31. La tablée

Astrée se retourna vers l'assemblée afin de s'assurer qu'elle n'était pas la seule à le voir, et en profita pour faire l'inventaire de la tablée. Pâris était le plus proche et s’était retourné pour lui faire face. Jeanne dos à ses fourneaux semblait trouver la scène à son goût. Tout comme Pierre, sur le banc d’en face, très à l'aise. Charlotte, pour sa part, en bout de table, aurait préféré être totalement ailleurs. Ce que Syssoï, à l'autre bout, parvenait très bien à faire, ou à donner l'impression de faire. Le nez dans la presse du matin, il n'accordait aucune attention à ce qui se déroulait en dehors de son espace vital. Oui, bonjour à toi aussi ! Et puis, aux côtés de Pâris…

— Benjamin ! répéta-t-elle, perdue. Qu'est-ce que tu fais là, Ben ? Et qui s'occupe de papa ?

D’abord son frère, et maintenant son cousin ? Astrée avait tenu son foyer à bout de bras des mois durant, et ces deux-là n’étaient pas capables de la remplacer plus de quelques semaines ?

— Relax, Astro, tenta justement de la rassurer Benjamin. Mon père s'occupe de lui. Je crois qu'il se sentait quelque peu responsable des œuvres de ma chère maman.

Tante Anne. La mère de Benjamin. Celle-là même qui avait loué la Gentilhommière pendant des années, bien que depuis longtemps divorcée de Louis. Ainsi, son oncle s’en voulait ? Benjamin dû percevoir la lueur d’intérêt dans le regard de sa cousine, puisqu’il sauta sur l’occasion pour embrayer.

— D’ailleurs, il a lancé les poursuites. Il veut récupérer l’argent des différentes locations, et il m’a parlé de dommages et intérêts, mais je n’ai pas tout compris. Après tout, c’est toi l’aspirante avocate.

— Je... commença Astrée face à son sourire désarmant. Peu importe ! Remballez vos sourires et levez-vous ! Vous n'avez rien à faire là !

— Mais, Ast', y a rien à manger de notre côté, et j'ai toujours peur de me faire sauter en allumant le gaz. Et puis, Pierre a dit que…

— Je me contrefous de ce que Pierre, Paul ou Jacques a dit ! le coupa-t-elle sans ménagement. On a notre propre cuisine, on ne s'invite pas chez les autres.

— Si je puis me permettre, Chaton... souhaita intervenir Pierre.

— Non, tu ne peux pas, l’interrompit le chaton en question, le plat de sa main venant matraquer son ordre d’un coup sur la table. 

Pierre en ravala son sourire tandis qu’Astrée attirait brusquement tous les regards. Qu’avaient-ils tous, ce matin, pour chercher à la contrarier de la sorte ? Ne voyaient-ils pas qu’elle n’était absolument pas d’humeur ? C’était chose faite, à présent.

— Fini don’ d’entrer, gamine, ordonna brusquement Jeanne en rompant le silence qui venait de s’installer. J'ai préparé du pain perdu spécialement pour toi.

— Par pitié, Jeanne, ne t'y mets pas, la supplia-t-elle. 

La veille femme alla même jusqu’à déposer une assiette chaude à la seule place encore disponible. Entre Pierre et le Russe. On ne l'écoutait pas. Pire encore, on la moquait comme si elle était la seule à réellement se soucier de convenances ridicules. Puisqu'elle ne bougeait pas, puisqu'elle demeurait immobile et figée dans son entêtement, Jeanne, sa cafetière à la main, s'en alla resservir le chef de table, et en profita pour réclamer son intervention.

— Mon garçon... entonna-t-elle en remplissant la tasse qu'il lui tendait, le nez toujours dans son papier. Dis-lui d’poser ses fesses avant que j’me fâche.

