30 Le joueur de flûte d'Hamelin

   Ernest courrait comme un dératé en direction du nord de la zone, accompagné de quelques-uns de ses gros rats noirs encore vivants sautillant à côté de lui. Comme un T-1000, terrifiante, Rose gardait le rythme, ne le lâchant pas d’une semelle. Rachid était loin derrière. La pluie fouettait les visages et le tonnerre grondait au loin ; Ernest tournait la tête à chaque éclair, les flashs dévoilant la peur sur son visage. Le neuf millimètre était toujours logé dans sa main droite, le doigt posé sur le pontet. D’une détermination sans faille, Rose fixait les mollets de l’homme tout en continuant de courir, prête à le faire trébucher dès qu’elle se serait assez rapprochée. Ernest tourna une nouvelle fois la tête, envoya un des premiers gros rats ralentir la guerrière ; toujours en sprint, Rose s’abaissa et envoya la bête valser plus loin d’un coup de poing. Ernest envoya alors une deuxième bête et Rose utilisa cette fois-ci son pied et son élan pour faire voler la pauvre bête dans les plates-bandes. Plus que quelques mètres les séparaient alors ; Ernest se retourna une dernière fois et visa approximativement avec le pistolet et tira. La balle brisa la nuit et se logea dans la cuisse de Rose, la faisant tomber à la renverse. Elle glissa dans l’herbe, percutant de plein fouet un trottoir de bêton, se rappant au passage le dos et les fesses. Une douleur cuisante fendit son coccyx, l’obligeant à rester quelques secondes au sol pour permettre à son corps de le ressouder. Relevant douloureusement la tête, elle ne put que constater la fuite d’Ernest dans la centrale électrique de la zone qui jouxtait la station d’épuration. Rose se redressa sur son séant réparé et observa l’impact de la balle dans sa cuisse ; le trou éructait son sang par décilitre. L’homme-rat avait eu un sacré coup de chance. Coinçant une de ses dagues entre ses dents, elle utilisa l’autre pour retirer la balle avec la pointe, mordant dans le métal de douleur. Le bout de métal sortit de sa cuisse, éjecté dans l’herbe ; aussitôt la plaie se referma, la pluie lavant le sang sur sa peau. La guerrière réajusta sa queue de cheval et Rachid arriva en trottinant à côté d’elle, lui tendant un bras pour la relever. Elle agrippa son poignet et se remit sur ses pieds en un bond, puis frotta ses fesses pour retirer les traces de boue collées à sa combinaison.

   — Il est allé par où ? demanda Rachid.

   Rose lança un coup de tête en direction de la centrale.

   — Par là-bas.

   Elle cracha dans l’herbe. La dague lui avait laissé un mauvais goût de métal.

   Repartant en grandes foulées, toujours froide comme un robot, Rachid la suivait de loin. Un spectacle saisissant la força à s’arrêter en dérapant à plusieurs mètres de la centrale : des milliers et des milliers de rats venaient de la station d’épuration, à la queue-leu-leu, montant sur les piliers de la centrale, se rejoignant au deuxième étage où devait se trouver Ernest. Des éclairs jaillirent dans les nuages au loin, et le tonnerre gronda. La procession des rongeurs n’en fut que plus terrifiante.

   — Merde, je pensais qu’on était débarrassé de ça ! pesta Rachid.

   Rose, résignée, soupira en haussant les épaules. La pluie continuait de tomber drue sur eux, et la combinaison de la guerrière fumait une vapeur tiède. Elle rangea ses dagues dans leurs holsters tout en gardant les yeux fixés sur le bâtiment. Puis, craquant ses cervicales, elle demanda à Rachid.

   — Alors, on y va ?

   — Moi je te suis ! répondit-il joyeusement.

