27. Les ténèbres

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

Jacques

Alors que la lumière se levait sur l’Entre-Deux, Jacques se posa à son bureau. Il prit un stylo et son calendrier. C’était le 13 mai, l’anniversaire de Jeanne. Il se rappela un instant le doux visage rond de son amie. Elle lui manquait si peu ces derniers temps, en comparaison des premiers jours dans le manoir. Une croix rouge barrait la case de cette date, mais pas pour la joyeuse raison d’une naissance de plus de cinq cents ans. Un sourire carnassier s’installa sur les lèvres de l’homme. C’était le dixième jour. S’il était patient, il attendrait l’après-midi. Mais au fond de lui, il savait que l’animal ne ramènerait pas les Créateurs en ce jour. Il ignorait où se trouvait la petite expédition, peut-être erraient-ils dans les plaines vides, se dit-il.

Jacques n’était toutefois pas déçu, il s’était douté de l’échec du félin. Finalement, il avait envie de jeter l’enfant dans le puits. Ce serait sa première offrande humaine au démon de l’Enfer. Le Mal serait fier de lui. Et puis, le gamin ne lui était maintenant plus utile, il n’avait donc aucun remords à l’envoyer vivre les pires souffrances.

Pendant ces dix derniers jours, la malveillance qui coulait dans les veines du Créateur avait accru considérablement. Peu de pensées le ramenaient à des émotions humaines, même la grande dirigeante n’avait plus beaucoup d’effet sur lui. À présent, il se réjouissait d’accomplir les sombres desseins du Mal. Ce développement venimeux avait augmenté puissamment son pouvoir. Il était maintenant capable de créer à peu près tout ce qu’il voulait tant qu’il restait dans un état d’esprit malsain.

Jacques se gratta les quelques poils qui parsemaient son menton. Personne ne savait vraiment à quoi ressemblait l’Enfer. Personne n’y était allé et n’en était revenu par la suite. Peut-être n’était-ce pas si terrible que cela. Ou alors, au contraire, c’était pire que ce qu’il pouvait imaginer. Un bref moment de conscience lui fit réaliser qu’il n’aimerait pas savoir ce qui s’y trouvait. Il secoua la tête. Peu lui importait, il n’irait pas. C’était l’enfant qui allait y être jeté, pas lui.

Jacques avait intentionnellement laissé Tom attaché à la clôture de son jardin depuis le départ de Bastet. Chaque nuit, il avait entendu le garçon pleurer et crier de peur. Un soir, l’homme s’était amusé à éteindre toutes les lumières donnant sur la cour. Les hurlements de terreur l’avaient distrait un instant, puis il était sorti et il l’avait frappé, lassé de son jeu.

Il comprenait à présent pourquoi il n’avait jamais voulu avoir d’enfant. Il y avait trop de contraintes, de braillements et peu d’utilité. Cependant, une de ses conquêtes était tombée enceinte l’année de ses 21 ans, mais il l’avait laissée gérer seule le problème en se faisant enrôler dans l’armée. Il n’avait alors jamais revu la femme qui éduqua l’arrière-arrière-arrière-grand-mère de Sibylle.

Après avoir gribouillé par-dessus la croix rouge sur le calendrier, Jacques se leva et se rendit à l’étage supérieur. Il y avait plusieurs pièces où il rangeait du matériel qu’il avait créé ou qu’on lui avait apporté. L’une d’entre elles ressemblait à un laboratoire d’expériences. Les murs étaient blancs, tandis que le sol et le plafond étaient faits de métal. Il y avait un bureau à l’écart et un siège pour seuls meubles. Aucune fenêtre ne laissait la clarté extérieure s’engouffrer dans la salle. Quelques diodes électroluminescentes avaient été installées au-dessus de sa tête, apportant un fort éclairage se répercutant sur les murs grisâtres.

Jacques entra dans son atelier et se posa sur sa chaise à roulette. Il la fit glisser jusqu’au centre de la pièce et se concentra. Lors de ces dix jours, le Créateur en avait profité pour s’améliorer et maîtriser ses pouvoirs, en particulier celui qui lui permettait de produire cette masse visqueuse et noire qui ouvrait un portail vers l’Enfer. Il avait essayé de la faire apparaître dans d’autres objets, puis seule. Il avait alors noté que la matière gluante ne pouvait exister sans un support. Il fallait quelque chose qui la porte, qui la maintienne, comme la tasse ou le puits.