Une feinte menace qui n'avait d'autre but que de lui offrir la seule chose qui aurait pu la faire rester dans cette cuisine : la permission de Syssoï. Elle le savait, et visiblement, Jeanne le savait aussi. Une Jeanne qu'elle n'avait pas revue depuis un moment, elle en prenait conscience à présent. Une Jeanne qui avait semblé la fuir, ou du moins l'éviter depuis ce fameux matin où la vieille dame les avait surpris sur le vieux sofa. Elle avait eu trop à penser, trop à faire pour prendre conscience de cet état de fait, puis l'arrivée de Pâris avait achevé de lui faire oublier l’affaire. Désormais qu'elle était devant elle, désormais qu'elle insistait pour qu'elle reste et semblait, mieux que personne, savoir comment l'obliger à le faire, une alarme se réveillait dans l'esprit de la jeune femme. Jeanne avait des réponses. Mais Astrée avait-elle encore des questions ? Tirée de ses pensées par un mouvement sur la droite de Jeanne, elle remarqua le Russe agiter la main d'un geste las, sans même prendre la peine de sortir de sa lecture, l'autorisant, ainsi, à faire à sa guise.

— Monsieur a parlé ! chantonna Pierre avec emphase alors que, piteuse, Astrée contournait ses deux partenaires nocturnes pour venir rejoindre la place qu'on lui avait attribuée.

Un bout de banc coincé entre l'intrusif Pierre, sur sa gauche, et le maître de maison, en bout de table, à sa droite. Un silencieux qui lui offrit un très bref regard tandis qu'elle se glissait entre le banc et la table à contre-cœur. Rien de très incroyable, qui n'aura probablement pas été remarqué par les autres convives, mais un contact suffisant pour la rassurer en partie, son rapide regard n'ayant rien d'hostile, ou d'agacé. À vrai dire, c'était comme à chaque fois qu'il posait les yeux sur elle, il laissait entendre qu'il cherchait à vérifier quelque chose. Quoi ? Aucune idée, mais ses regards allaient toujours par deux, d'abord l'anodin, le très furtif, immédiatement suivi par un autre, plus attentif, qu'il soit rapide ou plus lent.

— T’as mal dormi, Gouyate ? s’enquit Jeanne après un moment de silence. 

— Elle ne peut pas tout faire, la nuit. Assommer les gens et dormir, ronchonna Pâris, la bouche pleine. 

Il reposa sa fourchette pour dégager quelques mèches de son propre front, et y dévoiler une belle bosse. Intriguée, la brune s'empara d'un couteau pour y observer son reflet sur la lame. Elle se souvenait parfaitement du coup de tête accidentel, et de la violence de ce dernier. Aucune chance qu'elle n'en porte pas la moindre trace, et pourtant... Son front était aussi net et lisse que d'ordinaire.

— Elle a peut-être poussé vers l'intérieur, la tienne, proposa Benjamin qui n’avait rien perdu de la surprise de sa cousine. Comme le reste.

De la pointe de sa fourchette, il mettait en lumière ce qu'on ne pouvait percevoir sous l'informe chemise qu’Astrée portait. Du moins, il tenta jusqu'à ce qu'une petite brioche lui atteigne la tempe.

— Sérieusement ?

Et d'un regard, elle le fit taire.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Jeanne en apportant une nouvelle assiette pleine de toasts. Vous en êtes encore venu aux mains ? J’pensais que ça vous était passé avec l'âge.

— Non, pas les mains, juste les têtes. C'est ce qui arrive lorsque je découvre ma charmante sœur penchée à deux centimètres au-dessus de moi en pleine nuit, façon Regan McNeil.

— Qui ? s'interrogea Jeanne.

— J'avais fait un cauchemar, je tenais juste à m'assurer que tu étais en vie ! s'indigna Astrée tandis que personne ne prenait la peine d'éclairer la vieille femme.

Son frère releva la tête si rapidement de son assiette qu’Astrée ne put ignorer sa surprise. D’un hochement de tête, elle répondit à son interrogation muette. Oui, elle se souvenait du contenu de ses rêves. Elle savait comment, elle savait pourquoi, mais Pâris, lui, l’ignorait encore. 

— Ça parlait de quoi ? demanda Pierre, l'air de rien.

— Le cadavre en collants de Pâris se trouvait sur la table de la salle à manger, et tout le monde trouvait ça parfaitement normal, répondit Astrée armée d’une feinte nonchalance.

Elle voulait ne surtout rien laisser entrevoir de la terreur dans laquelle l’avait plongée ce cauchemar. Pas plus qu’elle ne souhaitait que l’on puisse l’interroger sur sa potentielle véracité historique. Tout était encore trop réel dans son esprit. Qui plus est, elle n’avait pas encore achevé son enquête sur Aelis.

