28. La gendarmerie

 

— Beynac ! s'écria-t-il les bras écartés en tournant sur lui-même. Non mais Beynac, quoi !

Il tournoyait sur lui-même dans la ruelle, et manqua de percuter une pauvre passante qui le fusilla du regard sans qu'il n'y prête une quelconque attention.

— Incroyable, on est à Beynac ! Tu te rends compte un peu ? s'extasia-t-il en rattrapant sa sœur en petite foulée.

— C'est pas Disneyland non plus, grommela ladite sœur qui avançait les mains dans les poches et tentait de passer inaperçue malgré l’hélicoptère sous acide, à ses côtés. Allez, tiens-toi tranquille.

Sa main sur son poignet, elle tenta d'accélérer le pas, sans grand succès tant Pâris traînait la patte.

— Je te rappelle que je n'ai jamais eu l'occasion de fouler la terre de mes ancêtres ! 

— Tu plaisantes ? On a passé tous les étés de notre enfance ici !

— Ça ne compte pas. J'étais enfant, je ne pouvais pas profiter pleinement de mes avantages de suzerain. Genre droit de cuissage, tout ça… répondit-il, le nez toujours en l'air, vers les façades des bâtiments qui bordaient la ruelle descendant au village. Mais là... là... Bordel ! Beynac quoi !

— Oui, bah on a compris ! Beynac ! Tu veux pas le crier plus fort encore ? Je crois que le monsieur, là-bas, n’a pas encore compris où il était !

— ON EST A BEYNAC, MONSIEUR LE TOURISTE ! hurla-t-il en utilisant ses mains comme porte-voix alors que ledit touriste n'était qu'à deux mètres. OUI, JE SAIS, ÇA SURPREND...

— Mais... Pâris, bon sang ! s'indigna sa sœur mortifiée en l'entrainant avec elle. Rappelle-moi pourquoi j'ai accepté de te garder avec moi ?

— Parce que tu avais la trouille de tes locataires canons, et parce que je suis ton frère préféré.

— Tu es mon seul frère ! Et j'ai pas la trouille ! répondit-elle en le défiant du regard.

— Tu étais morte de trouille à l'idée de te retrouver seule dans cette grande maison avec monsieur Canon tournoyant autour de ta culotte ! se moquait-il.

— Veux-tu bien cesser avec ça ? Tu l'as entraperçu trois secondes hier, et tu espères me faire croire que t'es détenteur d'une thèse sur la psychologie et les attentes de Monsieur Canon ? Crois-moi, il est un peu plus difficile à cerner que ça, s’agaça-t-elle. Et est-ce qu'on pourrait arrêter de l'appeler comme ça ? C'est ridicule. 

— Je suis un mec, c'est tout. Je sais très bien comment mes homologues fonctionnent, coupa Pâris, en passant ses bras autour des épaules de sa sœur. C'est quoi le programme maintenant ?

— On va d'abord voir Jeanne avant qu'elle s'imagine que tu ne l'aimes pas, et après je vais à la mairie.

— Et moi ?

— Eh bien toi, tu visites... Beynac ! l'imita-t-elle en scandant le nom de la ville avec théâtralité.

— Tout seul ? demanda-t-il avec une petite moue de gamin.

— Je ne voudrais pas te distraire de tes devoirs de Suzerain, voyons.

Après avoir croisé Pierre et Charlotte la veille, la fratrie s'était enfermée dans sa partie de la gentilhommière tout l'après-midi et tout le soir. Ce matin, ils avaient fini par s'en extraire. Pâris se devait d'être amené jusqu'à Jeanne avant que celle-ci ne découvre sa présence par elle-même. Il valait mieux éviter que la vieille femme ne se sente, une fois de plus, abandonnée par ces chères petites têtes blondes qu'elle avait vu grandir. Et puis, le frère ne possédait pas le caractère casanier de la sœur, il avait besoin de bouger, sortir, voir du monde, traîner sa silhouette décontractée à travers la foule. Si elle ne le comprenait pas toujours, au moins l’acceptait-elle. Après tout, il était ici pour elle, et ce seul détail suffisait à la satisfaire.

