26. La fuite

Il était sûrement déjà parti. C'est ce qu'elle aurait fait à sa place. Astrée se demanda même pourquoi elle se donnait la peine de remonter jusqu’au château. Il lui faudrait trouver un moyen de rejoindre Beynac, en stop ou en bus, ce qui aurait été plus aisé depuis les bords de la Dordogne, où il y avait bien plus de passages. Après tout, ce n'était pas très loin. Par acquis de conscience, elle voulut tout de même repasser par le parking afin de s'assurer que la voiture n'y était plus. Mais, contre toute attente, la berline n'avait pas bougé de place, stationnée à l'emplacement où ils l'y avaient laissé. A la seule différence qu'une des portières arrière était ouverte et que deux grandes jambes s'en échappaient. 

Soudain, tout le poids du monde s'abattit sur ses frêles épaules. Elle se sentit tout à la fois agacée et idiote. Agacée de s'être montrée si stupide, agacée de devoir se confronter à lui si tôt. Elle pensait avoir encore du temps, elle pensait pouvoir lui reprocher de l'avoir abandonné sans moyen de locomotion, elle pensait pouvoir rétablir une forme d'équilibre dans le degré de cruauté de l'un envers l'autre. Or il n'en était rien, non content de s'être laissé hurler dessus sans rien dire, il avait probablement passé plus d'une heure à l'attendre en plein cagnard. 

Que pourrait-elle lui reprocher, à présent ? Rien. Elle en avait parfaitement conscience. Aussi se laissa-t-elle glisser contre la portière close, les fesses atterrissant sur le gravier juste à côté de ces immenses pieds, le tout sans un mot mais avec suffisamment de bruit pour lui signaler sa présence. Elle ne prendrait pas la parole la première. Non seulement elle n'oserait pas, mais en plus, circonstance aggravante, elle avait sa foutue fierté. Elle se contenterait d'attendre qu'il lance les hostilités, qu'il donne le ton sur lequel elle pourrait s'accorder.

Les pieds bougèrent et les jambes se replièrent tandis qu'il passait de la position horizontale à l'assise. Elle nota le mouvement dans son champ de vision, et l'appréhension grimpa d'un cran. Allait-il hurler ? Allait-il se montrer froid et distant ? Quitte à choisir, elle préférait qu'il hurle. Tout valait mieux que l'insupportable distance. Sauf que la voix qui s'infiltra jusqu'à son oreille n'était ni dure, ni hostile. Elle était basse, rauque et chaude comme les rayons mourants d'un soleil d'été.

— Je n'étais pas le tireur. J'étais l’autre.

Il ne s’agissait pas d’une question.

— Comment... ? lui demanda-t-elle en oubliant ses craintes et sa fierté pour relever le nez jusqu'à lui, jusqu'à ses traits tournés vers elle, son visage appuyé contre l'embrasure de la portière. Tu as… tu as vu ?

Avait-il été témoin, tout comme elle, de cet assassinat médiéval ? Avait-il croisé Olimp ? S’était-il retrouvé confronté à son sosie d’une autre époque ? Ou bien était-elle la seule à végéter dans les tréfonds de cette folie latente ?

— Je l'ai toujours su, répondit-il toujours aussi calmement, toujours aussi doucement. 

Il ne répondait pas à sa question. 

— Je n'aurais pas dû m'emporter contre toi, se força-t-elle à s'excuser.

— J'attendais ça depuis une éternité.

Et ce sourire, qu'elle percevait cette fois. Mais qu'elle ne comprenait absolument pas.

— Pardon ?

Perdue, elle lui offrait un regard qui ne dissimulait plus rien de ses craintes et ses angoisses.

— J'en avais assez d'être le seul en colère.

Par cette réponse, toute aussi évasive que celles qu'il avait semé jusqu'ici, il lui donnait les clefs de certaines des énigmes passées. Elle aurait pu lui demander d'approfondir, mais elle était bien trop fatiguée pour s'imposer un nouvel interrogatoire musclé du Russe. Il ne répondait jamais simplement, il fallait toujours lui arracher une à une chaque information. Elle n'avait pas l'énergie pour. Pas pour l'instant. Les visions, les larmes incontrôlables, ses émotions, son errance, tout cet enchaînement l'avait conduit jusqu'ici, groggy, lasse, éteinte. Alors, préférant le silence, elle laissa sa tête lourde échouer contre la cuisse à proximité en un geste qui semblait parfaitement naturel. 