L’homme avait eu l’idée de fabriquer des grenades. Il avait pris l’exemple des bombes à eau. « Lorsqu’un ballon rempli d’un liquide est jeté avec force, il explose et éclabousse de son contenu autour de lui », avait-il récité en faisant les cent pas. Il avait donc imaginé une matière qui éclaterait au contact de quelque chose, une personne, le sol, un objet. Cependant, il avait bien failli se faire lui-même avaler par le liquide visqueux. Alors, il avait essayé de matérialiser une substance qui réagissait à son contact. Seul lui pouvait toucher les contours de sa bombe, remplie de l’ichor épais et sombre.

Dans son laboratoire, Jacques ouvrit les paupières et observa sa sphère transparente. Le fluide se mouvait à l’intérieur, comme s’il était vivant. Le Créateur ne ressentait pas la terreur qui en émanait habituellement, il avait réussi à l’occulter grâce au matériau extérieur translucide. Il lança son prototype sur le mur devant lui et observa la masse gluante glisser le long de la façade, un sourire satisfait sur les lèvres. Le noir coulait sur le blanc comme du sang sale ou empoisonné. Il compta les secondes sur la grosse montre à son poignet. Quarante-sept, comme à chaque fois. L’ichor se transforma en une petite fumée grisâtre avant de disparaître.

Il fit d’autres essais, créant des boules de tailles et de formes différentes. Il devait trouver la prise en main parfaite pour qu’il ne la lâche pas sur ses pieds. Le Mal se ferait certainement un malin plaisir à l’accueillir dans son monde. Les tests qui n’étaient pas satisfaisants étaient entreposés dans un coin de la pièce. Au-dessus de chacune des sphères, un chronomètre, qui semblait ancré dans le mur, avait été installé. De la même façon que le liquide noir, les bombes ne se conservaient pas, au bout de deux cent deux secondes, après avoir été matérialisées, elles s’évaporaient.

Jacques nota ses résultats sur son carnet. C’était toute une étude qu’il faisait. Il tenta de construire un portail rond et vertical. La masse visqueuse ne semblait pas subir la gravité et ondulait paisiblement. Mais la sensation de peur était trop grande. Le Créateur se munit d’un marteau et détruit le contour. L’ichor gluant finit alors par se dématérialiser. Il balaya les restes dans un coin de la pièce.

Quelque chose le tracassait. Lors de toutes ses expériences, chaque invention maintenant le liquide sombre était plus solide que seule, mais ils étaient tout de même cassables. Tandis que ses bombes s’évaporaient après trois minutes et vingt-deux secondes, les objets perduraient, ainsi que leur contenu. Le puits, qui avait été fabriqué dix jours plus tôt, servait toujours de porte vers l’Enfer, tout comme plusieurs autres créations dans les pièces adjacentes. Il fallait briser le support pour que la matière s’évanouisse. Seuls les résidus de l’objet restaient, comme s’il n’avait rien contenu.

L’homme se rendit dans une salle voisine et observa par la fenêtre son jardin. Accoudé à la vitre, il sourit. Le prisonnier était toujours là. Il semblait assoupi, le visage baissé vers le sol. Jacques attarda son regard sur les grandes ailes blanches coincées dans son dos entre ses deux bras attachés. Comment avait-il réussi à faire cela ? Elles étaient vraiment magnifiques. L’homme secoua la tête. Cet enfant était particulièrement surprenant et ses pouvoirs semblaient sans limites quant à la création d’êtres vivants, ce que lui-même n’avait jamais réussi. Alors pourquoi ne se battait-il pas ? Pourquoi ne matérialisait-il pas un lion ou n’importe quel animal effrayant pour s’enfuir ? Qu’est-ce qui le retenait ?