Il lui avait expliqué avoir profité de la voiture d’un couple d’amis qui se rendait au Pays Basque. Ces derniers l’avaient déposé à Périgueux, d’où il avait fait du stop pour rejoindre Beynac. Ils avaient parlé toute la journée, ils avaient ri une bonne partie de la soirée. En la présence de son frère, Astrée oublia totalement pourquoi elle voulait fuir cet endroit, et pourquoi, surtout, elle y était retournée. Mais au petit matin, son inconscient s'était chargé de le lui rappeler au travers d'un énième réveil en sursaut, le cœur battant, le front perlé de sueur, et son frère la maintenant contre lui en lui affirmant que tout était fini, que tout irait bien maintenant. Il avait dormi avec elle, comme à son habitude, et elle l'avait éveillé en hurlant, comme à son habitude.

— Hey ! C'est pas monsieur Canon, juste là ?

Tirée de ses pensées, elle releva expressément la tête pour suivre le regard de son frère et tomber sur la gracieuse silhouette à plusieurs mètres devant eux. Oui, c'était bien lui qui déambulait sur les pavés dans la même direction qu'eux. Où allait-il ? Qu'allait-il faire ? Pourquoi seul ? N'avait-il pas pour habitude de s'enfermer dans la vieille bâtisse et de n'en jamais sortir ? Pourquoi n'avait-il pas cherché à prendre contact ? Elle avait vérifié son portable plusieurs fois. Avait espéré un message vocal, un appel en absence, un texto, n'importe quoi mais quelque chose. Sitôt qu'il avait vu son frère il s'était volatilisé, et depuis c'était comme si les dernières semaines et plus encore les dernières heures n'avaient jamais existé.

— Si, mais laisse-le. Il n'est pas du genre bavard, ni très sociable, répondit-elle.

Astrée enroula un bras autour de la taille de son frère, comme pour l'empêcher de bouger, de courir vers le danseur et finir par l'interroger sur ses intentions concernant la culotte de sa sœur. Elle ne le connaissait que trop bien.

— J'ai eu l'occasion de m'en rendre compte hier, oui, marmonna-t-il en les obligeant à se décaler sur le côté au passage d'une voiture.

Voiture depuis laquelle un conducteur salua Astrée avec enthousiasme.

— Quel succès !

— Je suis la petite baronne, se contenta-t-elle de lui répondre.

Elle se garda bien de préciser que, ce succès, elle ne le devait qu'aux divers commérages depuis sa prestation dansante et sa sortie théâtrale à la fête du village. 

— Tu es là depuis un peu moins d’un mois, et t'as déjà tous les habitants dans la poche. Tu vises le poste de Maire ?

— Mon sang est bleu et tu oses me parler de démocratie ? répondit-elle pince-sans-rire en se collant à nouveau contre un vieux mur pour laisser passer un autre véhicule qui avançait au pas.

— Ce n'est pas supposé être une zone piétonne ? s'interrogea son frère en tournant sur lui-même dans la ruelle minuscule sans trottoir.

— Sauf riverains, lui précisa-t-elle en désignant un panneau totalement anachronique dans ce décor médiéval.

— Ta première loi en tant que Baronne Suprême devra être d'interdire les voitures dans Beynac. Je m'étonne qu'il n'y ait pas encore eu de mort.

— Les conducteurs font attention, rétorqua-t-elle avant d'être interrompue à nouveau par le son d'un moteur en approche.

Et puisqu'il s'agissait d'une démonstration parfaite, Astrée lui désigna la provenance du bruit dans l’attente que le moteur passe du rugissement au ronronnement. Sauf qu'il n'en fit rien, et depuis le milieu de la ruelle, la jeune femme fronça les sourcils. Son frère, plus rapide qu'elle, attrapa son poignet. Il la tira jusqu'à lui. Jusqu'au mur contre lequel il s’aplatissait. Ses yeux aussi verts que ceux de sa sœur ne quittaient pas la voiture qui venait d'apparaître dans le virage. Un véhicule noir aux vitres teintées. Un bolide lancé à pleine vitesse. Un engin qui filait sans ralentir au travers de cette ruelle bondée. Touristes et habitants se collèrent aux murs alentour en vociférant. Tous sauf un. Syssoï. À plusieurs mètres de distance. Il continuait d'avancer sans se soucier, sans se douter de ce qui arrivait dans son dos. Quelqu'un hurla son prénom. Hurla et hurla encore. Astrée mit un certain temps avant de comprendre que ce hurlement sortait de ses propres tripes. Son corps s’arc-bouta pour se libérer de l'étreinte protectrice de son frère. Lorsque ce fut chose faite, ce n’était plus seulement le prénom de Syssoï qui se trouvait hurlé. 