Elle n'avait plus peur de lui. A vrai dire elle n'était pas sûre d'avoir jamais réellement eu peur de lui. Toutefois, si elle avait eu le recul nécessaire, elle n'aurait pas eu cet acte d'abandon probablement trop intrusif pour le sauvage qu'il était. Si elle avait eu ce fameux recul, elle aurait certainement pris conscience de l'innocence avec laquelle elle se permettait ce que personne ne s'autorisait. Tout comme elle aurait pris conscience de ce qu'elle lui permettait et qu'elle n'autorisait à personne d'autre. 

Elle n'avait jamais été tactile ou câline. Elle n'aimait pas le contact avec les autres, et n'acceptait que celui de son frère, de son père, et en son temps, celui de sa mère. Baptiste, avec lequel elle avait rompu quelques mois plus tôt, avait dû se contenter des moments d'intimité, les seuls instants où elle consentait à des démonstrations d'affection qu'elle n'aurait jamais eues à son égard dans une rue bondée, même bondée d'inconnus. Elle était ainsi, personne ne pourrait la changer, et pourtant... Pourtant lorsque cette main hésitante glissa et s'insinua dans sa chevelure en pagaille, elle se laissa faire. Elle referma ses paupières pour mieux en savourer le toucher. Du bout de ses doigts novices, il allait et venait, lissait, caressait, mais avant tout, réconfortait. Encore une fois il avait mis en branle tous les codes, et elle s'était laissée faire. Totalement. Elle ne contrôlait absolument rien. 

— Que va-t-on faire ?

Ses interrogations et angoisses avaient pris trop de place dans son crâne. Malgré le pouvoir apaisant de ses doigts dans ses cheveux, elle avait besoin de l'entendre, elle avait besoin de savoir. Elle avait besoin qu'il la soulage en récupérant les commandes, en dirigeant les opérations. Quelles qu'elles soient. Il lui fallait un plan, bon ou mauvais, qu'importe, mais il fallait faire quelque chose sinon elle sombrerait dans sa folie.

— On va commencer par bouger avant que les touristes ne se mettent à nous lancer des pièces... commença-t-il.

Astrée s’obligea à rouvrir les yeux pour vérifier ses dires, et constater qu'en effet plusieurs passants jetaient des coups d'œil intrigués en leur direction.

— Tu dépasses d'une berline, ce sont des cailloux qu'ils vont nous jeter, répondit-elle en refermant les yeux. Et je n'ai pas envie de rentrer.

— Tu veux qu'on reste ici ?

— Non. J'ai bien trop mal aux fesses, annonça-t-elle de cette voix toujours éteinte, en redressant tête et buste à contre-cœur.

— Donc on ne rentre pas, on ne reste pas... Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? l'interrogea-t-il lorsqu'elle eut fini de faire le tour de la voiture pour rejoindre la place passager.

— Hum... Fuir n'étant pas une option, on a qu'à se contenter de rouler un moment.

— C'est ce que tu veux ?

— C'est ce que je veux.

Et il mit le contact.


 

*


 

Des profondeurs calmes et indolentes, une altération émergea. Un détail, un infime détail mais qui, se propageant en corolles sur la surface de l'eau paisible, dérangeait l'ordre établi et le perturbait. Comme une goutte d'encre dans un verre d'eau, il teintait en obscur tout alentour. Une toute petite perturbation, un changement insignifiant, et c'était tout un monde ouaté qui s'ébranlait, s'effritait et disparaissait, laissant place aux bruits étouffés, aux sons lointains, aux odeurs, parfums, sensations. Le froid, le chaud, le vide. Astrée s'éveillait. 

L'immobilité de la voiture, c'est ce qui l'avait tiré des tréfonds de son sommeil. L'immobilité et le vide qui y régnaient. Pas l'ombre d'un conducteur. Pas l'ombre d'un russe. Elle ne s'offrit même pas le loisir de papillonner des paupières avant de paniquer. 

Légèrement d'abord, elle vérifia l'intégralité de l’habitacle. Puis totalement, elle se contorsionna, laissa glisser au sol la veste qu'on avait déposé sur elle avant de le repérer enfin. Adossé contre la tôle brillante, il avait les yeux rivés sur le compteur dont les chiffres défilaient à toute vitesse. Une station service, voilà où ils se trouvaient. Un soupir de soulagement plus tard, elle se réappropria les battements de son cœur et un semblant de raison en balayant le paysage autour d'elle. L'habitacle d'abord, la veste au sol qu'elle ramassa et ramena contre elle, puis le reste, l'au-delà, la petite station sur la droite juste derrière les pompes, la mauvaise route sur la gauche, seuls signes de civilisation dans cette immensité de verdure. Elle enfila la veste sur ses bras perclus de frissons, extirpa ses pieds nus de la voiture, puis foula le bitume accidenté jusqu'à lui. 

— Où sommes-nous ? chercha-t-elle à savoir en se frottant un œil mal éveillé.

