26 janvier 2013

Par Sabi

Darwin, la merde m’a pété à la gueule. C’est bon, je suis foutu. Fini la vie tranquille. Je suis vraiment dans la merde. Putain, je vais mourir ? Je vais crever comme une merde à cause de conneries de glaçons ? Merde. Merde. Merde.

 

OK, on se calme. On respire. On raconte tout à Darwin. Ça a commencé hier en début d’aprèm. J’étais sorti faire un tour, voir comment les choses évoluaient dans le quartier, et faire deux-trois courses. Un paquet de chips saveur poulet, un coca, une boîte de biscuits BM. J’ai été distrait par une bande de gamin en train de faire du skate dans la cour de l’immeuble. J’ai pas vu les trois gorilles qui m’attendaient à l’interphone avant qu’il soit trop tard. Ils ont foncé sur moi, m’ont chopé avec mon sac plastique, et m’ont traîné jusqu’à un gros 4X4 noir aux vitres teintés qui était garé à l’angle de la rue. À l’intérieur, ce vieil enfoiré de Joseph et ses petits yeux suspicieux. Les gorilles sont montés avec nous. J’avais tellement la trouille, j’en suffoquais presque. C’est là que j’ai remarqué qu’il y a avait aussi Ahmed. La chronologie des événements s’est mis à jour dans ma tête. Ahmed m’avait balancé à son boss, et il venait me demander des comptes. Si je voulais me sortir de là en vie, il allait falloir prier. Bordel, c’est fini pour moi, que j’ai pensé. J’ai vraiment cru que ma dernière heure avait sonné, Darwin.

« Il s’est passé quoi lors de l’opération, Samir ? » commence Joseph. Il avait le ton du gars qui est tellement sûr d’être le patron qu’il envisage même pas qu’un jour un petit gars comme moi puisse venir lui faire la peau après un pétage de plomb.

J’ai préféré pas faire le malin. Ça risquait de l’énerver.

« Ça a mal tourné Jospeh. La marchandise a été volée par je sais pas qui. Y a un camion qui a surgi à côté du parking et qui a défoncé l’arrière de la camionnette. Tout a volé dans les airs ! »

« Je sais tout ça. Ce que j’sais pas, c’est ce que t’as fait, toi. »

Ahmed lui avait tout raconté. Le vieux savait que je savais pour la cargaison. OK, il allait falloir que je lui mente bien. Un pas de travers, et c’était foutu.

« Quand j’ai repris connaissance après le choc, je me suis extirpé de l’habitacle par le pare-brise qui était défoncé. J’ai regardé autour de moi, et y avait plus personne, à part des glaçons répandus par terre qui fondaient. »

« Il y avait des glaçons par terre ? »

« Ouais, je suppose qu’avec le choc, un des sacs qui les contenaient a dû s’ouvrir. »

« Et t’as fait quoi après ? »

« Je m’suis enfui jusqu’à chez moi. »

« OK, je vois. »

Il y a eu un grand silence. Jospeh a fermé les yeux, comme s’il méditait sur ce que je venais de lui dire.

« Et pourquoi t’es allé voir Ahmed pour lui poser toutes ces questions ? »

J’ai hésité. Qu’est-ce qui était le plus crédible ?

« Ben comprends-moi Joseph. C’est la première fois que ce genre de choses m’arrive. J’ai pété un plomb ! Tu te rends compte ? J’ai failli mourir pour des glaçons ! Il fallait que je sache pourquoi, et tout... »

« Hmm... »

Est-ce qu’il allait me croire ? Non en fait, même s’il me croyait, est-ce qu’il allait me laisser repartir ? Les secondes suivantes ont été les plus longues de ma vie Darwin.

« Laissez-le partir. »

J’en ai soupiré d’aise. C’est bon, j’allais pouvoir rentrer chez moi. J’en aurais presque hurlé de rire si la situation dans laquelle j’étais était pas encore aussi tendue.

« Boss, vous êtes sûr ? »

Ahmed aurait dû fermer sa gueule. Peut-être qu’il aurait pu vivre plus longtemps. Joseph a sorti un minuscule revolver de sa poche et lui a tiré dans le genou droit. J’ai pas eu le temps de réagir, pas eu le temps de réaliser. Le bruit de la détonation et les gémissements d’Ahmed en état de choc, voila tout ce que je me bornais à capter autour de moi.

« Je supporte pas les balances, même quand elles travaillent pour moi. »

« Joseph, boss... »

« Une balance n’a pas de boss, juste des intérêts. Je vais devoir m’occuper de toi. »

Puis, le vieux s’est tourné vers moi, complètement tétanisé. 

« J’ai dit que tu pouvais partir. »

Je sais pas comment, mais j’ai ouvert la portière et suis sorti. Juste avant que je referme, j’ai eu le temps de voir le sang sur le cuir noir du siège, etAhmed se tenant son genou bousillé avec un regard de bête traquée, me suppliant du regard de l’aider.