— T'es vraiment obligée de me ridiculiser jusque dans tes rêves ? se lamenta Pâris.

— On m'annonçait que tu avais été tué à cause de moi, et que pour la peine, dès l'aube j'épouserais un type du nom d'Ezelin, je crois.

— Très intéressant, ironisa une Charlotte qui s’était montrée discrète bien trop longtemps. 

Le regard qu’elle lança à Astrée plongea la tablée dans un silence morose. Voilà, pourquoi la jeune femme aurait préféré ne pas s’éterniser dans la zone interdite : Charlotte et son dédain. Moins elle les côtoyait, mieux elle se portait. 

— Je crois que l’on a suffisamment abusé de votre hospitalité, annonça Benjamin à qui le trouble de sa cousine n’avait pas échappé.

Il souhaita quitter la table, mais la poigne de fer de Jeanne au travers de cette large main qu’elle posa sur l’épaule du jeune homme l’en empêcha.

— Termine ton assiette, gamin, ordonna-t-elle en l’obligeant à retomber sur le banc. J’dois encore parler intendance avec la maîtresse des lieux.

Astrée releva le nez en sa direction. En l’absence de son père et de son oncle, c’était elle la maîtresse des lieux.

— Avec l'orage de c’te nuit, y a un arbre qu’a été foudroyé semble-t-il. Tu veux que j’fasse venir le vieux Pierrot pour voir c’qu’il peut faire ?

L'orage ? Cette nuit ? Astrée ne comprenait rien. Mais puisqu’aucun des autres ne semblait surpris par cette affirmation, le jeune femme en déduisit qu’elle était la seule à n’avoir rien remarqué. Les conversations avaient repris. On parlait de la violence de cet orage. On s’étonnait de la brusque fréquence de ces épisodes climatiques. On s’inquiétait des dégâts que cela pouvait causer. Étaient-ils à l'abri cernés par cet immense parc ?

— Oh, la Gentilhommière en a vu d’autres, dédramatisait Jeanne. L’incendie d’la vieille grange, c’était d’jà la foudre. Et vous savez c’qu’on dit ? Elle n’tombe jamais deux fois au même endroit.

— En l'occurrence si, répliqua Pâris en fronçant les sourcils face au peu de logique de Jeanne. Les écuries plus l’arbre, ça fait deux.

— Taratata ! La grange c’était en 1803. L’arbre c’te nuit. Vous êtes tranquille pour au moins deux siècles. 

Pâris n’insista pas, et Astrée lui en fut reconnaissante tant elle sentait poindre la migraine. Elle avait besoin de café. De beaucoup plus de café. Aussi quitta-t-elle la table pour aller se resservir d’elle-même. Voir Jeanne s’agiter autour d’eux la mettait très mal à l’aise. La petite baronne éprouvait nul besoin de se faire servir. La cafetière à la main, elle écoutait d’une oreille distraite Benjamin faire le récit de son arrivée en pleine tempête. Une pluie intense que les essuies-glaces ne parvenaient à juguler, des éclairs qui illuminaient le ciel comme en plein jour, malgré les nuages noirs qui avaient transformé l’aube en ténèbres, et tout autour de ronflement du tonnerre comme si Zeus pointait du doigt ce petit coin de Périgord. 

— Tu es arrivé ce matin à l’aube ? releva Astrée en retournant vers sa place. Je ne t’ai pas entendu.

— Tout le monde dormait à poings fermés, répondit-il dans un mince sourire qu’il glissa de sa cousine jusqu’à son voisin de droite qui n’avait toujours pas relevé le nez de son journal.

Astrée en rata le banc, sa cheville butant contre ce dernier, et renversa la moitié du contenu de sa tasse sur son assiette de toasts. 

— C’est rien, Gouyate, roucoulait Jeanne en épongeant tandis qu’Astrée se répendait en excuses. 

Qu’avait vu son cousin ? Le sourire qu’il peinait à ravaler ne laissait que très peu de doute, malheureusement. Pourtant, sur sa droite, le silencieux Russe le demeurait, silencieux. Que s’était-il donc passé pendant qu’elle dormait, bon sang ? 

— Et tu n’m’as pas dit pour Pierrot ? la ramena Jeanne à la réalité.

Pierrot ?