— Aucune idée, mais probablement toujours dans le Périgord, dit-il en ôtant la pompe du réservoir pour la remettre en place. J'ai fait comme tu as dit, j'ai roulé un moment.

— Un long moment, constata-t-elle après un regard à sa montre.

— Ce n'est pas ce que tu voulais ?

— Si, si, le rassura-t-elle, presque amusée de le voir, lui l'homme sauvage, s'inquiéter de bien ou mal agir. C'est parfait.

— Bien, alors enfile des chaussures, pour l'amour du ciel ! Et rejoins-moi à l'intérieur quand se sera fait, grogna-t-il moins sévèrement que d'habitude, avant de mettre les voiles en direction de la station vieillotte.

L'intérieur était à l'image de l'extérieur, abandonné du monde depuis de trop longues décennies. Figée dans le temps, la petite boutique avoisinante de la caisse offrait des magazines où Claude François faisait encore la Une. Sur un présentoir, les cartes postales avaient jauni et gondolé avec le temps, le soleil et la chaleur. Astrée eut ce nouveau réflexe teinté de terreur de porter son regard vers le soleil. Parfaitement immobile. Puis vers Syssoï. Parfaitement net. Il arpentait les maigres rayons et entassait diverses denrées dans un panier accroché à son coude. N'importe qui aurait eu l'air ridicule ainsi. Pas lui. Certes il perdait un peu de sa superbe ainsi captivé dans la lecture d'un paquet non identifié, mais gagnait ce je-ne-sais-quoi qui le rendait presque attendrissant.

— Est-ce que tu as bien fait le rappel de tous tes vaccins ? chuchota-t-elle en arrivant à sa hauteur.

— Pourquoi tu chuchotes ? demanda-t-il sur le même ton conspirateur.

Astrée fit glisser son regard jusqu’au vieil homme immobile derrière sa caisse enregistreuse, et le désigna du menton. Il s’agirait de ne pas vexer le propriétaire des lieux.

— Il ne peut pas t’entendre, lui assura Syssoï après avoir suivi son regard. Il est mort et empaillé depuis 1972. 

La surprise fit lâcher un éclat de rire sonore à la jeune femme. Le vieil homme sursauta derrière son comptoir, ce qui ne fit que parachever l’amusement d’Astrée. Si elle garda le silence, ce ne fut que pour mieux l'observer, le sourire aux lèvres.

— Quoi ? voulut-il savoir.

— Tu as de l’humour, en fait !

— Absolument. Je suis l'être le plus hilarant de la Création.

Il avait répondu de son ton le plus neutre tandis qu’il rangeait la quasi-totalité des maigres rayonnages dans son panier, avant de poursuivre son épopée en direction des autres allées.

— Je ne fais que m'adapter à ton mode de communication : ironie et sarcasme, ajouta-t-il.

— C'est très réducteur. Je ne me définis pas en deux mots. Je suis toute une palette contrairement à toi.

— Parce que je ne suis pas une palette, moi ?

— Tu es un grand écart. Deux extrémités sans transition. Promiscuité et distance. Douceur et violence. Feu et glace...

— Douceur ? l'interrompit-il un sourcil dressé et le sourire en coin.

Zut. Ne pouvait-elle donc pas contrôler ses paroles ? Les mots semblaient s’extraire d'eux-mêmes d’entre ses lèvres, sans réflexion préalable. 

— Oui, enfin, tu vois ce que je veux dire, bafouilla-t-elle en se prenant de passion pour une boîte de pâtes.

— Non, justement, explique-moi s'il te plaît, insista-t-il avant de reprendre son inspection des étagères. 

Evidemment qu’il n’allait pas la laisser s’en tirer à si bon compte. Il donnait même l’impression d’en tirer un plaisir certain. Sadique. 

— Mais je n'en sais rien, moi ! Tu appelles ça comment, toi, lorsque tu passes une heure à m'expliquer le phénomène d'orage juste parce que je suis terrifiée ?

— De l’assistance à personne en danger ? proposa-t-il avec ce foutu sourire dans la voix qu'elle devinait sans voir, trop occupée à prendre et faire semblant de lire des boîtes au hasard. Tu as un autre aveu à me faire ? 

Devant l'étrangeté de sa question, elle releva le nez vers lui pour l'interroger du regard. Mais le sien se portait sur tout autre chose, à savoir la boîte dont elle s'était saisie quelques longues secondes plus tôt pour s'adonner à sa feinte lecture des composés et du mode de cuisson. Lorsqu’elle reporta son attention sur la boîte en question, elle comprit que le mode de cuisson était à exclure pour la préparation de préservatifs.