Je suis rentré chez moi, et j’ai dégueulé tout ce que je pouvais dans les cuvettes des chiottes.

 

J’ai passé les heures suivantes à tourner en rond dans l’appartement, à réfléchir. J’étais encore vivant, Ahmed était mort. J’avais réussi à m’en sortir en mentant. Mais est-ce que Joseph m’avait cru, ou bien est-ce qu’il m’a laissé partir à dessin ? Pour voir ce que j’allais faire ? Merde. En y réfléchissant bien, c’était sûrement ça. J’avais pas le choix. J’étais dans le collimateur de Joseph.

J’ai commencé par me dire qu’il fallait que je fasse le mort. Si Joseph me surveillait maintenant, j’allais faire le gars qui n’a rien à se reprocher. Sur le coup, Darwin, c’est ce qu’il m’a semblé le plus sûr. J’ai commencé à me détendre, et je suis allé m’effondrer devant la télé. Faut avouer que les Anges, c’est tellement con qu’au moins tu ne penses plus à rien. Pile ce dont j’avais besoin. Mais à un moment, je me suis levé pour aller chercher un yaourt dans le frigo, et c’est là que les glaçons m’ont fait coucou derrière leur emballage plastique. Le stress est remonté en flèche. Et si Joseph décidait de fouiller l’appart pour confirmation ? En fait, la question était pas « si », mais « quand ». Joseph était pas né de la dernière pluie. Même si j’avais réussi à le baratiner, il pouvait pas être con au point de ne pas vérifier en envoyant des gros bras inspecter mes affaires. Est-ce que je pouvais mieux cacher les glaçons ? Il faudrait que je sorte avec. Mais c’était des glaçons, il faudrait que je prenne une glacière au moins, au cas où les capsules de refroidissement lâchent. Du matos bien visible. Tu parles de faire le mort ! Dès que je sortirai de l’immeuble avec un gros sac à dos je serai grillé. Alors, c’était soit rien faire et attendre qu’on trouve les glaçons dans le frigo, soit partir d’ici. Merde, partir d’ici. Quelle galère. J’allais devoir tout planter là et aller je sais même pas où, avec le peu de tunes que j’ai. 

Je me suis mis dos à la porte, la tête dans les bras, en position foetale de sécurité. J’étais pas millionnaire, j’avais été vigile en boîte de nuit. Changer d’identité, de pays, aller ailleurs, c’était juste impossible. Putain de glaçons de merde !

Et c’est là que j’ai eu l’idée. Ces machins sont de la drogue. Si j’arrivais à savoir ce que c’était, ou tout simplement si j’arrivais à en vendre, il y avait moyen de me faire un peu d’argent en chemin. J’en avais qu’un sac, mais étant donné ce que je savais déjà de toute cette affaire, c’était pas quelque chose qui courait les rues. J’avais en tout et pour tout cinq tablettes de vingt glaçons. J’avais de la marge. Au pire, même si j’arrivais pas à savoir ce que c’était, je pouvais toujours prétendre que c’était de l’ice. Les camés n’y verraient que du feu.

J’allais devoir partir et emporter avec moi ces glaçons, histoire d’avoir de plus grandes chances de survie. Et ensuite ? Comment me barrer ? À pied ? Impossible, on allait me choper. Si Joseph avait placé des surveillants dans la cour de l’immeuble, je pouvais peut-être voler leur caisse ? Mais ça, c’était à condition de les dégommer d’abord. Voler une autre caisse ? C’était un coup à se mettre la police très rapidement sur le dos. Ce qui était sûr, c’est qu’il allait falloir que j’agisse rapidement. J’avais peut-être un jour ou deux avant qu’on ne frappe à ma porte. Pas plus.

J’ai ensuite repensé à Laurent. Je me suis souvenu de notre conversation chez lui. Finalement, j’avais peut-être un endroit où aller. Il allait falloir aussi que je le contacte.

J’ai passé une nuit blanche à tout mettre au point, et à l’aube, j’avais un plan qui tenait à peu près la route.

 

Le plus dur à faire, c’est les premiers pas, après ça vient tout seul. Ouais, en fait c’est des conneries. Tout est dur, dur à s’en fracasser la gueule sur le ciment. Le départ est un déchirement. Tu vois encore ce que tu quittes. Tout est là pour te retenir, comme s’il te suppliait de ne pas le laisser en plan. Merde, putain de merde. Lâche-moi saloperie. Tu crois que j’ai le choix ? Tu crois que j’ai envie de partir ? J’étais bien là. J’ai pas voulu tout ça. Laisse-moi, arrête de me casser les couilles ! Ouais, c’est avec la rage au coeur que je suis parti de mon appart’, Darwin. La rage de vivre. La rage de devoir quitter ce à quoi je suis attaché. La rage contre ceux qui m’ont forcé à faire tout ça, morts comme vivants. Et après ? On croit que c’est plus simple. On croit que les choses s’enchaînent. Ouais, c’est sûr ça s’enchaîne. Une chose en amène une autre. Mais tu sais pas jusqu’où et quand ça va s’arrêter. Est-ce que je vais crever avant de retrouver une situation stable ? Est-ce que je vais vivre pour voir ce jour arriver ? Qu’est-ce qui va se passer ? Tu ne sais rien. Tu te sens impuissant. Tu vois les événements se précipiter, les occasions et les malchances arriver. Mais tu contrôles rien. Tu saisis les coups de chance. Tu subis la malchance.