— L’arbre foudroyé, précisa la vieille dame devant le regard perdu d’Astrée. C’est dangereux d’le laisser comme ça. Si quelqu’un s’blesse, ce sera ta responsabilité.

— Oui, oui, demande à Pierrot de venir, abrégea la jeune femme.

Qui que soit ce Pierrot, d’ailleurs. C’était bien là le cadet de ses soucis. Cela dit, Jeanne avait raison, il fallait qu’elle s’en occupe avant que Charlotte ne se décide à simuler un accident dans le seul et unique but de lui pourrir la vie. Quoique, quelque part, cette idée avait quelque chose de plaisant. Et Astrée laissa un sourire s’étirer sur ses lèvres en imaginant la blonde tenter de s’assommer contre un tronc d’arbre. 

— En parlant de responsabilité, lequel d'entre vous représentera la baronnie au tournoi ? reprit la postière.

Et soudain tout ne fut plus que cacophonie d’éclats de voix enthousiastes.  

— Moi ! venait de s’écrier Benjamin.

— Le tournoi a toujours lieu ? demandait Pâris. 

Tandis que Pierre s’interrogeait sur la notion même de « tournoi ». Le tout dans un vacarme de voix et de timbres qui forcèrent une grimace sur les traits des trois autres.

— Pitié, pas le matin ! implora la brune qui n'était que très peu réceptive avant son neuvième café. Personne ne représentera quoique ce soit, et certainement pas toi, Ben. T'as jamais su monter.

— Ne l'écoute pas... susurra-t-il à l'attention de la blonde psychorigide, son plus beau sourire aux lèvres. Je chevauche à la perfection.

Avec sa coupe floue, sa barbe de quatre jours, sa blondeur juvénile que contredisait son regard d'un noir d'ébène et ses nombreux tatouages, Benjamin était un ravissement pour bien des yeux féminins. Malheureusement pour lui, la danseuse demeurait irrémédiablement hermétique à son charme. Elle lui préférait indéniablement celui d'un russe toujours aussi mutique. Voire, sur un malentendu, celui de son ostéopathe d’après les dires de ce dernier. Benjamin n'avait absolument aucune chance, et il était le seul à ne pas encore en avoir conscience.

— Je m’interroge, coupa Pierre en promenant sa biscotte d'un Beynac à un autre. C'est toujours toi qui décide de tout ?

Cette question s'adressait à Astrée qui souleva un sourcil d'incompréhension. Était-ce une véritable question ? Un reproche ? Une manière subtile de mettre le bordel au sein de la fratrie ?

— Toujours ! répondit Jeanne à sa place en présentant des fruits tranchés. Pourquoi don’ ? C’est avec un cerveau qu’on commande, pas avec une paire de…

— Merci Jeanne ! l’interrompit Astrée avant que la vieille dame ne s’emporte façon Manifeste des 343. 

— Ce qui veut dire que lorsqu'elle dit qu'il n'y aura pas de participation au tournoi… reprit Pierre sans se laisser atteindre par ce regard sombre que Jeanne braquait toujours sur lui.

— Ils devront pleurnicher et la couvrir d'attentions jusqu'à ce qu'elle change d’avis, répondit-elle malgré tout dans un reniflement dédaigneux. 

— Je ne changerais pas d’avis, trancha Astrée en vrillant un regard accusateur sur la vieille femme. C'est dangereux et ça n'a aucun intérêt.

Sujet clos. Détail qui sembla échapper à Pierre qui poursuivait et devenait, de fait, la nouvelle cible de la colère de la jeune femme.

— Quel est le but ? demandait-il.

— Il ne s'agit de rien d'autre que d'une course opposant les différents quartiers de la ville. Ces tournois ont lieu chaque année depuis... toujours, je crois, énonçait Jeanne en remplissant une énième fois les assiettes.

— Des festivités complètement dépassées.

— Tradition et patrimoine, corrigea la vieille cuisinière en gratifiant Astrée d’un regard sévère. 

— Oui, c’est également l’argument utilisé par le lobby des chasseurs pour poursuivre leurs petits massacres.

— Chaque quartier élisait son champion, c’ui qui allait les représenter devant le Seigneur de Beynac, poursuivait Jeanne sans faire grand cas de la mauvaise humeur de la baronnette. Le vainqueur remportait les honneurs pour lui et son quartier, et en fonction d’son corps de métier, devenait fournisseur officiel du Castel pour l’année à v’nir.

