30. Forgeron (II)

Par Gab B

Chapitre 7 : La punition

 

Forgeron (II)

 

Godron se traînait dans les rues calmes du quartier Nott en attendant midi et le moment de rejoindre son travail. Il aurait pu, comme souvent, arriver plus tôt ; aider les autres à terminer leurs commandes, ranger l’atelier, s’occuper du feu. Mais depuis plusieurs jours déjà, son cœur n’était plus à l’ouvrage. Alors il errait entre les échoppes et, de détour en détour, rallongeait le trajet entre sa chambre du quartier Kegal et la forge de Souftir.

Il passa devant la vitrine d’un herboriste et s’y attarda longuement. Herboriste. Distribuer des onguents et des herbes médicinales, pour guérir les petits maux des habitants : c’était là un métier vraiment nécessaire. Lui aussi avait voulu trouver une occupation utile à la Cité quand il avait choisi son apprentissage, bien des lunes auparavant. Les forgerons fabriquaient des outils pour l’ensemble des autres corporations de la ville. Le blé était coupé par leurs faux ; les malades opérés par leurs scalpels ; les bêtes de l’ombre repoussées par leurs lances. Pourtant, Godron se demandait aujourd’hui qui profitait réellement de son dur labeur.

La place principale du quartier Nott arborait en son centre un petit jardin. Une quinzaine d’arbres tout au plus, bien loin du grand parc de l’Observatoire, mais assez agréable pour s’y promener durant les beaux jours. Alors qu’il cherchait un banc pour s’asseoir à l’ombre, le regard du jeune homme se posa sur le panneau d’affichage en bois disposé bien en évidence au milieu de la place. Identique à ceux qui se situaient dans chacun des autres quartiers de la ville, il servait à rendre accessibles à tous les décisions du Haut Conseil ou les annonces du Gouverneur. N’importe qui pouvait y laisser un message, du simple ouvrier à l’administrateur.

Godron s’en approcha, curieux de lire les dernières nouvelles et désireux de trouver un moyen pour passer le temps. Autour des belles affiches officielles, fabriquées en grand format dans les imprimeries du quartier Letra, des papiers de différentes tailles étaient épinglés en désordre. Des petites annonces griffonnées à la main sur du vélin déjà utilisé plusieurs fois, les mentions précédentes maladroitement rayées ; la rareté et le coût des feuilles vierges dissuadaient la plupart des gens de s’en servir à la légère. Ces petits messages personnels se révélaient souvent bien plus intéressants que les balivernes du gouvernement. Ainsi, un vieil homme, sans doute veuf, cherchait une femme d’une cinquantaine d’années, sans enfant, pour écouler ensemble des jours tranquilles. Une jeune fille avait perdu un pendentif gravé du portrait de son père. Une autre proposait ses services de cuisinière dans une maison convenable.

Quand il eut terminé de parcourir les petits papiers, Godron se résigna à étudier les annonces officielles. La corporation des parfumeurs avait besoin de volontaires pour essayer de nouvelles senteurs. À côté, la Garde avait placardé un appel à témoins : quiconque possédait des informations sur une bagarre ayant opposé une femme rousse à des éclaireurs en armure était prié de se rendre à la commanderie militaire. Aucun de ces deux encarts ne portait de date et à la couleur du papier, jauni par le soleil et le vent, ils ne devaient plus être d’actualité.

Le reste n’avait pas beaucoup d’intérêt. Un prospectus annonçait l’arrivée de la fête du Soleil, un autre incitait les habitants à aller au temple pour chercher l’apaisement. Finalement, le regard de Godron se posa sur une affiche d’un blanc immaculé, épinglée par-dessus d’autres. Dans un texte signé par le Général Ekvar, l’armée appelait hommes et femmes qui souhaitaient protéger la population à rejoindre la Garde. Godron fronça les sourcils. Il devait normalement rester encore plusieurs lunes avant le recrutement annuel des soldats. Peut-être les officiers manquaient-ils de bras à cause des récents événements. L’annonce, alléchante, précisait même que la candidature était ouverte à tous et que l’état-major s’occuperait de justifier le départ des recrues ayant déjà un travail ailleurs, s’il n’était pas essentiel pour la Cité.

Le travail de Godron n’était pas essentiel pour la Cité. Si Souftir disposait d’assez de main-d’œuvre pour ses commandes douteuses, il saurait parfaitement se passer de lui.

