27. Murn

Par Hinata

Murn s’usa les yeux un bon moment dans la pénombre de la pièce avant de retrouver sa deuxième chaussure. Il se laissa retomber sur un coin du matelas pour l’enfiler et aussitôt les bras de Tobias s’enroulèrent autour de lui.

Le contact des écailles froides contre sa peau lui fit du bien. Murn mourait de chaud dans l’atmosphère moite de la chambre. Cela dit, en sortir le rafraîchirait plus efficacement que les bras de l’hybride. Et puis de toute façon, il n’avait pas le choix : si Murn tardait encore, il risquait de faire attendre Halmalo. D’un mouvement d’épaule, il fit relâcher son étreinte à Tobias et se leva en faisant mine d’ignorer le soupir de déception que poussa l’Ecaille. Il n’avait pourtant pas à se plaindre, ce n’était pas la dernière fois qu’ils se verraient avant leur départ d’Uh’ak.

Murn profita de la lumière que fit entrer l’entrebâillement de la porte dans la chambre pour jeter un dernier regard au lit qu’il abandonnait derrière lui. L’elfe allongée sur le matelas derrière Tobias ne fit même pas mine de relever la tête pour lui dire au revoir. Li en voulait encore à Murn pour le départ des nains et des humains. Il ne savait pas exactement de quelle personne cette première vague de mobilisation l’avait séparée, mais c’était quelqu’un à qui elle tenait assez pour bouder le roi. Enfin… cela ne l’avait pas empêchée de participer à leur petite rencontre.

Le sourire aux lèvres, Murn referma la porte derrière lui et partit à grandes enjambées dans le couloir en direction de la salle du trône. En chemin, il passa rapidement le nez sur son col. Son odeur laissait à désirer. Heureusement qu’il s’entretiendrait seulement avec Halmalo. Le maître d’armes avait l’habitude de sentir sa transpiration depuis le temps.

Au point où il en était, Murn grimpa quatre à quatre le grand escalier qui montait à la salle du trône et survola de même les quelques marches qui le séparait encore de son siège. Il s’installa sans attendre et savoura paupières closes le moelleux de la fourrure contre son dos. Comment avait-il pu se passer de cet ajout pendant des années entières sans se casser les reins sur l’immense fauteuil de son père, cela restait un mystère. En tout cas, même des mois plus tard, il se félicitait encore à chaque fois d’avoir installé ici cette pelisse de mammouth.

Au-delà même du confort que la fourrure lui apportait, ce revêtement n’allait pas sans une certaine portée symbolique. C’était comme de recouvrir de son propre succès l’héritage du grand Khros, roi des Bannis. Car si Uh’ak restait sans conteste l’œuvre de son père, on ne pouvait ôter à Murn le mérite de ses bêtes. Elles étaient son œuvre, sa gloire, et il en était plus que fier. Que Khros reste l’inoubliable fondateur de l’amas de rocher qu’il avait fait passer pour un château, s’il le souhaitait depuis sa tombe. Murn, quant à lui, serait le premier à avoir apprivoisé des créatures de l’Ancien Temps. Et grâce à elles, il serait également le premier à faire traverser le continent entier à son armée en seulement dix-sept jours.

Le bruit infime d’une respiration fit voler la main de Murn vers le poignard caché dans ses vêtements. Il s’immobilisa, à l’affut du moindre mouvement. Un léger sifflement se fit entendre, qui venait sans aucun doute de derrière son trône, et que Murn reconnaissait à présent. Ses doigts relâchèrent aussitôt leur prise autour de l’arme. Cette gamine lui mettait les nerfs à rude épreuve. Il lui avait pourtant répété mille fois de ne pas venir dormir là…

Un coup d’œil dans l’ombre du fauteuil lui confirma qu’Hacre dormait à poings fermés. Il pourrait la réveiller tout de suite et l’envoyer dans sa chambre avant son entrevue avec Halmalo. D’un autre côté, sa présence ne le dérangeait pas, au contraire.

L’apparition d’Halmalo au sommet des escaliers coupa court à ses hésitations. Le maître d’armes s’immobilisa à distance respectueuse le temps d’une salutation, puis vint se poster comme à son habitude au-devant du trône. Murn n’eut besoin que d’un léger hochement de tête pour l’inciter à parler.