— Oh bordel ! s'exclama-t-elle en reposant à la hâte l'objet du délit sur une des étagères, avant d'ajouter en tournant les talons : t'es insupportable, c'est pas possible !


 

*


 

Il lui fallut de longues minutes et un passage en caisse avant de perdre le joli teint rosé de ses joues. Même une fois de retour dans la voiture, elle préféra garder le silence plutôt que d'avoir à affronter les moqueries qui ne manqueraient pas de sortir d'entre les lèvres masculines. Des lèvres si fascinantes... Tout comme l'arc de son nez, l'axe de sa mâchoire, la fossette qui creusait subtilement une joue, et l'autre, moins subtile, sur son menton. Ou bien l'ensemble de ce profil qu'elle fixait sans relâche depuis qu'il avait repris le volant, et les conduisait elle ne savait trop où. Elle n'avait même pas eu l'idée de l'interroger.

— Tu cherches à me mémoriser par cœur pour le futur portrait robot ? rompit-il le long silence qu'ils s'étaient imposé, sans pour autant détourner son attention de la route.

— Je te connais déjà par cœur... J'étais seulement en train de me dire que tu es bien conservé pour un type qui affiche plus de sept cents ans au compteur, rétorqua-t-elle la tempe contre l'appui-tête, ses pieds nus ramenés sur le cuir du siège tout confort.

— Alors c'est ça ta théorie ? Je suis immortel et je scintille au soleil ?

— S'il te plaît, accorde un peu plus de crédit à mon cerveau créatif ! Non, je pensais plutôt à Connor ou Duncan Macleod.

— Tu as raison, bien plus original, se moqua-t-il, son désormais fameux sourire au coin des lèvres. Malheureusement, j'ai eu une croissance tout à fait normale. Pierre pourrait en témoigner, on se connait depuis le conservatoire de quartier.

En effet, Pierre lui avait expliqué le premier soir, dans le bar, qu'il avait connu Syssoï durant l'enfance, ce qui égratignait sensiblement le scénario de l'immortel. La moue aux lèvres, elle laissa échapper un soupir sans, néanmoins, cesser de le fixer. Ç'aurait été trop lui demander. Elle n’avait de cesse de le revoir dans cette tunique, épée à la hanche, tandis qu’il la dévisageait avec surprise. Cet homme, ce sosie parfait de celui qu’elle avait sous les yeux, cet Olimp… l’avait-il vu, elle ? Elle l’avait bousculé. Il s’était retourné. Il l’avait contemplé. Avait-elle été réellement dans le passé ? Aurait-elle pu interagir avec eux ? Dans son rêve, le soldat à l’arbalète n’avait crié qu’une seule fois. Tout à l’heure, elle l’avait distinctement entendu répéter son « halte-là » par deux fois. Était-ce la raison pour laquelle Syssoï lui avait ordonné de courir ? Jusqu’à présent cette question n’avait pas osé franchir la barrière de ses lèvres. Désormais, elle devait savoir.

— Tout à l’heure, sur les remparts, commença-t-elle dans un raclement de gorge mal assuré. Qu’as-tu vu ?

— La même chose que toi, je suppose.

Voilà qui ne l’éclairait pas davantage. Que supposait-il qu’elle avait vu ? 

— Pourquoi avoir pris la fuite ? tenta-t-elle de détourner la question. 

— Pour ne pas se faire prendre, répondit-il négligemment, l’attention portée sur son changement de vitesse. 

Elle n’aurait su dire s’il éludait la question, ou bien s’il ne comprenait pas qu’elle puisse se la poser. Insister, c’était prendre le risque de devoir exposer sa folie à cet homme. S’il ne l’avait pas accompagné dans ce bond dans le temps, s’il n’avait fait que fuir la sécurité d’un monument touristique en plein XXIème siècle, alors quelle serait sa réaction en apprenant qu’au même instant, elle se trouvait sept siècles plus tôt ? Astrée avait déjà toutes les peines à se faire à cette idée, elle ne prendrait pas le risque de passer pour totalement démente.   

— Tu es vraiment né le 18 novembre ? demanda-t-elle à la place. 

Pour la première fois depuis qu'il avait repris le volant, il lui jeta un coup d'œil rapide, avant de désigner la boîte à gants d'un mouvement de menton.

— Tu devrais trouver mon passeport là-dedans. Vérifie par toi-même.

Puisqu'il ne semblait ni agacé, ni vexé par sa demande, et puisqu'elle mourait littéralement d'envie d'en apprendre toujours plus sur lui, elle sauta sur l'occasion et s'empressa de faire le tri dans le désordre de la boîte à gants, avant de tomber, finalement, sur le rectangle bordeaux foncé parsemé de cyrillique.

