3.1 Le café, l'astuce incontournable !

Ma première idée est de me rapprocher de lui, de m’en faire un ami. Je dois en savoir plus sur leur relation, découvrir ce qui intensifie ce fameux lien. Cela pourrait renverser notre situation et parer à la famine qui nous menace. Seulement, il est important que je me montre prudente, une présence accrue pourrait avoir des effets néfastes sur ma proie. Du coup, j’ignore encore comment je vais m’y prendre sans utiliser le pouvoir de l’éther.

Je me mords la lèvre. Adossée contre la façade du bâtiment en face du sien, je patiente à l’abri du auvent d’une boutique de lingerie. Il m’a fallu un temps fou pour reprendre mon apparence normale. Avec de la chance, il ne se lèvera pas avant que l’après-midi soit bien engagé. Ça me laisse encore du temps pour réfléchir. Mon regard vagabonde dans la rue et se perd dans la terrasse d’un café. Les gens discutent autour d’un verre, profitant du bon temps, protégés par l’ombre des parasols. Le contraste de cette scène pleine de vie, joyeuse, est saisissant avec mon ressenti. Tout n’est que faux semblant et hypocrisie. Chacun n’est là que pour son propre plaisir égoïste. Personne ne recherche vraiment la présence de l’autre, il la tolère tout au plus, dissimulé sous de faux sourires.

Quand est-ce que le monde a mal tourné ?

Même si, d’après les histoires racontées par Lilith, les temps anciens pouvaient se montrer très cruels, assassins et barbares, ils existaient de véritables émotions, brutes, intenses d’amour. Aujourd’hui, ces émotions ne sont qu’une pâle copie de ces sentiments. Le monde est anesthésié, à demi conscient.

C’est d’une tristesse.

 Mon regard se tourne vers le bâtiment de ce matin. Il n’a pas la même allure qu’à l’aube. Ma proie produit encore des phéromones. Son corps, son esprit ne cessent de rechercher sa dulcinée. C’est comme un appel de l’âme, silencieux dans son supplice. Il ne sera pas difficile de le suivre à la trace.

Il passe les portes tournantes de son immeuble et je le regarde traverser la rue. Il a l’air si triste, son aura est sombre.

Je lâche un grognement agacé. Je comprends tout à coup pourquoi nous avons pour règle de ne jamais nous en prendre plus d’une fois à une proie, pourquoi il nous est interdit de la harceler au quotidien. Je culpabilise. Même si au départ, je voulais utiliser mon éther pour lui soutirer des informations, je n’en ai plus du tout envie. Il n’est pas question pour moi de faire souffrir inutilement un être vivant, surtout lorsqu’il semble aussi fragile.

Je me frotte la tête, en quête d’une solution plus « humaine ».

Comment l’aborder ?

Je dois créer une situation logique, crédible et cohérente. Mon regard se tourne à nouveau sur la terrasse du café. Il doit m’y inviter…

Seulement, même s’il est tentant de se faire bousculer pour qu’il renverse ma boisson chaude sur mes faux vêtements, il ne doit pas se poser trop de questions. C’est un peu cliché, certes, mais ça peut faire ses preuves. C’est un romantique, une personne prévenante, il se sentira obligé de m’aider ou de s’excuser d’une manière ou d’une autre.

Je réfléchis. Je peux simuler un sac à dos et prétexter des vêtements de rechange. Le problème principal sera d’empêcher mon éther d’absorber le liquide. Compliqué… mais pas infaisable.

J’hésite.

— Oh, et puis merde, quand il faut y aller…

Je traverse la rue d’un pas décidé et pénètre à l’intérieur de la brasserie. Au comptoir, je m’y accoude, les deux poings sous le menton et fais les jolis yeux à la serveuse.

— Offre-moi ton meilleur café, ma jolie.

J’exhale un peu d’éther et son regard change d’expression, son sourire s’étire, ses muscles se décontractent. Son attirance grandit, elle sera prête à tout pour obtenir mes faveurs.

— Ne dis rien à mon patron, c’est d’accord ?

Je lui offre un clin d’œil lourd de sens qui l’incite à se plier à mon désir. Si elle avait conscience de sa chance… ma présence ne lui coûtera qu’un café.

— Sur place où à emporter ?

— À emporter, s’il te plaît !

La jeune femme marche d’une machine à une autre, moud le grain dans un bruit assourdissant et porte son précieux butin jusqu’à la cafetière professionnelle. Elle remplit le porte-filtre et l’actionne dans le percolateur. Un délicieux effluve de café enrobe toute la pièce.

Même si je n’ai pas de nez à proprement parler, mon éther est capable de sentir les odeurs. Sous doute d’une manière différente de celle des humains et peut-être que nous ne sentons pas du tout la même chose. Mais pour moi, cet arôme de grain fraîchement moulu, de café tout juste coulé, est presque réconfortant, chaleureux. Je ne saurais l’expliquer, mais certaines senteurs nous permettent d’expérimenter un balbutiement de sensations, voire d’émotions. C’est un autre plaisir des sens, voilà pourquoi nous en sommes capables. Tout ce qui touche au plaisir est inné chez nous, même si nous ne comprenons pas toujours ni comment ni pourquoi.

J’observe la serveuse continuer son remue-ménage. Elle verse le café dans un gobelet en carton, y ajoute une quantité faramineuse de chantilly et saupoudre généreusement de copeaux de chocolats. Sa personnalité me saute aux yeux. C’est une personne gourmande, mais qui aime aussi donner sans rien demander. C’est ce qui la stimule, les petits détails qui ajoutent du bon ou du piquant à la vie. Dommage pour elle, ces petites attentions n’ont plus aucune valeur dans ce monde et je la plains presque.

Elle finit en y plantant une énorme cigarette russe et s’avance vers moi, contente de son chef-d’œuvre quand elle le dépose sur le comptoir.

— J’espère que tu le savoureras, me confie-t-elle à mi-voix.

Trop mignonne…

J’agis sans trop réfléchir, mais scrute tout de même les alentours pour vérifier qu’aucun curieux ne nous observe. J’écarte le café de la trajectoire, attrape la jeune femme par la cravate de son uniforme. Je la tire vers moi, sans aucune brutalité, jusqu’à ce que ses lèvres rencontrent les miennes et l’embrasse avec passion. C’est court, mais intense. Elle en a le souffle coupé.

— En guise de paiement !

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