− Les troupes d’elfes et d’hybrides seront prêtes à partir au jour prévu.

C’était une manière inhabituelle pour Halmalo de formuler les choses.

− Tu veux dire que pour le moment les délais ne sont pas respectés ?

Le maître d’armes eut un infime mouvement d’hésitation avant de secouer la tête. Il n’aimait pas décevoir Murn. Exactement comme lui détestait à une époque susciter autre chose que fierté et satisfaction dans les yeux de son entraîneur. La roue avait tourné, comme ils l’avaient tous deux anticipé. Leur histoire s’équilibrait admirablement, ils se retrouvaient plus liés encore qu’auparavant dans cette inversion des rôles. Entre tant d’autres choses, Halmalo lui avait appris à exercer sagement son autorité, à sévir d’abord en paroles plutôt qu’en actes.

− Je te fais confiance pour rattraper le retard. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre délai supplémentaire.

Halmalo acquiesça. Mieux que personne il savait combien les rouages du plan devaient rester soigneusement imbriqués les uns dans les autres pour que le tout fonctionne. Il était un des rares à savoir que tous ces plans de conquête n’étaient pas nés dans la tête de Murn mais que le jeune roi suivait au contraire à la lettre les instructions de son père. Finalement, en servant Murn, Halmalo continuait de suivre son précédent maître et souverain. Son allégeance n’avait pas tellement basculé…

− Ne vous inquiétez pas, assura Halmalo.

Il avait fait un pas vers le trône et levait vers lui un regard d’une rare intensité. Murn le soutint sans ciller, comme il le faisait depuis ses cinq ans.

− Le fonctionnement de la ville nécessite un peu de temps pour s’ajuster à la perte des esclaves et au départ des nains et des humains. Mais tout le monde s’adapte rapidement. Tout sera prêt au moment voulu.

−Bien, conclut Murn en passant une main sur sa joue.

Il se sentait nerveux. Sans doute que cela n’avait pas échappé à Halmalo pour qu’il éprouve le besoin de le rassurer avec si peu de subtilité. Enfin, comme il l’avait dit, tout irait bien. Personne n’avait dit que partir à la conquête d’un royaume à l’autre bout du monde serait de tout repos. Ils se battaient à un royaume contre cinq. Et ils allaient gagner. Cela méritait bien quelques cheveux blancs, quelques insomnies aussi…

− Il ne faudrait pas que tout ce que nous avons déjà accompli soit réduit à néant, lâcha-t-il à l’adresse d’Halmalo qui ne cessait de l’observer de sous ses sourcils gris.

− Rien n’aura été vain. Bientôt vous trônerez en Helmer et notre peuple pourra enfin prospérer dans un royaume digne de ce nom.

Murn baissa sur le maître d’armes un regard reconnaissant. Ce coup d’œil lui confirma par ailleurs ce qu’il soupçonnait depuis longtemps : Halmalo n’était pas plus serein que lui. Murn avait bien fait de ne pas lui partager ses doutes du début, lorsqu’il avait vu le plan de son père prendre forme peu à peu sous ses yeux à chaque document qu’il déchiffrait. Il s’était même demandé à ce moment-là si les massacres d’innocents prévus par son Khros ne lui avaient pas été soufflés par la folie de la reine.

Puis Murn avait fini par voir la nécessité de cette action pour l’ensemble de la conquête, pour parvenir à l’objectif ultime, qui était de réparer un tort envers des innocents, son propre peuple, tort enduré par une toute nouvelle génération, parfaitement étrangère aux crimes dont on accusait la précédente. Murn avait pris seul la décision de ne reculer devant aucune étape du plan de Khros. Il n’aurait pas fallu prendre le risque de voir le tout échouer s’il prenait la liberté d’en modifier une partie.

Les mammouths constituaient sa seule prise de liberté, un ajout de taille qui ne pouvait qu’améliorer les projets de son père. Leur arrivée du désert avait d’abord été vue comme un énième mal s’abattant sur leur existence déjà misérable. Cela s’était avéré une bénédiction. Peut-être bien que le destin jouait bien un rôle dans toute cette histoire. Non seulement Murn était destiné à devenir roi du peuple forgé par son père, mais roi également d’un royaume qui l’avait rejeté.