 

   Le bâtiment ressemblait à un parking de trois étages ouvert. L’air électrifié embaumait une odeur minérale et métallique et un peu la putréfaction de la station d’épuration. A l’entrée déjà des centaines de rats grimpaient les escaliers, les uns sur les autres, attirés par l’aura mystique que dégageait Ernest. L’endroit était sombre, éclairé seulement par les flashs lumineux qu’émettait la foudre à un rythme régulier. Au premier étage, quelques serveurs et condensateurs profitaient de l’énorme courant d’air provoqué par le vaste espace ouvert pour refroidir. L’air frais fit lever les poils dans la nuque de Rose, gelant sa combinaison trempée. Au bout de la pièce, un deuxième escalier permettait d’accéder à l’étage supérieur. Le cortège des rats était encore plus significatif ici, les mammifères se bousculant pour monter les marches en bêtons de l’escalier. Arrivés en haut, ils aperçurent, à l’autre bout du bâtiment, Ernest en pleine transe, tête baissée, bras légèrement ouverts. Les rats venaient vers lui, en huit directions différentes dont les points formaient un octogone parfait, et s’entassaient dans un cercle d’un mètre autour de lui, postés sur les condensateurs, sur les rebords en bêton. Derrière lui, une large ouverture donnait sur la cour, où les bobines apportaient le courant aux différentes usines de la zone, dans un crépitement profond, ponctué de notes graves et d’étincelles bleutées lorsque la pluie se cumulait trop sur les coupelles. Rose et Rachid s’approchèrent à pas de loup, les yeux rivés sur les milliers de rongeurs. Ernest, toujours tête baissée, ouvrit à demi un œil et leur adressa un sourire.

   — Juste à temps, dit-il d’une voix suave.

   Son arme avait été rangée, ses mains vides n’appelant que ses compagnons à un nouveau défi. Rose et Rachid s’arrêtèrent au milieu de la pièce, à relativement bonne distance de leur ennemi.

   — Ernest, répondit Rose sans sourcilier. Cessez cette folie. Votre message est passé, inutile de faire plus de dégâts. Votre action provoque plus de mal pour des gens comme nous que pour eux.

   — NON ! repliqua Ernest dans une folie soudaine. NON ! NOUS DEVONS LES DETRUIRE ! VOUS NE COMPRENEZ PAS DE QUOI ILS SONT CAPABLES !

   — Oh si, murmura Rose sans qu’il ne puisse vraiment l’entendre. Je ne le sais que trop bien. (Elle continua, d’une voix plus audible :) Ernest, ce n’est pas la bonne façon de les combattre. Rendez vous maintenant ; je vous assure qu’ils ne s’en sortiront pas indemnes.

   — ILS S’EN SORTENT TOUJOURS ! Ils s’en sortent toujours…

   Sa  voix était devenu mélancolique, plaintive.

   — Nous devons les détruire, ensemble, continua-t-il d’un ton bien plus normal.

   Rose observa son adversaire de bas en haut. Son costume de poil était trempé, et il dégageait une odeur bestiale qui recouvrait le souffre de la station d’épuration. Ses yeux étaient injectés de sang, et un tic nerveux faisait vibrer sa mâchoire.

   — Nous ne vous rejoindrons pas. Nous ne combattrons pas ensemble.

   Ernest ferma les yeux, baissa la tête, dans un long silence. Puis il leva doucement les bras, jusqu’à les porter à l’horizontal. Les rats à ses pieds se mirent sur leurs pattes arrière, et ils tournèrent tous la tête vers Rose et Rachid, leurs yeux rouges brillant dans la pénombre.

   — Si vous n’êtes pas avec moi, répondit Ernest d’une voix claire, alors vous êtes contre moi.

   Il serra les poings. Tous les rats coururent dans leur direction. Un tsunami de poils et de crocs acérés, leurs babines écumeuses prêtes à les mastiquer. Rose et Rachid serrèrent les dents, se mettant en position de contre-attaque. La vague les submergea, les deux derniers gros rats noirs en tête ; les canines se plantèrent dans la chair, dans les costumes. Les rats montaient sur eux, les tiraient, arrachaient les tissus. Rose et Rachid n’eurent aucune retenu, et se défendirent comme des bêtes. Les dagues tranchèrent dans le vif, éviscérant en un coup des dizaines de rats, maculant la guerrière de sang et de poils. La masse écrasait les os, aplatissait les bêtes dans un massacre innommable. Certains mammifères quittaient déjà la pièce, plus raisonnés que d’autres, et Ernest envoyait constamment des forces pour maintenir l’attaque à flot. L’incroyable endurance de Rose s’amenuisait, la sueur trempait sa combinaison de l’intérieur. Rachid n’était pas mieux loti, et avait de plus en plus de mal à repousser les assauts. Ils tinrent cependant bon, et peu à peu le nombre de rats diminua ; le nombre de rongeurs qui s’échappaient au contrôle d’Ernest grandissait, fuyant le bâtiment, apeurés. Bientôt, l’assaut cessa, dans une dernière attaque tourbillonnante qui envoya des giclés de sang peindre les condensateurs de nouveaux traits écarlates. Rose resta en position, les bras en diagonale, halant comme une proie réchappée de l’hallali, sa combinaison fumant d’une transpiration saumâtre. Rachid n’était pas en reste, la masse couverte de viscères, sa combinaison comportant de très nombreux trous, les rats s’étant cassé les dents sur sa peau. Ernest, voyant sa bataille perdue, ressortit son arme de son pantalon et visa.