— Un passeport russe ?

— Le français est dans ma poche. J'ai préféré nous éviter la gêne d'une fouille au corps. J'ai bien fait ?

Elle préféra ne pas répondre à sa provocation, et s'intéresser, plutôt au contenu du passeport, même si, de toute évidence, elle n'en tirerait pas grand chose, puisque incapable de déchiffrer le cyrillique. « Романов » ? C'était son nom, ça ?  Sa date de naissance, toutefois, était la seule information évidente. Dix-huit novembre. Même jour, même mois, même année. Il n'avait pas menti.

— Satisfaite ? demanda-t-il alors qu'elle scrutait toujours cette date.

— Je ne sais pas trop quoi en penser, si ce n'est que... Bordel ! Comment est-ce que tu parviens à être si bien sur ta photo d'identité ? N’y a-t-il pas une loi universelle qui oblige à être super moche, ou quelque chose comme ça ?

— Si, elle a été votée en même temps que celle t'obligeant à finir tes phrases et à ne pas changer de sujet toutes les dix secondes. À croire que ni toi, ni moi, ne sommes sensibles à l'autorité de l'univers.

— Excuse-moi d'avoir été distraite par ton aura de perfection photogénique... grogna-t-elle, avant de récupérer son portable dans sa poche et se réinstaller convenablement sur son siège. Je vais regarder les probabilités d'être né un même jour.

— Est-ce ainsi que tu procèdes pour tes recherches ? Google ?

La condescendance évidente de son timbre n’entama qu’à peine l’enthousiasme de la jeune femme.

— Ne sous-estime pas la puissance de... Ha ! Bonne réponse du premier coup ! « Le Paradoxe des anniversaires ». Homme de peu de foi... 

— Et ça dit quoi ?

— Ça dit que... répondit-elle tout en poursuivant sa lecture rapide. Il faut regrouper minimum quatre-vingt personnes dans une même pièce pour qu'il y existe 99,99% de chance que deux individus partagent la même date de naissance. Et il ne s'agit que du jour et du mois, pas de l'année de naissance.

— Conclusion ?

— Je n'en sais rien. Tu as peut-être raison, à force de se moquer de ses lois, l'univers se venge.

Une réponse légère qui, toutefois, dissimulait mal le désarroi dont elle était la proie. Comme s'il n'y avait pas suffisamment à comprendre, à expliquer, il fallait qu'ils sombrent un peu plus dans le domaine de l'étrange avec cette date de naissance commune. Pourtant, c'était loin d'être le détail le plus troublant, mais bizarrement c'était celui qui la dérangeait le plus. Les statistiques, les probabilités, domaines de rationalité, avaient toujours eu un aspect très rassurant pour la jeune femme. Aujourd’hui, elles la trahissaient également. Tellement insupportable.


 

*


 

Elle garda ainsi le silence, un silence lourd, pesant, jusqu'à ce qu'il immobilise le véhicule. Elle avait d'abord pensé qu'agacé il se garait pour leur offrir une énième dispute, mais remarqua bientôt la table en bois parée de banc d'un côté comme de l'autre, donnant sur un panorama incroyable. Il avait quitté les grands axes depuis un moment, et suivi de toutes petites routes de campagne jusqu'ici, jusqu'à ce qui devait être un chapitre complet dans le Guide du Routard. L'homme avait déjà quitté la voiture, et ses sacs en plastique dans une main, s'installait à la petite table, côté vue. Astrée n'eut d'autre choix que de suivre le mouvement, et le rejoindre. Finalement, tandis qu'il partageait le repas en deux et déposait une quantité astronomique de victuailles devant elle, elle s'autorisa à reprendre la parole. Timidement cette fois.

— Je peux te poser une question ?

— Je ne me formalise plus vraiment de l’absence de demande d'autorisation.

— Cette fois, je préfère.

Il déposa un sandwich devant elle, et lui jeta un regard teinté d'une légère inquiétude, avant de l'inviter à poursuivre.

— Eh bien... À la fête médiévale, lorsqu'on s'est retrouvé à danser ce truc... Lors de la danse tu as... Enfin, tu t'es arrêté pour...

— Caresser ton épaule, acheva-t-il à sa place, pressé d'en venir au fait.

— J'allais dire fixer mon épaule, mais bref... Tu avais fait pareil au bord de la falaise... Maintenant, avec ce qu'on sait de la mort d'Aelis, je me demandais si...

— Je ne peux pas répondre à cette question, trancha-t-il sans même lui laisser le temps de finir sa question, préférant détourner le regard pour reporter son attention sur son déjeuner.