— Encore fallait-il qu'un quartier vienne à triompher puisque chaque année l'un des fils du Seigneur participait et que, bien évidemment, la bienséance voulait qu'on lui laisse la victoire.

— Pourquoi faut-il que tu sois toujours aussi négative, jeune fille ?

— Juste lucide, Jeanne, lucide, tempéra-t-elle avant de disparaître, le nez dans son café.

— En quoi est-ce dangereux ? Il ne s'agit que d'une course, demanda Pierre, dont la curiosité avait été piquée.

— Jeanne a oublié de préciser qu'il s'agit d'une course hippique dans les ruelles du village où tous les coups sont permis, lui répondit Pâris. Et les coups peuvent venir des autres compétiteurs, mais également des villageois depuis les fenêtres où ils se sont postés.

— J’en conserve un excellent souvenir, annonça Benjamin. Mon père et Philippe ont concourus quelques fois. Je rêvais d’être en âge d’y participer à mon tour.

— Non, Benjamin, l’interrompit Astrée, catégorique et pas vraiment dupe de sa petite diatribe nostalgique.

Et le reste du repas se déroula dans le calme le plus précieux. Pas un mot ne filtrait, rien ne venait ternir le silence, à l'exception de la douce symphonie des couverts cliquetant contre les assiettes, et quelques remerciements à l'attention de Jeanne, maître d'œuvre de ce festin. Cette dernière n'avait de cesse de les resservir, pour le plus grand plaisir des mâles de Beynac, au contraire de la jeune femme frôlant l'implosion. Elle était, d'ailleurs, en train de recouvrir son assiette de ses deux mains, vaine tentative pour échapper à un énième remplissage clandestin, lorsqu'un portable se mit a hurler une improbable sonnerie. 

Toute la tablée releva le nez de leur assiette respective pour laisser leur regard fondre sur une seule et même proie : Astrée. Cette dernière, sourcils froncés, réalisa que la sonnerie semblait s'être établie dans la poche frontale de la chemise masculine qu'elle portait toujours. En extrayant le téléphone de sa cachette, elle fusilla son frère du regard. Un frère dont le sourire ravi avait achevé de la convaincre de sa culpabilité. Modifier régulièrement la sonnerie de sa sœur était son passe-temps favori. Il optait toujours pour la mélodie la plus régressive possible. Astrée ne fit guère plus d'effort qu'un grognement, avant de consulter l'identité de l'appelant. Elle ne prenait jamais un coup de fil lorsqu'elle se trouvait à table, question d'éducation, mais alors qu'elle s'apprêtait à rejeter l'appel, le nom affiché la fit interrompre son geste.

— Pas de téléphone à ma table ! grondait, d’ailleurs, Jeanne.

— Ma table, rectifia Astrée machinalement. C'est le garagiste, il faut que je le prenne. 

Et déjà, elle se levait dans un « Allô ? », son portable coincé contre l’oreille. Elle n'avait pas achevé de passer sa première jambe par-dessus le banc qu'elle s’immobilisa et suspendit son mouvement. L'expression de son visage se décomposa.

— Pardon, mais je ne comprends pas, dit-elle après un moment de silence. L'usure peut faire un truc de ce genre ? Vous êtes sûr ? Est-ce que j'aurais pu ignorer un voyant bizarre allumé depuis un bon moment, et... Non, non d'accord. D'accord...

Elle s'était finalement éloignée du banc, mais était néanmoins demeurée dans la grande cuisine. Elle allait et venait le long de la table, ayant à peine conscience des regards qui s'attardaient sur elle, la contemplaient avec curiosité et parfois souci.

— Comment ça manuellement ? Attendez, que je sois sûre de bien comprendre, vous êtes en train d'évoquer un acte de malveillance ? Mais.. Mais... Évidemment que je ne comprends rien, je ne sais même pas ce qu'est le liquide de refroidissement ! C'est complètement débile ! Non, pas vous, ce n'est pas vous que je traite de débile, juste votre conclusion... Non, mais ne le prenez pas comme ça, je... Ok, stop ! De toute manière, j'ai jamais foutu le nez sous le capot, alors je vous passe quelqu'un qui parle la même langue que vous.