Il se leva de son siège et invita Halmalo à le suivre jusqu’au trou béant qui ouvrait un mur de la grande salle. Lorsqu’ils se trouvèrent tous deux à distance prudente du bord qui donnait sur le vide, debout dans la lumière vive qui perçait par cet endroit, Murn interrogea le maître d’armes.

− Que vois-tu ?

− Notre ville. 

− Mais encore ?

Halmalo ne répondit pas, gardant ses yeux calmes posés sur la cité qui s’étendait en contre-bas. Murn ne lui tint pas rigueur de couper court à son jeu.

− Je vois des faunes, répondit-il à sa place, des Ailés, des Ecailles, des centaures. Hommes, femmes, enfants. Par centaines. Ils sont tous là, bien vivants.

Car contrairement à ce que pouvaient en penser les gens ailleurs en Archangelsk, les hybrides étaient tout à fait capables de vivre au cœur d’une cité. Leur prétendu besoin fondamental des grands espaces n’était qu’un des nombreux préjugés que les Dirigeants faisaient avaler à tout le monde pour mieux régner. Le plus grossier d’entre eux étant, selon Murn, cet entêtement à séparer par des frontières les différentes races du monde, alors qu’elles pouvaient parfaitement cohabiter ensemble au sein d’un même territoire. Uh’ak en était la preuve vivante.

− Sa Majesté a de meilleurs yeux que moi, fit remarquer Halmalo avec un léger sourire en coin.

− Ton âge commencerait-il à se faire sentir ?

Le ton de la plaisanterie fit se relâcher légèrement leurs épaules à tous les deux. Ils restèrent là un moment sans rien dire. Avec un peu de chance, ses paroles lui avaient apporté un peu de réconfort. C’était une bonne chose qu’Halmalo ne participe pas en personne à la conquête d’Helmer. Murn n’aurait pu rêver meilleure personne pour diriger Uh’ak en son absence. Le fait que le maître d’armes ait émis des réserves explicites quant à la décision de son souverain de décimer les hybrides de Galfinir sans épargner enfants, vieillards, adultes désarmés ou quiconque qui croiserait le chemin de son armée d’humains… Oui, Murn prenait cette réserve pour un bon signe. Du moment que ce n’était pas devenu de la réelle désapprobation, il voyait là quelque chose de rassurant. Non, ni Murn ni son peuple ne tueraient tous ces gens de gaieté de cœur. Mais ils le feraient tout de même. Parce qu’il n’y avait pas mille façons de parvenir à leurs fins.

− Je ne te retiens pas plus longtemps, déclara-t-il en retournant vers son trône.

La voix d’Halmalo le fit s’immobiliser sur les marches précédant l’immense fauteuil :

− Le peuple banni n’aurait pas pu espérer meilleur souverain.

La loyauté du maître d’armes n’allait sans doute pas jusqu’à le convaincre de la véracité de ces paroles. Elle ne l’aveuglait pas à ce point. Murn n’étais pas fait pour régner, il le savait au fond de lui, et Halmalo avait dû le sentir aussi, à un moment ou un autre. Mais ce qui rendait Murn supérieur à beaucoup de gens, c’était que malgré cette certitude, il avait fait en sorte de remplir parfaitement son rôle. Il était né prince, mais s’était démené corps et âme pour devenir roi. Et il n’avait pas fini de se dépasser. Halmalo lui reconnaissait ce mérite. Il l’admirait pour cela.

Murn le suivit des yeux tandis qu’il le saluait et s’éloignait vers les escaliers, où il disparut aussi silencieusement qu’il était venu.

Murn ne se leurrait pas : tous ses sujets ne partageaient pas l’état d’esprit du maître d’armes quant à ses capacités à régner. Il recevait des critiques, observait des signes ponctuels de révolte. Le nombre d’habitants ne cessaient de croître depuis dix ans. Un seul homme pour guider tant de monde, cela dépassait l’entendement. Mais depuis le début de leur grand projet de conquête, les choses avaient changé. L’histoire d’Uh’ak avait pris un tournant inédit, imprévisible, révolutionnaire.