Il renifla. De toute façon, il allait l’envoyer en Enfer, ses capacités ou incapacités importaient peu. Cela ne l’intéressait pas d’avoir une bête de compagnie, il n’avait besoin de personne. Il avait toujours été isolé, et cela lui convenait particulièrement. Battu par un père et une mère, constamment absents, il s’était endurci et élevé seul. Il avait fini par abandonner ses ivrognes de parents à sa seizième année et avait commencé par travailler sur un chalutier.

Cinq ans plus tard, il s’engageait dans la marine, avant de revenir dans le milieu de la pêche et de s’intéresser à la construction de leurs embarcations. Ce n’était que quelques années avant sa mort, qu’il avait envisagé de travailler sur les bateaux que l’on nommait, à l’époque, les Inexplosibles. Il avait toujours été ambitieux et avait voulu conquérir le marché du Danemark, dans ses rêves. Une grue, lors d’un gros chantier, en décida autrement et brisa ses illusions.

Balayant ses souvenirs d’un revers de main, il revint dans son atelier. Il reprit sa place au centre de la pièce sur son siège. Les jambes écartées et un coude négligemment installé sur le genou, il ferma les yeux. Le mur devant lui se parsema de ronds rouges de tailles différentes. Jacques afficha une moue satisfaite et se leva. D’un coup de pied en arrière, il envoya la chaise vers le bureau. Il se positionna face à la cloison taguée avec une jambe légèrement derrière l’autre afin d’avoir un appui. Il ouvrit sa main, la paume vers le plafond, et une sphère de liquide y apparut. Il n’attendit pas de la contempler et la lança avec force sur une première cible.

La bombe explosa sur le mur sans un bruit. Il avait visé un anneau assez grand et avait réussi à toucher le contour à l’intérieur. Il réitéra plusieurs fois, mais il n’était pas très bon. Il ratait souvent les objectifs ou les atteignait de peu. Jacques sentit la colère monter en lui. Avec un râle de rage, il en envoya une avec plus de force que les précédentes. À l’impact, le mur se craquela. Surpris, l’homme s’avança. Les fissures se rejoignaient parfaitement au centre d’un cercle rouge, le plus petit de tous ceux qu’il avait imaginés. Un sourire féroce se dessina sur ses lèvres.

Pensant qu’un essai réussi faisait de lui un expert en lancer de bombe, il décida de s’arrêter. Il regarda sa montre, déjà 15 h 45. Le chat n’était pas là. Aucune raison d’attendre plus longtemps. Il descendit au jardin et se dirigea vers son prisonnier, un air mauvais sur le visage.

***

Tom

Alors que la lumière rayonnait depuis plusieurs heures sur l’Entre-Deux, Tom se décida à lever le regard. Bastet n’était toujours pas revenu. Ni son frère ni Louise n’étaient là pour le sauver. Il allait être balancé dans ce puits, comme Nout. Des larmes voulaient couler de ses yeux, mais il avait tellement pleuré, qu’ils étaient bouffis et asséchés. Le garçon toussa, la gorge le démangeait, comme presque tout son corps. Son dos le faisait affreusement souffrir. Pendant dix jours, il avait été dans cette désagréable posture. Ses mains attachées derrière lui ne ressentaient plus le supplice, comme anesthésiées. Les crampes et les courbatures avaient pris le relais. Il avait essayé de changer de position. Sur les genoux, en tailleur, les jambes sur le côté, rien ne l’apaisait.

Mais la douleur n’avait pas été le pire, comparée aux nuits obscures, ce n’était rien. Chaque fois que l’Entre-Deux était recouvert d’un manteau sombre, des créatures maléfiques et effrayantes, semblant sortir de nulle part, le hantaient. Il avait essayé de les ignorer, mais rien n’y faisait. Il n’arrivait pas à faire la part entre le réel et l’imaginaire. Les monstres paraissaient physiquement présents. Il sentait qu’il aurait pu les toucher, mais tandis que les ombres ne s’approchaient pas de lui, elles restaient terrifiantes. Elles glissaient, se mouvaient lentement. Une nuit, il avait cru en voir une le regarder. Il avait alors fermé les yeux, l’entendant râler et gronder.

Tom aperçut Jacques l’observer depuis une fenêtre du premier étage. Il baissa la tête, ne voulant pas lui montrer le chagrin, la peine et la peur qui l’habitaient, même si l’homme devait s’en douter.