Ouais Darwin, maintenant je comprends ce que ressentent les réfugiés du monde entier. Les Syriens, bordel. Je suis un Syrien ? Non. Je suis pas un réfugié politique. Je ne fuis pas mon pays. Pas encore. Mais comme eux, je fuis la mort. Je fuis la possibilité de mourir. Je fuis pour pouvoir vivre un jour de plus. Un jour de plus sur cette Terre. Je guette la voiture aux vitres teintées à bord de laquelle surgira tout un contingent de porteurs de mort, armés jusqu’aux dents, venus me faire la peau. Les Syriens, eux, guettent l’avion ou le drone, ou le tank qui viendra anéantir le peu qu’ils ont encore. Ouais, tous ceux qui fuient dans ce monde se ressemblent.

Mais davantage qu’un Syrien, moi, j’ai de la chance Darwin. Moi, j’ai pas de famille. Je suis seul. La merde me touchera, et ce sera tout. Personne qui ne m’est cher ne sera impacté. Tout le monde s’en fichera que je crève. Le Syrien craint pour lui et pour sa famille. Un jour où il fait pas gaffe, il tournera la tête deux secondes, et pendant ce laps de temps, une bombe aura pulvérisé sa maison, sa femme, ses parents, ses six enfants dont un d’à peine trois mois. Et si c’est lui qui crève, ce sera sa famille qu’il laissera dans la merde.

Ouais Darwin. Je me dois de relativiser. Certains vivent un enfer pire que le mien. Et pourtant. Tous les enfers se ressemblent. Seule l’intensité de l’horreur varie. La forme reste la même. La souffrance est la même.

 

Je suis parti de chez moi. J’ai réussi à voler le pick-up des gardes de Joseph. J’ai juste eu à attendre que ces connards se bougent pour aller fouiller chez moi. Ils devaient pas s’attendre à ce que j’aie les couilles d’aller leur voler leur véhicule sans surveillance. Ils avaient pas pris en compte le fait que j’avais plus rien à perdre. Quand il te reste que le choix entre la vie et la mort, tu sais Darwin ce que sera ton choix. Il n’y a pas d’hésitation. Ceux qui te disent qu’ils choisiraient la mort sont des connards qui croient que ça ne leur arrivera jamais. C’est une question d’instinct. Tu fais ce que tu as à faire pour survivre. Il faut vraiment être poussé profondément dans le désespoir pour vouloir se suicider, et le faire vraiment.

Et moi Darwin, j’ai la rage. Je vais buter ceux qui essayent de me buter. Je vais vivre.

 

À bord du pick-up, j’ai roulé toute la nuit vers le sud. L’objectif était de s’éloigner le plus rapidement possible de la région parisienne. Laurent et moi, on avait ébauché un plan dans ce genre de cas : une planque à peu près sure. Ce serait pas le grand luxe, mais au moins j’aurais de quoi souffler quelques temps histoire de voir où aller ensuite, et quoi faire. 

Je suis arrivé dans les faubourgs d’Orléans, la patrie d’origine de Laurent. Il y a encore de nombreux contacts, et l’un d’entre eux est le proprio d’une ancienne ferme abandonné dans la campagne environnante. C’est là que je me suis dirigé. C’est là que je t’écris ces lignes. Il n’y a pas d’électricité. Je me chauffe à la couverture chauffante de survie. J’ai avec moi des boîtes de conserve achetées à la va-vite dans une supérette du coin. Je bois des canettes de Coca, le sucre m’aide à cogiter. J’ai aussi une bouteille d’eau, au cas-où. J’ai payé en liquide. Pendant quelques temps, il faut que j’évite la carte bleue. J’ai pas beaucoup de réserves. Bientôt j’aurais besoin d’argent. Il va falloir que je trouve un moyen de vendre quelques glaçons. 

Je suis complètement éclaté Darwin. Ça va faire quatre jours que j’ai pas vraiment dormi, à part pour une ou deux heures bien agitées. Mais là, je pense que je peux me calmer. Je devrais être en sécurité pour quelques jours. J’ai un téléphone portable que je n’allume que de temps en temps pour économiser les batteries. Laurent me sert de vigie. Dès qu’il y aura du mouvement, il me préviendra par SMS. D’ici là, je peux me détendre un peu. Je dois, en fait. 

Il faut que je dorme. 

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