Sur les pas de son père, Murn avait habilement fait du bannissement de son peuple une fierté. Ils n’étaient pas seulement des clandestins mais des survivants, en vie alors qu’on les avait envoyés à la mort. Ils vivaient et prospéraient là où la vie était dite impossible, où tout n’était que désolation. Ils étaient différents, plus unis, plus forts. Et cette différence vis-à-vis du reste du monde, était la note parfaite sur laquelle accorder l’armée du peuple banni.

Les forces armées de Murn étaient affranchies de toute hiérarchie militaire, de sous-chefs bons à répéter les ordres en braillant, de drapeaux colorés à brandir dans le vent. Son armée n’était soumise qu’à un but, l’efficacité, et à une manière, le silence. La seule personne abilité à leur ordonner quoi que ce soit, c’était lui, leur souverain, Murn, fils de Khros.

Ses troupes d’humains, mais aussi de nains, avaient écouté ses ordres, puis étaient parties. La Plaine devait à cette heure être noyée dans un bain de sang et de larmes, et le Dominant devait crier vengeance à Helmer, en organisant lentement, bien trop lentement, sa réplique armée quelle qu’elle soit. Trois cités-marchandes de Lignum devaient déjà être officiellement sous leur contrôle, les autres également mais sans que les elfes soient encore au courant. Et tout aussi lentement que le Dominant hybride, le roi-elfe devait être en train de réagir à cette attaque insensée.

Murn se reprit à s’inquiéter que l’un de ses soldats ait pu assassiner le Dominant par mégarde. Si celui-ci se cantonnait à Pétrougal, alors il ne risquait rien. Murn avait, selon le plan, formellement interdit à ses troupes d’approcher de trop près la cuve de Pétrougal ainsi que la ville du lac Pastel. Il fallait frapper le peuple hybride suffisamment pour le faire se rabattre dans ces deux tanières à lécher ses blessures. Mais si le Dominant mourait ou que le nombre de victimes s’élevait trop, il n’y aurait plus de peuple qui tienne, les hybrides se déchaîneraient aussitôt sur Helmer. Or Murn n’avait pas besoin d’une meute enragée sur le territoire qu’il comptait envahir. Et si Helmer ne se mettait pas sur ses gardes à cause d’une attaque hybride, c’était aussi bien.

Que ce soit dans la Plaine ou chez les elfes, la mission des bannis était plutôt simple en réalité. Il leur fallait simplement semer le désordre, la mort, la peur et la colère ; cela sans excès ni prises de risques. A présent, comme prévu, toutes ces graines étaient semées et croissaient lentement dans les cœurs et les esprits, germant jusqu’à l’éclosion d’un arbre magnifique aux branches duquel Murn irait paisiblement cueillir ses fruits délicieux, des fruits en or qu’il ferait goûter à sa petite sœur, et ils ne manqueraient plus de quoi que ce soit jusqu’à la fin de leurs jours.

Murn étira sa nuque en s’accordant un léger soupir de satisfaction. Puis il pivota vers son trône, grimpa les dernières marches et contourna lentement l’énorme siège.

Hacre n’avait pas bougé d’un pouce, repliée sur elle-même avec la souplesse propre aux enfants, mais plus crispée dans son sommeil que n’importe quel gamin. Elle s’était sans doute réveillée puis rendormie pendant sa discussion avec Halmalo.

Murn s’accroupit près d’elle. Son regard s’attarda sur les membres osseux et les cheveux sales de sa sœur. Il pourrait passer les quelques semaines qui le séparaient encore de son départ d’Uh’ak à faire manger sa petite sœur davantage, lui donner l’habitude de se laver plus souvent. Seulement, ce ne serait que du temps perdu.

Quoi qu’il fasse, Hacre continuerait à se contenter du strict minimum. D’autant plus lorsqu’il ne serait plus là pour la surveiller. Ce n’était pas en une poignée de jours qu’il rattraperait des années de négligence parentale. Murn n’avait jamais prétendu tenir ce rôle. Il n’était ni le père, ni la mère de Hacre, seulement son frère ; une certitude qui avait toujours été un frein au semblant d’éducation qu’il avait voulu donner à sa sœur. La vérité, c’était qu’il avait déjà eu du mal à se construire lui-même. Il n’avait pas l’énergie de faire de même pour quelqu’un d’autre. Même pour elle.