   Rose esquiva une première balle en se baissant aussi rapidement qu’un ninja, prit deux pas d’élan à la manière d’une patineuse, esquivant une deuxième balle en tordant son corps de travers ; la troisième, elle la dévia d’un reflexe surhumain avec le plat de la lame de sa dague, et aussitôt après elle lança cette dernière en direction de la main de son adversaire. La dague se planta dans la paume d’Ernest, lui faisant lâcher son arme qui glissa vers Rachid. Le guerrier s’avança de pas rapides et ramassa l’arme, prenant en jouc Ernest avec. Ils s’approchèrent mais Ernest, souffrant et acculé à son tour, sortit son dernier atout de sa poche.

   — Arrêtez ! Où je fais tout sauter maintenant !

   Des éclairs appuyèrent ses propos, peignant le ciel de rouge, accompagné d’un tonnerre sourd. Le scientifique, de sa main gauche, tenait le détonateur, le pouce sur le bouton d’enclenchement.

   — Ernest ! Ne jouez pas à l’idiot ! s’interposa Rose. Commettre cette action ne mènera à rien ! Rendez-vous !

   — Je n’irai pas en prison ! martela-t-il. Jamais ils ne m’interrogeront, jamais ils n’auront la main sur mes expériences !

   Il se cramponnait de sa main valide au détonateur, douloureusement, la voix tordue.

  — Vous n’irez pas dans une de leur prison ! répondit Rose. Si vous vous rendez je vous emmène moi-même, avec vos deux collègues. Vous ne serez en aucun cas remis au gouvernement !

   Ernest bougea son pouce, obligeant Rose et Rachid à avoir un mouvement de recul.

   — Vous ne comprenez pas ! VOUS NE VOULEZ PAS COMPRENDRE ! Ils feront tout pour obtenir ce que j’ai réussi à créer !

   — Mais de quoi parlez-vous ? demanda Rose d’un ton sec.

   — Mon savoir ! Mon savoir ! Vous pensiez que la MBE allait voir une telle technologie et l’ignorer ? Vous pensez que le gouvernement, en alliance avec ces pourris, n’allait pas essayer de me recruter ?!

   Rose tendit la main dans un geste d’apaisement.

   — Ernest, je vous en pris, soyez plus clair ! Les gens de la MBE, que vous combattez, ont essayé de vous recruter ?

   — Il le recherche à tout prix ! Croyez-vous avoir un endroit assez sécurisé pour y échapper ? Ils nous retrouverons, ils nous torturons s’il le faut ! Je les détruirais avant, je m’échapperai d’eux. Jamais ils n’auront mon savoir !

   Ernest fit un geste en avant, les muscles de son poignet se contractèrent. Rachid n’hésita pas une seule seconde, et prit la mire. La balle percuta la main juste après le poignet, déchirant les muscles et les ligaments. Le détonateur sauta en l’air, retomba dans un bruit métallique et roula vers eux. Ernest se plia à genoux de douleur. Rose et Rachid s’approchèrent de quelques pas, et Ernest se releva d’un bond, toujours les deux mains méchamment entamées et pissant le sang.

   — Ernest cela suffit, rendez vous ! s’énerva Rose.

   Son œil était complètement fou.

   — ILS N’AURONT PAS MON SAVOIR ! se mit-il à crier. ILS N’AURONT PAS MON SAVOIR !

   Et il se retourna vers la fenêtre.

   — NON ! cria Rose en tendant une main vers lui.