Sourde à toute mise-en-garde, elle n'écoutait que cet instinct de survie étrange qui l'exposait directement au danger. Elle déploya toute l'énergie dont ses courtes jambes étaient capables. Le cœur lui remonta jusque dans la gorge. Ses poumons étaient en feu. Elle se précipitait. Cavalait. Elle hurlait encore. Jusqu'à ce qu'il se retourne enfin tandis qu'elle n'était plus qu'à un mètre de distance. Il eut à peine le temps de découvrir la scène. La voiture à moins de deux mètres qui s'apprêtait à le faucher. A les faucher. La panique dans le regard d’Astrée. Et déjà cette dernière arrivait sur lui. Elle le repoussa avec toute la force de la course et de la peur. Elle les projeta l'un et l'autre dans le renfoncement d'une porte à la seconde où le chauffard les frôlait. Si près qu'il en abîma son mollet. Une égratignure qu'elle ne sentit pas tant son corps n'avait conscience que des bras qui s'étaient automatiquement enroulés autour d’elle. Et cette brutalité qui la ramenait contre ce torse qui semblait vouloir l'avaler toute entière. 

Ils demeuraient tellement immobiles que seules leurs respirations anarchiques rappelaient qu'ils étaient encore en vie. La voiture avait poursuivi sa route à toute vitesse, déguerpissant dans un affreux crissement de pneu à l'angle de la ruelle. Comme si son seul et unique but avait été de faire le plus de morts possibles.

— Dis-moi que ça va ! l'implora la voix masculine au-dessus de sa tête.

Cette même voix qu'elle entendait résonner dans ce thorax contre lequel elle prenait appui.

— Je crois, oui, murmura-t-elle en acceptant, enfin, de desserrer les paupières pour affronter la suite.

— Tu trembles ! constata-t-il en la serrant un peu plus fort encore, ses grandes mains s'en allant frictionner le corps replié contre le sien.

— J'ai eu peur...

Sa voix s'éteignit tandis qu'elle relevait le menton vers lui, son visage vers le sien, son regard dans le sien. Son souffle se mêla au sien. Elle se perdit en contemplation. Astrée savoura la caresse de ses doigts dégageant les mèches que la course avait emmêlées. Le temps s'était suspendu, l'espace alentour s'était figé. N'existaient plus que ces deux corps imbriqués et cette attente. Une attente silencieuse et pourtant évidente, criante, hurlante. Elle attendait ses lèvres contre sa bouche, elle espérait sa langue caressant la sienne, elle désespérait de sa peau sur la sienne. Une frustration telle qu'elle en aurait pleuré si elle n'avait eu l'intime conviction que cela devait se produire. Il n'existait pas d'autre alternative possible. Du moins jusqu'à ce que des pas et des éclats de voix rétablissent l'espace et le temps, les faisant sursauter l'un et l'autre.

— J'ai relevé le numéro de la plaque !

Une main dans ses cheveux qu'il maintenait en arrière, l'autre cramponnée au portable qu'il avait de greffé à l'oreille, Pâris venait de faire immersion dans la bulle. Aussitôt, le russe repoussa la jeune femme. S’il l’avait fait sans brusquerie, l’absence de transition s’avérait tout de même brutale. La baronnette enroula ses bras autour de son propre buste comme pour mieux tromper le froid qui y sévissait désormais. 

— Tu vas bien ? lui demanda finalement Pâris.

Il analysa sa sœur des pieds à la tête. Sa main allait et venait le long du bras de son pendant féminin.

— Ça va, oui. Pas de bobo, enfin je crois.

— Tant mieux, répondit-il avant de lui envoyer la paume de sa main contre l'arrière de son crâne. 

Rien de bien méchant, ni de trop brutal, mais suffisamment pour lui remettre les idées en place. 

— Plus jamais tu me refais un coup comme ça ! Plus jamais ! T'es complètement malade ou juste brusquement suicidaire ?

— Ça va, j'ai rien, tenta-t-elle de le rassurer à son tour.

— Et vous, ça va ? demanda-t-il en reportant son regard noir sur l'ombre géante dans le dos de sa sœur. Syssoï, d'après ce que j'ai pu comprendre.

Son regard accusateur glissa jusqu'à sa sœur qui se rappela trop bien avoir hurlé plusieurs fois ce prénom.