Murn tendit un bras pour lui effleurer l’épaule et appela d’une voix tranquille :

– Hacre.

Elle se réveilla aussitôt et se redressa dans sa posture de prédilection, celle qui la faisait tant ressembler à un petit coyote famélique.

– Je t’ai déjà dit de ne pas dormir par terre, l’admonesta-t-il.

Hacre hocha honteusement la tête et de petites volutes de poussière volèrent de ses cheveux.

– La prochaine fois, va te coucher dans ton lit. Tu sais que tu ne crains rien dans ta chambre, personne n’a le droit d’y entrer.

Elle hocha la tête. Murn se redressa et l’appela doucement :

− Viens voir de ce côté.

Sa petite sœur le suivit tandis qu’il revenait s’assoir sur son trône. Il l’aurait bien soulevée sur ses genoux, serré un peu dans ses bras, mais Murn connaissait Hacre mieux que ça. Elle supportait mal les contacts physiques. Il lui avait déjà fallu du temps pour accueillir sans bondir la main de Murn sur sa tête, ses bras, puis son visage.

− Regarde un peu comme cette fourrure est magnifique.

Non contente de la dévorer des yeux, Hacre tendit son bras maigre vers les poils blancs et y passa une main sale et tremblante. La frayeur constante de cette enfant se révélait parfois pleine d’audace. 

– C’est doux, n’est-ce pas ?

– Oui.

Son timbre fluet et rocailleux à la fois lui arracha un spasme de sourire. Il aimait tant l’entendre parler de son plein gré. Si seulement elle se décidait à s’exprimer plus souvent. Ne serait-ce que pour prouver à quel point sa pensée était loin d’être aussi restreinte que sa parole. Hacre n’avait pas seulement de bons réflexes, une intelligence habitait ses yeux gris. Mais sans le langage, cette intelligence perdait son pouvoir sur les autres.

Murn avait compris très jeune que les mots constituaient une arme non négligeable. Il exigeait, interrogeait, flattait, réprimandait par le langage. Il souhaitait à sa petite sœur de pouvoir se défendre de cette manière.

– Il y a peu, raconta Murn à voix basse, ce pelage ne ressemblait pas à ce que tu as sous les yeux.  Ses poils étaient sales, rêches, emmêlés. Et puis le jour avant hier, il y a eu un orage, t’en souviens-tu ?

Hacre hocha lentement la tête, ses yeux toujours baissés sur la peau de bête, sa main rachitique perdue dans l’épaisse toison.

– Effrayé par la foudre, un mammouth en a éventré un autre par accident. Ses défenses avaient été taillées et aiguisées en prévision du départ. Les elfes ont abrégé les souffrances de cette masse agonisant les entrailles à l’air. Heureusement qu’ils surveillent sans relâche notre enclos montagneux, n’est-ce pas ? Construire un monument et y enfermer des créatures incroyables ne suffit pas, petite sœur, il faut aussi veiller à ce que tout se déroule correctement par la suite.

Murn songea l’espace d’un instant à tous les esclaves qui s’étaient tués à la tâche lorsqu’il avait fallu ériger pour les quelques mammouths capturés au désert cet énorme prison. La nature avait déjà créé, tout près d’Uh’ak, le lieu idéal pour un tel ouvrage, mais cela ne suffisait pas pour abriter le gigantesque troupeau de mammouths auquel Murn comptait donner naissance. Il avait fallu construire de véritables falaises pour fermer complètement l’enceinte naturelle. L’enjeu était de taille : Murn ne voulait pas prendre le risque que sa ville soit détruite par ces monstres s’ils s’échappaient, et surtout il craignait de ne jamais réussir à les rattraper si d’aventure ces créatures leur glissaient entre les doigts. Après tout, on les avait crues depuis longtemps parties d’Archangelsk, elles pourraient très bien disparaître pour de bon si Murn n’en prenait pas le plus grand soin.

