26 Combat inégal

Nous pouvons rentrer dès après demain.

 

   Après demain, ce sera déjà trop tard.

 

   Sous la chaleur écrasante des tôles, Edmond ne pouvait demeurer statique. Une abondante transpiration imprégnait peu à peu son t-shirt, mais il ne le remarquait pas. Sa peau avait encore l’odeur de la vase du port, et ce même après trois douches consécutives ; son esprit avait lui l’odeur de la cuisante défaite. « Nous devons finir ce que nous avons commencé. » La phrase d’Océane se répétait en écho dans sa caboche. Il aurait l’arrêter.

  Alors qu’il faisait les cents pas devant le bureau en plein milieu du hangar, Samantha, elle, aiguisait tranquillement son épée, frottant avec une pierre grise le fer coincée entre ses jambes. Sa fabuleuse lame n’en n’avait pas le besoin, mais ce geste était incroyablement relaxant. A part aux formes qu’il n’avait pas, la chaleur n’avait pas le même impact sur elle, et ne la gênait pas plus que ça. En observant son compagnon, elle ne put que sourire devant sa démarche irritée et cela redonna de l’entrain à sa tâche.

   La porte d’entrée grinça dans le silence relatif et Laurent apparu dans l’entrebâillement, au grand soulagement d’Edmond. Il accueillit le scientifique avec joie, lui serrant chaleureusement la main en posant l’autre sur son poignet.

   — Ravi que tu sois là !

   — Je vois ça, lui sourit Laurent derrière ses lunettes.

   Samantha arrêta son affutage et les rejoint ; elle fit une bise bien plus détendue à Laurent que la poignée de main ridicule d’Edmond.

   — Alors, où en est-on ? demanda Laurent.

   —J’ai-failli-attraper-Océane-hier-mais-elle-m’a-échappé-ils-préparent-quelque-chose.

   Laurent observa Edmond, absorbant et analysant le flot d’information qu’il venait de lâcher sans prendre le temps de respirer.

   — Qu’est ce qui te fait dire ça ? demanda-t-il en se tenant le menton.

   Cette fois-ci, Edmond respira un grand coup avant.

   — Océane ! Avant de me lancer son naissain d’abeille, elle m’a dit qu’ils devaient finir ce qu’ils avaient commencé.

   — C’est-à-dire ?

   — Je ne sais pas.

   Laurent fit une moue, et semblait ne pas s’en soucier plus que ça. Edmond insista.

   — Nous devons les arrêter !

   Laurent esquissa alors un large sourire.

   — Qu’est ce qu’il y a ?

   — Non rien, dit-il en rigolant. Pendant un instant, j’ai cru être devant Rose. L’intonation était… identique.

   Il lui tapota l’épaule amicalement, et se dirigea seul vers l’ordinateur. Edmond se tourna vers Samantha.

   — C’est vrai ?

   Elle sourit à son tour.

   — Un peu !

   La chevaleresse aux yeux rouges lui tapota à son tour l’épaule, et rejoint Laurent. Edmond suivit après un petit temps de réflexion.

   — Qu’est ce que tu recherches ? demanda Samantha derrière l’épaule du scientifique.

   Laurent répondit tout en continuant de tapoter.

   — C’est inutile d’aller à leurs domiciles respectifs désormais ; ils n’y seront pas. Alors je regarde si l’un d’entre eux n’aurait pas un endroit refuge. Je cherche leurs noms dans des actes de propriétés.

   L’écran de l’ordinateur présentait un fichier complexe qui s’ouvrait en dizaines de codes, et une fenêtre donnait des images de divers lieux qui se superposaient.

   — Euh, c’est légal de faire ça ? demanda Edmond.

   Laurent se contenta de redresser ses lunettes sur son nez. Il tapota encore plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il saute de joie :

   — Bingo !

   — Tu as trouvé quelque chose ?

   — Yep ! Regardez.

   Laurent tourna l’écran vers eux et pointa du doigt une image comme il en avait l’habitude. Il s’agissait cette fois-ci d’un terrain comportant plusieurs bâtiments partiellement en ruine, dans un style typiquement normand.

   — Ernest possède un vieux corps de ferme à restaurer. La maison semble inhabitable en l’état. Un endroit parfait pour se cacher.

   Edmond se tint le menton où le grattaient quelques poils naissant qu’il avait omis de raser ces derniers temps. Samantha regardait par-dessus son épaule.

   — Ok ! On y va, finit par dire Edmond.

   — Maintenant ? s’étonna Laurent.