— A priori, répondit l'autre avec réticence. 

Une réticence froide et distante qu'Astrée tenta de briser en reprenant la parole.

— Pâris, Syssoï. Syssoï, Pâris.

— Ouais, super, éluda Pâris en triturant ses cheveux trop longs, le téléphone toujours à l'oreille. Le chauffard a carrément fait une embardée comme s'il voulait absolument faucher quelqu'un. Et ces crétins qui me foutent en attente ! Pourrait y avoir des corps sur la chaussée qu'ils te laisseraient te taper les quatre saisons de Vivaldi quand même... Oui, allô ?

Il s'était écarté et beuglait ses informations dans son portable. La foule qui s'était, dans un premier temps, amassée autour d'eux, tendait à se dissiper. Chacun retournait à sa petite vie faute d'avoir une histoire bien sanglante à rapporter à la maison. Profitant de ce sursis pour s'informer de l'état d'esprit du russe, elle le surprit à suivre de son regard hostile les allers et venues de son frère le long de la ruelle.

— Quoi ? grogna-t-il en surprenant son attention sur lui.

Elle avait tellement de questions à lui poser. Elle voulait savoir où il avait disparu, la veille. Pourquoi n’avait-il pas cherché à la contacter, à la rassurer ? Avait-il été témoin de la croissance spontanée du lierre sur la clôture ? Avait-il pris peur ? Et pourquoi semblait-il détester son frère à ce point ? Pourtant, elle fut bien incapable de formuler la moindre de ces interrogations. Elle se contenta de l’observer sans mot dire.

— Tu saignes, affirma-t-il alors.

— Pardon ?

Il la dominait de plusieurs têtes et ne la quittait pas des yeux. Comment aurait-il pu…? Elle inspecta ses mains, ses bras, ses genoux, avant de percevoir le picotement sur son mollet. En pivotant légèrement le buste et la jambe, elle constata à son tour, ce qu’il venait d’affirmer sans le voir. C’était absurde. 

— En effet. Juste une égratignure. Comment tu as…?

Elle n’acheva pas sa question, pas plus qu’il ne répondit. Ils n'en eurent pas le temps. Pâris venait de refaire son apparition, l'air héroïque.

— En route, le Capitaine va nous recevoir.

— C'est pas sérieux... ronchonna sa sœur en le bousculant pour prendre la tête de la marche, bras croisés contre sa poitrine et air renfrogné.

 

 

*


 

Les yeux rivés au plafond, elle réfléchissait. Et peut-être était-ce là son problème. Elle réfléchissait trop, tout le temps. Pour tout. Sur tout. Elle intellectualisait le moindre petit détail de son existence, lui accordait du temps et une forme d'importance qu'il n'avait pas forcément. À trop réfléchir, elle en avait parfois oublié de vivre. Sa mère lui avait dit un jour « la vie commence là où la facilité s’achève. » Vivre c'était donc prendre des risques, se dépasser, aller au-delà de ses craintes et de ses appréhensions. Demeurer dans le confort des habitudes et des actes maîtrisés, c'était se complaire, se planquer dans une absence de vie, se laisser traîner par les années sans en marquer aucune, sans en retenir aucune. Une continuité d'années absolument identiques rythmées uniquement par les événements extérieurs, ceux qui ne dépendent pas de soi. À force de trop réfléchir c'était ce qu'elle était devenue, non plus actrice de sa vie, mais simple témoin passif. Une spectatrice lassée du quelconque, de l'ordinaire de ce qu'elle était amenée à observer depuis des années. Mais une spectatrice bien trop terrifiée pour simplement accepter de vivre. 

Alors elle réfléchissait, perdait son temps en analyses inutiles, s'interrogeait sur absolument tout plutôt que de poser directement et ouvertement la moindre question. Parce qu'une question formulée à voix haute, c'était une réponse tout aussi définitive. Et si cette réponse ne lui plaisait pas ? Et si cette réponse lui faisait mal ? Et si cette réponse changeait absolument tout ? Elle ne devait, ni ne pouvait perdre pied au risque d'exploser l'équilibre précaire de tout son écosystème. Là résidait son excuse, son alibi, un altruisme qui n'avait d'altruiste que les apparences. Servant un égoïsme profond, la dépendance d'un frère ou d'un père envers sa personne n'était qu'argument à son inertie. Se poser les questions plutôt que d'avoir à les poser au principal intéressé en était un autre. 