Le fils de Khros n’avait certes pas lésiné sur les moyens à mettre en œuvre. Son père l’avait aidé, en quelque sorte, car c’était grâce à l’une de ses décisions passées instaurées depuis des années à Uh’ak que Murn avait pu enfermer les mammouths. En effet, dans les débuts de son règne sur les bannis, le grand Khros avait eu la présence d’esprit, pour punir les crimes éventuels, de remplacer la très banale condamnation à mort par une mise en esclavage. Ces esclaves pouvaient ainsi continuer de servir la cité d’Uh’ak en accomplissant des tâches qui auraient épuisé ou mis en danger les bannis libres et innocents de tout crime.

En réalité, la moitié de la ville − y compris la récolte des matériaux, le système d’irrigation et même certaines galeries artificielles du château lui-même, avait été construite par les esclaves. Une fois la cité achevée, cette catégorie de bannis s’était vue assigner la fabrication d’objets du quotidien, ou la chasse sous surveillance de bons habitants. Depuis que Khros avait maté la révolte, avant la naissance de Murn, ce système prospérait, et comme la tentation était grande à Uh’ak de voler ce dont on a besoin ou de tuer son voisin parce qu’il est trop faible pour se défendre, les esclaves ne manquaient jamais. Du reste, contrairement à Khros qui redoutait tout de même une réitération de la révolte d’esclaves, Murn n’avait pas interdit à ces criminels de continuer à engendrer des enfants.

N’eût été pour cette foule d’esclaves, comment Murn aurait-il bien pu capturer ses mammouths ? Il avait eu besoin de mains pour construire l’enclos et d’autres mains encore pour cantonner les bêtes au même endroit pendant ce temps. Pour la première fois, on avait armé les esclaves de lances. Heureusement, ils avaient été assez occupés par les mammouths pour ne pas commettre la folie d’utiliser ces armes contre leurs maîtres. Une majorité effrayante d’entre eux étaient morts dans cette lutte inégale pour contenir les mammouths. Mais le nombre d’esclaves avait eu raison de la force brute de ces créatures. Pendant plusieurs jours ils s’étaient relayés à l’infini, reprenant la lance de ceux qui étaient tombés.

Et puis enfin l’enclos s’était refermé, empêchant définitivement les mammouths de repartir d’où ils étaient venus. Les esclaves ayant miraculeusement survécu jusqu’ici avaient été abandonnés avec les bêtes enfermées. Ils n’y avaient pas tenu très longtemps. De toute manière, Murn aurait dû se débarrasser des esclaves avant son départ d’Uh’ak, au risque de les voir prendre le contrôle de la ville aux dépens des bannis innocents, tous vieillards et enfants, qui resteraient à l’arrière. Y compris sa petite sœur.

Tout en posant tendrement une main sur la chevelure crasseuse de Hacre, il reprit son récit :

– Des Ailés se sont risqués dans l’enclos et y ont dépecé la bête. Ils ont emporté la pelisse et cette masse considérable de viande. Le cuir a été gratté, la fourrure nettoyée. Puis ils m’ont apporté la peau de bête la plus grandiose de tous les temps.

Quelles pensées pouvaient bien défiler sous ce crâne de poupée ? Est-ce que comme Li, une part de Hacre lui en voulait pour tous les désagréments que causaient cette campagne militaire ? Est-ce qu’au contraire sa petite sœur se réjouissait de voir la ville et le château se vider de tous ces gens avec qui elle refusait si ardemment de communiquer ? Ou peut-être que ce regard gris qu’elle gardait fixé sur la pelisse n’abritait qu’une profonde et totale indifférence. Cette pensée le rebutait plus que toute autre. Il se rapprocha un peu plus de l’enfant, enroulant un bras autour de ses épaules.

– Ce mammouth devait m’accompagner jusqu’à Zandiar et participer à ma conquête du trône d’Helmer. Le destin a voulu qu’il reste avec toi dans ce château. Je pourrais la faire installer dans ton lit après mon départ, cela te plairait ? 

Elle hocha de nouveau la tête pour toute réponse. Il n’entendrait sûrement plus sa voix de la journée.

− Viens, nous allons chercher quelque chose à manger tous les deux.

Il glissa sa main autour de la sienne avant de se lever pour la faire marcher debout à ses côtés. Hacre suivit le mouvement sans rechigner. Tout en descendant précautionneusement les grands escaliers avec elle, Murn se projeta une énième fois dans un de ses rêves éveillés.