D'un geste brusque, elle ôta le téléphone de son oreille pour le tendre par-dessus la table à son cousin, mécanicien officieux de toute la famille, et bichonneur officiel de sa Mini depuis des années. D'un regard insistant, elle le supplia de rétablir un peu de cohérence là-dedans avant de reporter ses mains, à présent vides, vers ses diverses poches, à la recherche frénétique de quelque chose qui ne s'y trouvait bien évidemment pas. Et pour cause, elle n'en avait jamais acheté de sa vie. Une série de gesticulations et regards perdus qui n'échappèrent à personne. Tous la contemplaient sans comprendre. Tous à l'exception du russe. Ce dernier fouilla ses propres poches pour en extraire un paquet de cigarettes et le lui offrir sans un mot. Et ce fut sans un mot également qu'elle le remercia d'un simple et très bref regard avant de s'envoler par la porte pour rejoindre la sortie. Elle fut si rapide et si prompte à s'enfuir sans un regard en arrière qu'elle manqua ceux des autres qui, désormais, reportaient leur attention sur le chef de table toujours très calme, très silencieux, et en pleine lecture. 

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Notsil
Posté le 10/04/2021
Coucou !

Oh purée, Astrée va devenir chèvre entre Benjamin, Pierre et son frérot. Je suis comme elle, je me demande vraiment ce qu'il s'est passé pendant qu'elle cauchemardait, parce que bon, un orage à réveiller les morts ! En plus elle en a peur... mais Syssoï était encore avec elle, je pense, peut-être pour ça qu'elle n'a rien entendu.

Syssoï c'était l'économie de mots et de gestes dans ce chapitre :p Enfin, d'un autre côté je crois qu'il a senti que s'il l'ouvrait il deviendrait la cible de la jeune femme ^^

J'ai adoré le coup de la bosse vers l'intérieur, de l'allusion à son absence de poitrine (même si c'est absolument pas sympa de leur part !). Ça renvoie une certaine complicité / chamaillerie pour qu'ils se permettent d'aller sur ce terrain.

Jeanne, oui, elle en sait bien plus qu'Astrée ne le pense. Elle n'aura ses indices que petit à petit, hélas :)

Et donc elle serait fumeuse sans jamais avoir acheté un paquet ? Il me semble que tu avais dit précédemment qu'elle avait fumé. Mais c'était peut-être juste quand elle est hyper pressée.

Par contre, j'espère qu'il lui a filé un briquet aussi, ça serait moche de ne pas réussir à l'allumer, sa cigarette de retour au calme ^^

J'ai presque pitié pour le prochain qui ira parler à Astrée, elle a l'air à 2 doigts de péter un câble :)

Je n'oublie pas qu'on apprend quand même en douce que sa voiture a été sabotée ; entre ça et la tentative sur Syssoï... qui essaie de les tuer ? La dame des archives ou autre qui avait changé de cheveux/visage ? Pierre ? (oui je le sens toujours pas très net lui ^^) D'autres gens qu'on ne connait pas et qu'on a entendu au téléphone ?

J'ai un peu l'impression que + elle se souvient, + elle va se retrouver un danger. Très curieuse de la suite ^^
OphelieDlc
Posté le 10/04/2021
La pauvre, elle n'arrête pas de se faire charrier vis-à-vis sa petite poitrine. Quand ce n'est pas le Capitaine, il s'agit de Pâris ou Benjamin. Et oui, la présence de son cousin en plus de son frère, va considérablement lui compliquer l'existence. Cela dit, elle sait les gérer, heureusement.

J'aime tes interrogations, hahaha ! Oui, rassure-toi, il y a bien un briquet avec le paquet. D'ailleurs, c'est drôle, mais c'est le titre du chapitre 32 "Le briquet". Bien joué, Sherlock ! ;)

Et oui, elle est une fumeuse très occasionnelle. Plus jeune, par curiosité, elle a tenté. C'était pas vraiment son truc. Cela dit, en cas de gros stress, il lui arrive encore d'en piquer une de temps en temps. Donc elle n'en achète jamais.

Ravie que tu sois intriguée par la suite ! Merci pour ton retour, tu sais que je les attends chaque semaine, haha :))
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