— Pourquoi ? s'indigna-t-elle, sa voix s'étouffant dans les aiguës. Pourquoi tu refuses systématiquement de répondre ? Tu sais tout de moi, ou presque, et de mon côté j'ignore tout de toi, parce que tu ne me dis rien ! Tu me caches absolument tout ! Je ne connais même pas ton nom de famille, bon sang !

— Stop ! l'interrompit-il en interceptant le poing qu'elle allait abattre sur la table, l'englobant dans sa grande main, déversant un flot d'apaisement immédiat dans tout son être par la même occasion. Je ne peux pas te répondre parce que je l'ignore moi-même. J'en sais rien, je n'en ai aucune idée. Je sais juste que j'avais besoin de vérifier. Pourquoi ? J'en sais rien, Astrée. Je te promets que je n'en sais absolument rien. D'accord ?

— D’accord, répéta-t-elle bêtement en hochant la tête.

Elle se sentit immédiatement idiote de s’être emportée de la sorte. Les nerfs encore à vif après cette journée littéralement hors du temps, la jeune femme se contrôlait bien moins. Syssoï la contempla encore quelques instants, comme pour s'assurer que l'énervement était bel et bien passé, et visiblement soulagé, lui relâcha lentement le poing pour retourner à son déballage de sandwich.

— Romanov, dit-il après quelques instants de silence.

— Pardon ?

— Tu voulais connaître mon nom de famille, non ? C'est Romanov.

— Comme...?

Elle n'acheva pas sa question, elle avait déjà la réponse. Sa passion pour le secret et la discrétion, sa double nationalité, le culte qu'il vouait à l'anonymat... Quelque part, tout faisait sens. Et pour une fois ça n'avait aucun rapport avec Castelnaud il y a sept siècles. Une explication concrète qu'elle savourait, tout autant que la franchise dont il venait de faire preuve envers elle. Romanov, donc. Satisfaite, elle esquissa un sourire et un merci dans un souffle, puis s'attaqua à son sandwich.

— A mon tour de poser une question, annonça-t-il après s'être débarrassé des cadavres du repas qu'ils venaient d'ingurgiter en silence.

Ils n'avaient pas dit un mot, ni l'un, ni l'autre, sans pour autant en prendre conscience ou s'en inquiéter. Un silence naturel occupé à se sustenter tout en profitant de la vue imprenable sur la vallée de Dordogne en contrebas. Si bien que, lorsqu'il prit la parole, elle fut surprise par le timbre de sa voix, comme si elle se remémorait seulement l'endroit où elle se trouvait et en quelle compagnie.

— Je t’écoute, répondit-elle en tentant d'écraser sa canette vide. 

Une fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu'à ce qu'il se décide à intervenir, la lui prendre des mains pour l'écraser lui-même d'un simple mouvement.

— Qu'est-ce que tu entendais, tout à l'heure, lorsque tu as dit que tu connaissais les traits de mon visage par cœur ?

Sur le milliard de questions possibles, pourquoi avait-il fallu qu'il choisisse justement celle-ci ? Comment lui dire que pour une raison inconnue elle avait mémorisé chacune de ses particularités physiques une fraction de seconde, en un seul regard ? Comment le lui dire sans passer pour une groupie ou pire encore, une folle ?

— C'était une façon de parler, tenta-t-elle d’éluder.

Astrée évita soigneusement son regard, véritable détecteur de mensonge intégré à sa personne. Mais, peine perdue, elle avait toujours été une bien piètre menteuse.

— Pardon ? tonna-t-il brusquement, l'obligeant à faire ce qu'elle redoutait le plus, relever les yeux vers lui. Je croyais que tu souhaitais qu’on ne se cache rien ?

— Et je me suis toujours montrée honnête, la plus honnête des deux… Mais là...

— Qu'est-ce qu'il y a de différent cette fois ?

— Là, c'est gênant, voilà ! s'agaça-t-elle en détournant à nouveau son regard pour le fixer sur tout autre chose.

Un arbre, puis un coin de table, un brin d'herbe, son portable qu'elle venait d'extraire de sa poche. Lui, par contre, ne la quittait pas des yeux. 

— Je ne vois pas ce qui peut être plus gênant que tout le reste.

— Je vais te répondre, mais arrête de me regarder !

Réclamation qui pouvait sembler absurde. Pourtant, il s’exécuta. Ce qui n’aida, finalement, en rien Astrée. Énervée, plus envers elle-même qu’autre chose, elle décida que prendre son temps pouvait être la solution idéale. Sauf qu'en le voyant s'allumer une cigarette et se complaire dans un silence attentif, elle comprit que l'inverse se produisait. C'était pire que de tirer un coup sec sur le pansement, elle venait de décider d'y aller doucement. Son index tournoyait autour de la plaie et laissait grimper l'appréhension. Il fallait qu'elle tire maintenant, rapidement, en serrant les dents, puisque clairement il ne lui laisserait pas le loisir de noyer le poisson. Foutu Russe !