Il lui restait encore quelques semaines à passer à Uh’ak, à laisser germer ses graines, se disséminer ses petits soldats et voir les elfes prendre racine devant leurs cités-marchandes hors de portée. Une fois tous ces jours écoulés, Murn quitterait son château. Il monterait ses bêtes colossales et marcherait sur Zandiar à la tête de son armée d’elfes et d’hybrides. Ses humains le rejoindraient tandis qu’il traverserait la Plaine désertée par leurs hybrides. Ses nains bloqueraient leurs elfes. Et le roi de leurs humains s’inclinerait devant lui. Dès lors, Helmer serait dirigé par lui, Murn, fils de Khros. Et son règne ne serait pas seulement celui des humains, mais de tous les bannis.

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Alice_Lath
Posté le 23/08/2020
J'ai beaucoup apprécié le passage sur les mammouths, c'était super instructif ! Par contre, je suis NETTEMENT plus dubitative sur sa gestion des esclaves haha, elle est vraiment calamiteuse. Je suis même étonnée qu'il n'y ait pas eu de révoltes, y compris parmi la population locale. Le système de Dracon a échoué dans la Grèce antique et en plus, qu'un proche soit réduit comme ça en esclavage, il y a de quoi attiser la colère des habitants, même si ce proche est un repris de justice. J'avoue que c'est la seule partie qui me rend un peu dubitative sur le plan de gestion de la population
Sinon, j'adore Hacre et la relation qu'elle a avec son frère haha, elle a l'air si choute, vraiment. Je sais pas, j'aime bien les gamins spéciaux quoi. Par contre, son frère va se prendre un sacré taquet :/ Je le sens venir à mille mètres quand je lis sa stratégie. Elle est désastreuse de A à Z.
Hinata
Posté le 23/08/2020
Yay, les mammouths c'est un gros kiffe de ma sœur et moi quand on a inventé le monde et l'histoire haha XD Contente si ça fonctionne !
Et ouais, je m'étais rendue compte que le bail sur l'esclavage à Uh'ak restait sacrément bancal, je reviendrai dessus sans faute ! Merci pour tes remarques ^^

Ah ouaais, le personnage de Hacre aussi est un kiffe sorti de nulle part, mais qui finalement apporte pas mal à l'histoire personnelle de Murn ! Vive les gamins spéciaux bien messed up par du trauma familial :thumb_up:

Haha, ça me fait marrer que tu trouve sa stratégie désastreuse, mais je me demande pourquoi du coup ^^
Notsil
Posté le 07/07/2020
Coucou !

Très intéressant ce chapitre sur Murn où on en apprend beaucoup ! La présence et la dangerosité des mammouths sont très bien présentées. On apprend en plus que c'est un animal de légende, classe !
J'aime bien comment il est convaincu que sa voie est la bonne alors que nous lecteurs on est plus dubitatifs ^^ Hacre, pauvrette, je ne sais pas trop ce que tu vas devenir sans ton grand-frère protecteur ^^

Le début m'a pas mal intrigué. J'ai pas trop pigé s'il était en couple avec l'un / les 2, si c'étaient des amants occasionnels, bref, j'aurais aimé un peu de détails croustillants :p Même si j'ai cru comprendre que Murn était plutôt détaché côté sentiments.

Je me demande comment ça va réagir, dans les autres peuples...
Hinata
Posté le 07/07/2020
Salut salut !

Merci pour ce commentaire ! Je suis contente de ce que tu me dis là =D

C'est sûr que l'existence de Hacre risque de prendre un tout autre tournant... Comme celle de pas mal de gens d'ailleurs ^^"

Ah oui, je suis restée vague intentionnellement, parce que pour Murn ce n'est vraiment pas important. Mais donc oui, ce sont plutôt des amants occasionnels, il est plutôt du genre à expérimenter et jouer avec la séduction qu'à s'impliquer emotionellement :)

Merci pour ta lecture !! À bientôt ;)
Xendor
Posté le 05/07/2020
Bigre, le récit est tellement dur, mais on ne peut s'empêcher de compatir en même temps. Comme je le disais dans les chapitres précédents, le plan de Murn - ou plutôt celui de Khros - est un plan de génie, complètement hardcore et machiavélique. Néanmoins, quand on suit le fil de ses pensées, on voit bien - en tout cas c'est mon impression - qu'il s'est planté de chemin.