   Mais c’était trop tard. Ernest fit trois pas de course vers l’ouverture derrière lui, et se jeta en contrebas dans les bobines. Il y eut un énorme flash lumineux, des éclairs bleus, un crépitement sourd et terrible, suivit de la calcination du corps de l’homme, accompagnée d’une horrible odeur de chaire brulée. La tension dans le quartier varia, l’intensité des lampadaires diminuant quelques instants. Rose et Rachid ne purent que constater la mort brutale de l’homme du haut de la fenêtre.

   — Putain fait chier ! s’invectiva Rose. Rachid se contenta de jeter un œil furtif en contrebas, rangea le pistolet dans son pantalon, et se retourna. Il ramassa le détonateur par terre, qu’il mit en sécurité dans sa poche. Quand il se releva, le spectacle macabre qu’ils avaient créé s’ouvrit à lui, faisant remonter une nausée le long de sa trachée. Du sang. Du sang partout. Les cadavres de pauvres bêtes qui n’avaient rien demandé. Rose s’approcha de lui, et observa elle aussi, en silence. Le spectacle était désolant. Sur son épaule, des viscères suintaient, tombant mollement par terre. Rachid se tourna vers elle :

   — Ils ont essayé de le recruter, dit-il d’un ton lugubre.

   — Oui, cela me contrarie aussi. (Elle baissa la tête) Nous sommes en retard Rachid, bien plus en retard que je ne l’imaginais.

   — Alors essayons de leur grappiller un peu de distance.

  Chez lui luisait de nouveau l’étincelle du combat, chose qu’elle ne pensait plus voir. Un encouragement bienvenu. Rose hocha la tête de contentement, et lui tapota l’épaule.

   — Bon, allons rejoindre les autres. Ils ont peut-être eu plus de chance que nous.

 

   Sur le parking, près de la supercinq, Samantha était déjà là. De loin, Rose remarqua avec satisfaction que Corentin gisait à ses pieds, probablement assommé. On devinait sur l’armure argentée des traces de boues et de poussière. A la lueur des réverbères, les yeux rubis de Samantha étincelaient. Ils s’approchèrent d’elle et Rose vit avec horreur l’enfoncement de l’armure.

   — Sam ! Ça va ? demanda-t-elle en apposant sa main sur le métal.

   Samantha l’observa l’ausculter et lui sourit douloureusement.

   — Oui ma Lady Rose, ça va, dit-elle en soufflant. Cela me comprime un peu c’est tout.

   Des cloportes échappés glissèrent le long de la nuque de Samantha et marchèrent jusqu’à la main de Rose, escaladant ses doigts gantés. Samantha regarda avec étonnement ce spectacle, et s’apprêta à écraser les envahisseurs. Rose retint son poignet, le repositionnant délicatement au niveau des hanches de Samantha, et chercha quelque chose dans sa poche arrière.

   — Attends Sam.

   La guerrière ouvrit un petit sac en plastique, attrapa les quelques cloportes qui courraient sur le buste de Samantha, et délogea ceux qui se cachaient dans ses cheveux. Samantha eut un long frisson de dégoût. Rose enferma la dizaine de cloportes dans le sac et le replaça dans la poche arrière de sa combinaison.

   — Je vais donner ça à Laurent, ils vont peut-être nous renseigner sur l’origine de leurs pouvoirs.

   Rose observa plus longuement le visage de Samantha ; cerné, la peau d’une blancheur de lait, la fatigue se lisait sur chaque trait de son faciès. Malgré un beau sourire de satisfaction, la lassitude avait terni ses expressions. L’enveloppe que formait son armure ne masquait pas la lourde odeur de transpiration que dégageait son corps.

   — Rude combat ? demanda Rose.

   — Plus que je ne le songeais, répondit simplement Sam. Mais combat victorieux.

   La chevaleresse observa plus longuement leur accoutrement, couverts d’écarlate et de poils.

   — Vous aussi à ce que je vois. Il te manque une dague ! Et où est votre proie ?

   Rose baissa la tête, et la hocha horizontalement.

   — Mort. Il s’est jeté dans la centrale électrique. Ma dague est encore dans sa main.

   Samantha ouvrit sa bouche en un « o », mais aucun son n’en sortit.

   Rose se retourna, fit le tour de la place du regard et remarqua enfin l’absence d’Edmond.

   — Où est Eddy ? demanda-t-elle. Il n’est pas encore revenu ?

    Samantha, qui avait refermé sa bouche, se contenta de faire « non » de la tête.

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