— Je ne sais pas pourquoi, et je ne sais pas comment, mais je connais les traits de ton visage comme si je les avais observé avec attention chaque jour de ma vie pendant plus de vingt ans.

Elle avait parlé d'une traite sans penser à reprendre sa respiration. Si rapidement qu'elle eut l'impression d'avoir couru un cent mètres haie. Si rapidement qu'il en demeura interdit, la cigarette aux lèvres, incapable du moindre mouvement autre que celui de cligner des paupières.

— Et là, t'es censé me rassurer, me certifier que je n'ai pas à me sentir gênée. Et là-dessus embrayer sur une petite anecdote personnelle bien dévalorisante histoire de rétablir l'équilibre. Je sais que tu débutes dans les relations humaines, mais merde, fais un effort s'il te plaît.

— Est-ce que tu les connaissais avant de me rencontrer ? demanda-t-il enfin.

Si elle avait attendu une prise de parole de sa part, jamais elle n'avait envisagé une telle question. Une question encore plus étrange que l'aveu qu'elle venait de lui faire et qui, quelque part, lui fit oublier sa gêne et son malaise.

— Non, évidemment que non. Comment aurais-je pu ?

Il ne répondit rien, et à la place s'occupa de sa cigarette allumée, le regard tendu vers le paysage. Mutique, il lui imposa ce silence lourd dans lequel elle se perdait, se noyait, sans plus jamais rien entrevoir de familier. Ce qu'ils avaient eu tant de mal à mettre en place, ce semblant d'équilibre et de presque simplicité, vola en éclat en quelques secondes de silence de sa part. Comme s'il redevenait ce Mister Hyde qu'elle exécrait tant. Qu'avait-elle dit, que n'avait-elle pas dit, pour brusquement ébranler cette ébauche de complicité ?

— Il est tard, on devrait rentrer, dit-il, finalement, après de trop longues minutes.

Et ce qui ressemblait à une proposition se transforma en ordre lorsqu'il se leva, et se débarrassa des restes de leur repas dans une poubelle sur le chemin qui le ramenait à la voiture. Elle n'avait pas plus envie de rentrer que plus tôt dans la journée, mais visiblement son avis n'était que très secondaire et n'entrait pas en considération. Alors, elle dut suivre le mouvement, se lever à son tour et lui cavaler après, des fois qu'il décide de partir sans elle.

— Qu'est-ce que tu ne me dis pas ? le questionna-t-elle, courageusement, après avoir refermé la portière sur elle.

— J'ai quelque chose à te montrer.

Elle s'était trompée, il ne s'agissait pas du retour de son monstre. C'était toujours lui, ce même être attentionné qui avait conduit tout l'après-midi simplement parce qu'elle avait émit le désir de fuir un moment. C'était toujours lui en plus soucieux, en plus préoccupé.

— Quoi ? demanda-t-elle, quelque peu rassurée de ne pas l'entendre grogner, de ne pas subir un regard réfrigérant.

— C'est impossible à décrire, tu dois le voir.

Il n'en dirait pas plus. Et dans cette attente teintée d'appréhension toute discussion semblait superflue. Aucun autre sujet ne fut évoqué, aucune autre parole ne fut échangée. Alors, elle détourna tout simplement le regard, et lorsque cette main vint chercher et s'emparer de la sienne, c'est tout aussi naturellement qu'elle se laissa faire.

— Pour te détendre, avait-il précisé.

Evidemment. Elle n’avait jamais eu la prétention d’y voir autre chose.

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Morgane64
Posté le 18/09/2021
Coucou je suis de retour ! Très bon chapitre, ou je me suis demandé si finalement tu introduisais un Romanov pour nous apprendre que non, toute la famille du tsar n'a pas été assassinée (cette histoire m'a toujours traumatisée, mais je suis consciente que ce n'est pas le sujet).
Tu connais mon amour pour les dialogues avec humour et sarcasmes, j'ai adoré les tiens. C'est bien amené, c'est incisif, c'est fluide. Une pause avant d'autres révélations dérangeantes ? Et aussi une occasion de se poser pour eux, on voit que c'est inconfortable d'être des étrangers si proches, et c'est un paradoxe à gérer.
J'aurais juste abordé le sujet "tactile" un peu avant dans le roman, l'air de rien.
Côté boulettes, un r majuscule qui manque à Russe, tu vois rien de grave. Ah, si "perclus de frissons", je ne suis pas sûre.
Je continue toujours avec plaisir, de toute façon c'est impossible à lâcher.
OphelieDlc
Posté le 25/09/2021
Awwww, merci ! C'est tellement rassurant en cette période de gros doutes dont je ne cache rien.