Enfin, qui lui en "voudrait" ? Les allemands n'ont-ils pas réagi de la même manière suite au désastre de la Première Guerre Mondiale ? À cause de décisions injustes ayant conduit au banissement du peuple de Murn, ce dernier est prêt à tout pour rétablir "l'honneur", "la fierté" de la nation bannie. C'est très très grave, d'autant plus que la fin justifie les moyens pour lui.

Je trouve donc que le chapitre est bien situé. On a une petite coupure avec les Dirigeants avant de renchaîner sur la petites compagnie des Révélés qui va certainement avoir un lien quelconque avec son plan - à défaut du bail gros comme une maison qu'ils vont tout ficher en l'air. Mais peut-être que tu nous réserves quelques surprises à ce sujet, je reste en attente :P

Bon courage pour la suite !
Hinata
Posté le 06/07/2020
Coucou !

Woua, merci pour ce commentaire, je suis contente de tout ce que tu trouve à dire ^^
C'est vrai que Murn a des motifs très forts, un passé très lourd à porter que ce soit du point de vue personnel ou plus généralement de l'histoire de son peuple... Et tu as évidemment raison quand tu dis que ça a foiré quelque part... Même si bon, ce qui a foiré, c'est probablement Khros, et vu qu'il a quand même eu le temps de léguer un paquet de trucs pas ouf à son rejeton... Bref.
En tout cas c'est chouette, j'ai l'impression que tout ça te semble vraisemblable et sérieux, ça fait plaisir ^^

Merci pour ton avis sur la construction du récit ! C'est pas évident de savoir à quel moment l'alternance des chapitres et des différents niveaux de points de vue (Dirigeants/adolescents) devient plus confus qu'intéressant XD Bon du coup j'ai l'impression que la structure actuelle semble bien ^^

Effectivement on va revenir aux Révélés, c'est une partie que je suis en train de réécrire totalement, y a du boulot mais j'ai l'espoir de vous montrer quelque chose de bien au bout du compte ^^

À bientôt !!
_HP_
Posté le 04/07/2020
Hello !

Ouais... Le doute était apparu en voyant le personnage, dans le titre... Et le chapitre me l'a confirmé :/
Ainsi donc, il y a un autre royaume. De bannis, mélangeant tous les peuples 🤔 C'est intéressant 🤔 D'autant plus que Murn est un des personnages dont tu n'as pas voulu nous parler dans ton lexique :( (d'ailleurs je demande qui est l'autre 😄)
Je suis assez partagée sur Murn, je trouve l'amour qu'il porte à sa soeur touchant, mais euh... ses projets... voilà quoi 😬🙄😂
Voilà ^^ Hâte de continuer ! <3

• "Murn n’étais pas fait pour régner, il le savait au fond de lui, et Halmalo avait dû le sentir aussi" → n'était ^^
• "Le nombre d’habitants ne cessaient de croître depuis dix ans" → ne cessait ("le nombre") ^^
• "Et si Helmer ne se braquait pas sur ses gardes à cause d’une attaque hybride, c’était aussi bien" → "ne se braquait pas sur ses gardes"... j'aurais dit "ne se braquait pas" ou "restait sur ses gardes" ^^
• "Après tout, on les avait crues depuis longtemps partis d’Archangelsk" → parties ("les créatures" ^^)
• "Ces esclaves pouvaient ainsi continuer de servir la cité d’Uh’ak en accomplissant des tâches qui auraient épuisés ou mis en danger" → je crois que c'est "épuisé" ^^
• "Une fois la cité achevée, cette catégorie de bannis s’était vue assignée la fabrication d’objets du quotidien" → je crois que c'est "assigner" ^^
Hinata
Posté le 05/07/2020
Hey :)

Ah bah je suis très contente que tu sois partagée sur Murn, parce que j'avais envie de ne pas en faire un personnage trop manichéen ^^
(l'autre personnage mystère arrive bientôt...je suis justement en train de me concentrer sur son cas ;) )

Merci pour les petites coquilles, je vais tout modifier tout de suite avant d'oublier ;)

Et merci pour ton comm !! <3
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