Le jeune homme détourna les yeux du panneau. Non, ce n’était pas raisonnable. Il avait travaillé dur pour arriver là où il était. Une position dans une forge aussi réputée que celle du chef de corporation était difficile à obtenir ; il ne pouvait pas abandonner maintenant, sans même avoir terminé son apprentissage. Pour chasser l’idée de son esprit, Godron s’éloigna du petit parc et entreprit de contempler les étalages des échoppes de la place. Des bouquets, des pâtisseries, des ceintures, des bougies. Il balaya d’un œil ennuyé tous ces jolis objets, pourtant bien plus modestement travaillés que ceux qu’il aurait pu admirer au quartier Volbar, qu’il ne pouvait pas s’offrir. Le peu d’écailles qu’il gagnait chez Souftir lui permettait à peine de s’acquitter de son loyer et d’un repas journalier. Cela valait toujours mieux que de continuer à habiter chez ses parents, pour les voir dilapider son salaire en jeux de cartes et en paris.

Il avait fait le tour de la place et se trouvait de nouveau devant le panneau d’affichage qu’il regarda en grimaçant. Qu’avait-il à perdre à se présenter aux recruteurs de la Garde ? Après tout, l’annonce s’adressait à des gens comme lui et il avait largement le temps de s’y rendre sans arriver en retard à la forge.

Pris d’une résolution nouvelle, il marcha d’un pas vif jusqu’à la commanderie militaire. Quand il eut expliqué l’objet de sa visite au garde à l’entrée, celui-ci le conduisit dans un couloir où deux autres personnes, un homme aux sourcils broussailleux et une femme minuscule patientaient déjà. Godron s’adossa contre un mur et attendit son tour.

Au bout d’un moment, et alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, une femme en armure légère le fit entrer dans un bureau. Assis en face d’elle de part et d’autre d’une petite table, le forgeron dut décliner son identité et sa profession pendant qu’elle prenait des notes.

— Alors comme ça tu effectues ton apprentissage chez Souftir. Pourquoi partir maintenant ?

Godron hésita un instant avant de répondre.

— Je me suis rendu compte que le métier de forgeron n’était pas si respectable que le croyais.

Son interlocutrice inclina la tête sur le côté et plissa les yeux.

— Tu as la langue bien pendue, gamin. C’est l’un des chefs de corporations les plus influents que tu critiques.

— Je ne le critique pas, répliqua Godron. Il fait ce qu’il doit faire pour que son commerce marche, comme les autres sans doute. Mais c’est justement ça mon problème. Les administrateurs, les corporations, les artisans… Chacun essaie de tirer la couverture à lui. Chacun a des intérêts personnels à faire valoir avant le bien commun. C’est pour la Cité que je veux travailler, moi, pas pour ces gens-là.

— Si tu intègres la Garde, tu devras obéir aux ordres de ton supérieur, prévint la femme après un silence.

— Je le sais et ce n’est pas l’autorité qui me rebute. Je veux juste trouver un rôle dans lequel je ne participerai pas malgré moi à des jeux de pouvoir qui ne font que diviser la ville.

Après avoir légèrement hoché la tête, son interlocutrice continua à lui poser des questions. Sur ses idéaux, sur la forge, sur Souftir. Elle insista longuement pour savoir pourquoi il ne croyait pas le vieux forgeron respectable, mais Godron gardait une certaine fidélité envers son maître et refusa d’en dire davantage. Finalement, elle attrapa une mine de charbon et un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques mots avant de lui tendre.

— Rends-toi là-bas demain, après le coucher du soleil. N’en parle ni à la forge ni à tes proches. Nous souhaitons faire un premier tri des candidats, rien ne te garantit encore une place parmi nous. L’adresse que je tonne et la façon dont le recrutement fonctionne doivent rester secrètes, c’est bien clair ?

Godron prit le morceau de papier en acquiesçant doucement. Il se leva pour quitter la pièce, mais son interlocutrice le retint d’un regard sévère.

— Aussi puissant soit-il, si le maître forgeron fait partie d’une entreprise illégale, il faudra bien te résoudre à en informer la Garde, prévint-elle.

À nouveau, Godron acquiesça, avant de filer hors du bureau. Maintenant, il devrait courir s’il voulait arriver à la forge quand les cloches de midi sonneraient.

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