— Bon, comment on s'organise pour la nuit ? demanda Pâris en sortant de la minuscule salle d'aisance sur la droite, tirant sa sœur de ses songes.

— Comment ça ? s'étonna-t-elle en se redressant sur son siège inconfortable.

— Rapport à mes devoirs de suzerain. On prend quelle option ?

Il accompagna sa réflexion d'un agaçant petit soulèvement de sourcil. A présent, elle voyait très bien où il voulait en venir. Et ça ne lui plaisait absolument pas. Avait-il ramené ses errances jusqu’ici ?

— Nous ne sommes pas à Beynac pour ça ! scanda-t-elle en reportant son attention sur le magazine qu’elle feuilletait sans lire. Tu devras te tenir tranquille ! Compris ?

— Sympa ta vision des vacances, soupira son frère.

— Je ne suis pas en vacances, lui affirma-t-elle en lui plaquant sa main sur le visage pour le repousser. Tu devras te contenter de moi...

— Génial ! Je suis condamné à l'abstinence et aux nuits courtes.

— Il existe suffisamment de chambres pour que tu puisses t'offrir de vraies nuits. Personne ne t'oblige à dormir avec moi, se renfrogna-t-elle. Et est-ce qu'on pourrait arrêter de parler de ça ? On est dans une gendarmerie, bon sang !

Ou plus exactement dans la salle d'attente de la gendarmerie. Une salle d'attente dans laquelle ils végétaient depuis bien trop longtemps, désormais; à croire que le crime organisé sévissait à Beynac. Tout le monde semblait bien trop occupé pour prendre une simple déposition. Si ça n'avait tenu qu'à Astrée, ils auraient déjà filé depuis un moment, mais Pâris insistait. Il avait noté le numéro de la plaque et il tenait absolument à donner suite à cet incident. Il n'avait cessé de le répéter durant tout le trajet les conduisant jusqu’ici. Cela n'avait rien d'anodin et plus il y repensait et plus cela lui apparaissait comme délibéré, comme si un fou avait tenu à faucher son locataire. La jeune femme avait bien essayé de lui expliquer qu'il pouvait s'agir d'une vieille dame confondant accélérateur et pédale de frein, son frère n'en démordrait pas. Syssoï, lui, s'était montré moins réticent qu'elle, et avait suivi le mouvement en silence. Il ne parlait pas, ne se mêlait en rien à la conversation, ne cherchait même pas à y prendre part ou à faire semblant de s'y intéresser. Sur la gauche de la jeune femme, il demeurait immobile, impassible depuis de très longues minutes.

— Qu'est-ce que tu lis ?

Pâris revenait à la charge, posant sa joue contre l'épaule de sa sœur, incapable de se tenir tranquille plus de deux minutes d'affilée. Comme un enfant.

— Un article hautement intellectuel concernant la mode capillaire masculine. Et tu vois, j'avais raison ! La tendance est à la coupe James Dean, et non pas Tarzan croisé d’Artagnan, répondit-elle en passant une main dans la nuque fraternelle, soulevant les lourdes mèches qui ondulaient et s'arrêtaient un peu au-dessus de ses épaules.

— Tu n’y connais rien.

— Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Vogue. 

D'un mouvement preste elle lui exposa la couverture en gage de sa bonne foi.

— Attends... Lui il a la coupe James Dean, dit-il en se penchant en avant pour désigner l'autre homme à la gauche de sa sœur. Tu le trouves plus beau que moi ?

Elle aurait souhaité pouvoir s'en empêcher, mais son regard glissa automatiquement vers Syssoï, et s'y attarda longtemps... Longtemps... Elle s’attarda plus encore lorsque ses yeux croisèrent les siens. Lorsque le regard masculin passa d'impassible à intéressé, comme si lui aussi attendait sa réponse, comme si lui aussi souhaitait savoir.

— Je manque d’objectivité, finit-elle par répondre précipitamment après avoir lutté une minute pour s'arracher à ce contact visuel. Solidarité utérine : c’est toi le plus beau !