J'ai hésité longuement pour les Romanov. C'est tellement historiquement important que j'avais peur de tomber dans le cliché.
Notsil
Posté le 07/03/2021
Coucou !

Oh lala on en apprend encore des choses ! J'ai adoré leur complicité dans ce chapitre, les piques qu'ils s'envoient, leurs échanges... tant de dialogues bien gérés !
(le grand écart c'était une réf au passage à son côté danseur ? ^^)

J'ai juste eu un peu de mal avec la scène de la voiture au départ, parce que j'ai mis les jambes à l'avant, et donc j'ai pas compris comment il pouvait s'être allongé :p

"— Je l'ai toujours su, répondit-il toujours aussi calmement, toujours aussi doucement. "
-> n'empêche, il garde encore des ptits secrets, j'en suis sûre !

Ca fait quand même plaisir de le voir s'ouvrir un peu. Est-ce qu'il est soulagé qu'Astrée se souvienne, ou est-ce qu'il va tenter encore de résoudre un truc avec elle ?

En tout cas il se montre hyper à l'écoute, hyper gentleman, et vrai qu'Astrée a besoin d'un pilier pour ne pas devenir folle avec tout ce qu'elle apprend. Surtout que nous, lecteurs, bon, on sait que le paranormal est normal dans une histoire, mais elle non :p

J'ai adoré la blague sur le gars empaillé (un instant je me suis demandée s'ils n'avaient pas basculé dans une autre temporalité du coup ^^), et puis la boite de préservatifs ! Des petits détails mais ça donne du relief au récit ^^

Romanov, ça titillait mon esprit mais j'ai dû aller demander à google pour comprendre les sous-entendus d'Astrée (et je m'en suis voulue de ne pas mieux m'être souvenue de mes cours d'histoire ^^). S'il venait du Périgord à la base, lui aussi, il aura en tout cas bien voyagé depuis. Ou alors on apprendra que le chevalier s'est barré loin avec sa douce après tout ça ?

Et donc, qu'elle ne connaisse pas ses traits à lui avant de le rencontrer, ça le chiffonne. Tiens donc. Est-ce que lui connaissait les siens depuis toujours ? Je dirais bien que oui. Très curieuse de ce qu'il va lui montrer, en tout cas. Allez, je mise sur une statut du chevalier avec sa tronche ? ^^ (mais il aurait pu expliquer que c'était une statut, donc, fausse piste).

Bref, sinon on conduit avec les 2 mains sur le volant normalement, mais il est mignon tout plein ^^

Bon, j'attends le week-end prochain avec impatience, je veux savoir, moi aussi ^^
OphelieDlc
Posté le 12/03/2021
Coucou !

"J'ai juste eu un peu de mal avec la scène de la voiture au départ, parce que j'ai mis les jambes à l'avant, et donc j'ai pas compris comment il pouvait s'être allongé :p" ---- Oui, j'ai pas précisé qu'il était sur le siège arrière de la voiture. Parce qu'en effet, à l'avant, avec le levier de vitesse et le frein à main, ça doit être beaucoup moins confortable, haha !

"Romanov, ça titillait mon esprit mais j'ai dû aller demander à google pour comprendre les sous-entendus d'Astrée (et je m'en suis voulue de ne pas mieux m'être souvenue de mes cours d'histoire ^^). S'il venait du Périgord à la base, lui aussi, il aura en tout cas bien voyagé depuis. Ou alors on apprendra que le chevalier s'est barré loin avec sa douce après tout ça ?" ---- Quoi ? Tu n'étais pas fan du dessin animé "Anastasia" ? J'avoue que j'ai un peu été rapide sur cet historique. Tu penses qu'il faille que j'en rajoute un peu, histoire de ne pas perdre le lecteur ? Et quant au deuxième point, peut-être que c'est le chevalier qui venait de loin avant d'être dans le Périgord ? Je n'en dis pas plus, ça sera abordé plus tard ^^

Et ravie que cette évolution, cette "détente" de Syssoï te plaise. C'était un gros point de doute chez moi.
Cela dit, ne t'y habitue pas trop... ;)
Notsil
Posté le 12/03/2021
Ah, Anastasia, je crois l'avoir vu, une fois, et peut-être même pas en entier.... ^^ Le nom de Romanov est connu, mais, peut-être que ça vaut le coup de confirmer l'impression du lecteur avec une petite phrase ? A toi de voir, y'a peut-être que moi qui n'y ait pas pensé :p
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