— Je t’en prie, Bastet, murmura l’enfant. Reviens vite avec mon frère.

Il changea de position, dégourdissant ses mollets devant lui. Cela lui tirait les bras derrière lui, mais il devait choisir entre ses membres du haut et ceux du bas, alternant la souffrance éprouvée. Il dut replier ses jambes sous lui. Il agita un peu ses ailes qui avaient guéri depuis que Jacques les lui avait brisées. Il arrivait à les bouger légèrement, mais ses bras l’empêchaient de les déployer.

C’est tout ce dont il été capable : se mouvoir pour tenter de supporter un peu plus la douleur. La Création avait traversé son esprit, mais il était impuissant. Les souffrances physique et mentale combinées à la contrainte des menottes l’empêchaient de se libérer. Il ne pouvait rien faire, le rendant d’autant plus malheureux. Tom soupira, il se sentant inutile. Il lui était impossible de faire quoi que ce soit. Prisonnier de ce fou, il ne pouvait qu’attendre d’être sauvé par son ami et son frère. Un instant, il imagina Lucas arriver, une épée à la main. Il s’attaquait à Jacques et finissait par le faire tomber dans le puits. Puis il libérait Tom et lui promettait de ne jamais le quitter.

Mais à ce moment-là, un bruit l’interpella, le ramenant à la réalité. Il releva le visage, la porte donnant sur la cour coulissa lentement en grinçant, tandis qu’un Jacques au regard malaisant et empreint de ténèbres s’avançait dans l’embrasure. Il marcha jusqu’à l’enfant, l’air joyeux comme si c’était Noël, pour lui.

— Bonjour Tom ! fit-il d’un ton sarcastique. Tu es prêt ?

L’homme s’approcha du garçon et le souleva du sol en l’attrapant par son col. Il lui arracha un cri de douleur en l’attirant vers lui. En tirant violemment sur ses poignets menottés et meurtris, Jacques lui avait déboîté les épaules. Tom retint des larmes qui ne couleraient pas et plongea son regard dans les yeux sombres de l’homme. Il lui envoya toute la haine qu’il éprouvait pour lui, refusant de se laisser faire de la sorte. Si Lucas avait été à sa place, il se serait battu jusqu’au bout, il n’aurait jamais abandonné. Cependant, Tom n’avait pas le courage de l’aîné.

— Comment peux-tu encore avoir de l’espoir ? ricana Jacques. Ton frère n’est pas là. Tu sais tout autant que moi quel jour nous sommes.

L’homme passa sa main dans le dos de l’enfant. Il détacha une menotte, mais ne laissa pas Tom se débattre. Après l’avoir retirée de derrière la barrière, il attacha de nouveau les poignets du garçon. Ce dernier tenta de lutter, mais la poigne de l’homme était trop forte. Il ne put l’empêcher de le traîner jusqu’au puits.

— Non…, le supplia Tom. Arrêtez !

Les larmes pleuvaient une fois de plus sur ses joues. Inarrêtables, elles roulaient jusqu’au sol. Jacques s’en moqua d’un rire gras. Il le souleva au-dessus de la masse gluante qui se mouvait lentement au fond du puits. La peur s’insinua dans les veines de Tom qui hurla de terreur. Il cria à l’homme de le laisser redescendre, qu’il ferait ce qu’il voudrait. Mais Jacques ne faisait que le regarder cruellement et rire diaboliquement.

Tandis qu’il le lâchait, le temps sembla se suspendre. Tom observa l’obscurité se rapprocher de plus en plus de lui. L’épouvante n’avait plus d’emprise sur lui, il voyait Lucas l’accueillir à bras ouverts. Alors, il eut une dernière pensée pour lui. Pendant qu’il effleurait le liquide visqueux, il imagina les mêmes ailes que celles qui s’enfonçaient dans la masse gluante dans le dos de son frère. Aussi grandes, aussi majestueuses, elles l’élèveraient vers le ciel et jusqu’à lui. Le temps reprit son cours lorsqu’il fut avalé dans les ténèbres.

***

Lucas

Au même moment, ce 13 mai, Lucas s’effondrait à genoux sur le sol rocailleux des plaines vides.

 ***

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