Astrée s'enfonça dans son siège, et chercha à éviter tout regard se présentant à elle. Évidemment que son frère était beau, évidemment qu'elle avait passé la quasi totalité de sa vie à se demander comment une même base ADN pouvait cafouiller autant chez elle et réussir autant chez lui. Mais malgré sa stature, la finesse de ses traits, la symétrie de son visage et son sourire ravageur, Pâris ne souffrait pas la comparaison avec Syssoï. Le russe avait quelque chose de plus, quelque chose d'incroyablement plus. Son charisme n'avait rien d’ordinaire. Il ne pouvait s'expliquer en quelques raccourcis évidents. Il ne se dégageait pas seulement de son physique avantageux. Cela émanait de bien au-delà, de tellement plus loin et profond.

— D'ailleurs, comment se fait-il qu'on puisse trouver un exemplaire de Vogue dans une gendarmerie de campagne ? demanda le frère en récupérant le magazine des mains de la jeune femme.

— Le Capitaine est un homme très raffiné, y a qu'à voir sa moustache.

Et contre toute attente, le rire qui se fit entendre vint de la gauche de la jeune femme. Un rire bref, léger, discret, très discret, et rapide, mais un rire tout de même.

 

 

*

 

Il leur fallut attendre encore un long moment avant qu'enfin on se rappelle leur présence. De longues minutes durant lesquelles ils s'étaient tous terrés dans le silence, l'impatience, et l'agacement. Astrée était à deux doigts de rendre les armes et de tirer son frère de force hors d'ici lorsque la porte du bureau s'ouvrit dans un fracas tonitruant, et claqua contre le mur à en faire tanguer le Président de la République dans son cadre. De surprise, les deux hommes se dressèrent face à la silhouette bedonnante qui venait d'apparaître, laissant la jeune femme seule assise entre deux hautes statures.

— T'es venue avec ta garde rapprochée, petite baronne, moqua le Capitaine, deux doigts occupés à friser sa moustache qui se soulevait en même temps que son sourire.

D'un geste presque gracieux, il se pencha à avant, main tendue pour récupérer la sienne qu'il porta jusqu'à ses lèvres pour un baise-main des plus improbables.

— Tes soupirants se multiplient ? demanda-t-il en se redressant, son regard passant de Syssoï à Pâris et inversement, puis sa main se tendit en direction du russe. Lui je le connais déjà, bonjour jeune homme, mais c'est qui le petit nouveau ? Nom d'un Papiton ! C'est le petit Pâris ?

Le Capitaine récupéra la main qu'il s'apprêtait à lui tendre pour s'empresser de le serrer contre lui, écrasant sa mince silhouette contre sa bedaine imposante. Les bras le long du corps, la grimace aux lèvres, Pâris lança un regard implorant à sa sœur. Cette dernière, pourtant, se garda bien d’intervenir et profita du spectacle. Pour une fois qu'elle n'en était pas la victime.

— Ça y est, tu me dépasses ! disait l'un en le serrant de plus en plus fort.

— C'est pas vraiment dur, rétorquait l'autre entre ses dents.

— C'est quoi cette coiffure de fille, là ? demanda le Capitaine en tenant le garçon à bout de bras pour l'observer.

—  Et je peux même porter du rose, renchérit Pâris. Vous avez entendu parler de la théorie des genres, Capitaine ?

— De dos, on dirait ta sœur, poursuivait-il sans rien écouter. De face aussi, tu m'diras ! 

Son regard passa du buste de l’un à l’absence de poitrine de l’autre. Et il se mit à ricaner bêtement. 

— Ça a oublié de pousser.

Les deux hommes se plaisaient à se moquer ouvertement d’elle, et raillaient son absence de formes. Astrée leva les yeux au ciel et pivota sur ses talons.

— C'est bon, je m’en vais ! annonça-t-elle, vexée, en voulant prendre la direction de la porte.

Sauf qu'avant la porte, il y avait Syssoï dont elle n'avait pas eu conscience de la proximité. Il s'était tenu dans son dos jusque là, et à présent qu'elle avait tourné les talons, il lui faisait face à moins de quelques centimètres, et lui offrait son foutu sourire en coin, celui qui avait le don de la mettre hors d'elle et de lui incendié le bas ventre simultanément. La mine revêche, elle croisa les bras contre sa poitrine, cherchant à camoufler ce qu'il n'y avait pas, de toute manière.

— Laisse-moi passer ! ordonna-t-elle à voix basse alors qu'il lui bloquait toujours le passage.

— Maintenant qu'il est là, certainement pas, trancha-t-il en l'obligeant à se retourner à nouveau vers eux, d'une simple pression de sa main sur son épaule. Et ils sont absolument parfaits. 

