses et très colorées. J'imagine très bien La Parole du roi retranscrite en film d'animation, avec toutes les possibilités formelles qu'offre ce format !
Jamreo
Posté le 29/09/2021
La grenadine, la drogue des temps modernes... et Jade soûlée à la grenadine avec un couteau, ça donne des résultats particuliers :o

Oh oui, les films d'animation permettent tant de choses au niveau visuel, c'est trop cool si ça t'y fait penser un peu !
Jamreo
Posté le 29/09/2021
Merci de ta lecture, en tout cas, et d'avoir pris le temps de m'écrire ces commentaires <3
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