Sa voix chaude et pourtant tellement neutre dans son oreille, venait de ramener à la surface le souvenir du tee-shirt blanc gorgé de l'eau de la Dordogne qui se collait à sa peau. Souvenir qui lui provoqua quelques ratés cardiaques. Elle aurait pu rester paralysée pendant longtemps s'il ne l'avait pas légèrement poussé en avant, l'obligeant à avancer d'un ou deux pas en direction des deux moqueurs qui, de ce fait, s'attendirent à une intervention de sa part.

— Heu... Est-ce qu'on pourrait en finir avec cette déposition ? J'aimerais assez rentrer chez moi pour complexer sous ma couette pendant deux ou trois ans... s'entendit-elle proposer sans grande conviction.

— Une déposition ? Comment ça ? Il y a eu un problème ? Venez, allons dans mon bureau.

Le bureau en question se résumait à quelques mètres carrés dans lesquels s'entassaient un meuble trop grand, un fauteuil club d'une autre époque, et en face, deux sièges seulement. Deux pour trois. Le calcul fut très rapidement fait par Pâris. Comme dans le jeu des chaises musicales, il se précipita sur l’un des deux et s’y laissa tomber dans un sourire triomphal. Un jeu auquel il jouait seul comme il put le constater lui-même. Si le Russe l’avait bien suivi, il l’avait fait tranquillement, et s’était immobilisé à côté du siège vacant, qu’il laissait visiblement libre pour Astrée. Dans un soupir à fendre l’âme, et dans le but de ne pas passer pour un affreux goujat, Pâris se releva, quitta l’assise moelleuse pour la proposer, à son tour, à la jeune femme. Cette dernière dépassa le siège du russe au profit de celui présenté par son frère. Elle n’avait pas prêté la moindre attention à la scène qui venait de se dérouler devant elle, trop occupée à songer à s’échapper de cette situation absurde. Mais lorsqu’elle fut installée, le mouvement provoqué par les trois hommes s’asseyant à leur tour dans une parfaite synchronisation la tira de ses plans de fuite. 

— Si tout le monde est bien installé, pouvons-nous poursuivre ? voulut se renseigner le Capitaine. Quel était l'objet de votre déposition ?

— Ça ! entonna Paris depuis le sol où il avait échoué, en tendant l'écran de son portable par-delà le bureau.

— L'arrière d'une voiture... analysa le vieil homme d'un ton bourru en consultant la photo. Mais encore ?

— C'est la plaque d'immatriculation de la voiture qui a tenté de les tuer.

Le ton était neutre, presque anodin, le mouvement de tête les désignant l’un et l’autre ne faisait qu'accroître le sentiment de simple conversation. Mais le jeune homme ne trompait personne, sa nonchalance n'était que feinte, et l'inquiétude était bien réelle. Astrée, elle, levait les yeux au ciel. Quant à Syssoï, il n'avait de cesse de consulter sa montre comme si tout ceci ne faisait que le retarder.

— Oui, bon, ne vous fiez pas à leur pseudo décontraction, c'est typique du SPT.

— Syndrome Post-Traumatique, traduisit la petite baronne devant l'air ahuri du Capitaine.

— Il faut retrouver à qui appartient cette plaque et interroger le chauffard... continuait Pâris très sérieux.

Le Capitaine obliqua un regard interrogateur en direction d’Astrée. L’amusement qui frémissait contre sa moustache n’échappa pas à Pâris. 

— Comprenez bien, Capitaine, si l’idiote suicidaire qui me sert de sœur n'était pas intervenue, Monseigneur Joie-de-vivre serait à coup sûr à l’hôpital, voire carrément à la morgue ! Ça n'a rien d'une plaisanterie. Suis-je le seul à avoir conscience de la gravité de cet acte ?

— Astrée ? le coupa le Capitaine pour demander son avis à la jeune femme.

— Je ne sais pas... Pâris a raison, il serait probablement bien de retrouver le conducteur. Mais je doute très fortement qu'il puisse s'agir d'un geste délibéré. Les ruelles sont tellement étroites, la voiture roulait trop vite...

— Et vous, jeune homme, qu'avez-vous à me dire à ce sujet ? rétorqua le gendarme, les coudes sur le bureau, le menton venant se planter dans ses mains jointes en direction de Syssoï.

— Rien, répondit-il en relevant le nez de sa montre qu’il n’avait de cesse de consulter. 

Il avait bien fait de venir, il était véritablement d’une grande aide. Astrée sentait l’irritation gonfler dans sa poitrine. Elle ne comprenait pas pourquoi il les avait suivis et s’était imposé cette longue attente pour finir pas se désintéresser ostensiblement de la chose. Autant tourner les talons dès la ruelle. Il était si distant, à présent. Dans les gestes comme dans les mots.

— Et comment se fait-il que vous soyez le seul à ne pas avoir entendu la voiture arriver ?

Reportant une nouvelle fois son attention sur le vieil homme, il se contenta de se saisir de l'un des écouteurs qui pendouillaient depuis sa nuque pour le secouer sans mot dire. Son arrogance engendra des envies de violence chez la jeune femme. Comment pouvait-il être si prévenant et attentionné, et la seconde d'après se transformer en abominable connard des neiges ? Et sa foutue montre qu'il ne cessait de consulter comme s'il était attendu ailleurs pour plus important ou plus intéressant. Une hypothèse recevable, une option acceptable, mais n'aurait-il pas pu faire en sorte de moins le faire ressentir ? Ne pouvait-il pas faire un petit effort et ne pas les faire passer pour des parasites sur la frise chronologique de sa journée ? N’y tenant plus, Astrée décida que son masochisme avait ses limites, et se leva pour mettre fin à cette torture.

— Je pense que nous avons assez abusé de votre temps, et de celui de Little Miss Sunshine... commença-t-elle en tapotant l'épaule du danseur tout en s'adressant au Capitaine. Tenez-nous informé si vous trouvez quelque chose grâce à la plaque.

Elle dû tirer sur la main de son frère jusqu'à la porte pour l'obliger à sortir malgré ses protestations. Ce qui lui demanda le plus d'effort fut d'accepter de s'éloigner, d'accroître la distance entre elle et lui, ce « lui » aux airs supérieurs qu'elle ne supportait pourtant pas. Chaque pas se transformait en torture et rendait le suivant presque insupportable. Et pourtant lorsque son chromosome Y tordu était de sortie, le moindre son en provenance d'entre ses lèvres lui donnait envie de le cogner jusqu'à ce qu'il vire cette arrogance de ses traits. Autant prendre la fuite, dans ce cas.

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Notsil
Posté le 20/03/2021
Coucou !

J'ai dit que j'adorais Pâris ? ^^

Il est vraiment l'élément perturbateur dans les plans bien tranquilles d'Astrée, dans son quotidien, alors même qu'elle a quand même conscience de se trouver des excuses à rester dans sa zone de confort.

Cette voiture a tout pour être étrange, avec les vitres teintées et tout... Syssoï est-il menacé à son tour, par qui ? Je me souviens qu'il avait eu des conversations étranges par téléphone, aussi. Et puis, il faisait quoi dehors, comme disait Astrée, alors que d'habitude il ne sort pas ? Bon, s'il avait un rdv, ceci dit, ça expliquerait qu'il regarde sans cesse sa montre. Mais pourquoi le faire dans le bureau et pas dans la salle d'attente ? Il attend quoi ?

J'ai adoré comment Astrée lutte seule contre tous ces hommes :p

Difficile de chercher à quoi s'attendre pour la suite, du coup, va-t-elle réussir à finir de nettoyer / mettre en vente la maison, Pâris va-t-il l'aider / lui faire reconsidérer son projet, et quid de Syssoï, qui sous ses airs intéressés mais pas trop, semble avoir son propre projet en tête ? ^^
OphelieDlc
Posté le 26/03/2021
Coucou Notsil !

Je suis ravie que Pâris te plaise. J'avoue que j'ai pas mal transformé sa personnalité depuis le premier jet, et j'ai un peu galéré pour lui trouver son juste emploi. Je voulais qu'il soit, à la fois, comme Astrée et son parfait opposé. Autant dire mission impossible !

Concernant Syssoï, haha... J'ai le sentiment que plus je le dévoile, et plus je t'embrouille ! Ce n'est pas le but (embrouiller le lecteur), mais ça se tient. Peut-être est-il simplement aussi perdu que toi ? Une chose est certaine, Astrée est totalement confuse, et du coup c'est pas mal que ça déteigne un peu sur le lecteur.

Malheureusement, je crains que le chapitre suivant n'arrange pas vraiment nos affaires, haha !

Merci encore pour ta lecture et ton retour ;))
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