   — Le plus tôt sera le mieux, non ? Je ne dis pas qu’on va les arrêter, mais s’il y a possibilité qu’ils soient là-bas, autant le vérifier non ?

   Laurent acquiesçât.

   — Oui, c’est juste.

   Le visage de Samantha s’illumina d’un large sourire.

   De l’action !

   — Je vais revêtir mon armure, dit-elle d’un ton guilleret.

   — Et moi je vais chercher mon matériel, continua Laurent.

   Edmond resta en plan quelques secondes ; son esprit était étrangement calme, ce qui l’étonna lui-même. Il partit chercher à son tour son costume.

   

   La ferme se situait à trente kilomètres de Caen, en se rapprochant de la côte. Pour y accéder il n’y avait qu’un seul petit chemin sinueux de graviers qui les brinquebala au travers d’un petit bois non entretenu, où les arbres semblaient s’évertuer à pousser de travers. Le bois s’ouvrait vers un grand champ en pente douce au sein duquel se situaient les bâtiments en contrebas : la maison au toit bâché, un hangar aux pans de mur tombants et une immense serre qui, elle, semblait avoir reçu un entretient récent. A côté étaient garées trois voitures.

   Edmond s’arrêta avant la fin du chemin et cacha la supercinq à l’abri entre deux arbres. Avec Samantha, ils se préparèrent à s’approcher, laissant Laurent seul dans le bois touffu.

   Baissés, aussi discrets qu’ils le pouvaient au travers des herbes hautes et encore assez grasses pour la saison, Edmond et Samantha se faufilèrent jusqu’à la serre au coin de laquelle étaient garés les trois véhicules. Des voix s’élevaient à l’intérieur des parois de verre.

   — Nous devons agir au plus vite ; revenir en arrière n’est pas une option.

   Le timbre déterminé d’Ernest résonnait dans la serre.

   — Mais elle n’est pas dans son état normal !

   Edmond leva les yeux au dessus du capot d’une des voitures pour observer ce qui se passait au travers des vitres ; Océane était assise sur une vieille chaise en bois, menton sur la poitrine ; derrière elle, des abeilles tournaient en décrivant un huit.

   — Ils l’ont retrouvé, c’est tout. Elle a eu peur.

   Ernest se tourna vers elle.

   — Tu es prête à en finir ?

   Samantha imita Edmond, la plume de son casque dépassant largement au dessus de la voiture qui la cachait. Sans les masques, ni le sang qui barbouillait leurs visages, ils distinguèrent pour la première fois le faciès d’Ernest et de Corentin. Le premier avait tout de l’homme banal, de l’enseignant chercheur lambda. Maigre, ne possédant que quelques cheveux en périphérie du crâne et avec une paire de lunettes rectangulaires posées sur le nez ; Corentin était nettement plus agréable visuellement ; grand, musclé, il avait les cheveux sombres et des yeux marrons clair, aux nuances changeantes. Sa barbe de trois jours ne faisait qu’accroître son charme. Edmond observa les alentours. Un grand chêne, un arrière bâtiment derrière la serre. Il n’y avait qu’une entrée devant, et une porte délabrée à l’arrière. Peu d’échappatoires. Ils se regardèrent avec Samantha, et cette dernière pointa le chêne du doigt, lui murmurant une suggestion à l’oreille ; Edmond acquiesçât.

 

   Après un long silence, Océane répondit un oui timide de la tête.

   — Ok. Alors finissons-en tant qu’on le peut, ajouta Ernest. Tu as les bidons d’acides ?

   — Ils sont…

   Corentin s’arrêta. Ils avaient tous entendu un bruit.

   — Qu’est ce que c’est ? demanda Ernest en observant autour de lui entre les différents végétaux qu’englobait la serre.

   La porte d’entrée grinça, les faisant sursauter. Edmond rentra en toute décontraction. Océane se leva d’un bond, Ernest et Corentin se mirent en position d’attaque. Déjà, des cloportes et des rats envahirent l’espace, mais Edmond portait particulièrement son attention sur les abeilles. Personne ne parla pendant un moment.

   — Que veux-tu ? finit par demander Ernest.

   — Que vous stoppiez tout de suite ce que vous projetiez de faire.

   Ernest rigola faussement. Il ouvrit ses bras maigres en l’air, dans un geste très théâtral, et commença un dithyrambe :

   — Tu ne comprends pas. Cette société… ces gens. Pour se faire de l’argent, ils sont prêts à presser la terre pour en extirper les dernières gouttes de son jus. Ils vont la détruire juste pour le profit. Le profit, encore et encore. Il faut les stopper. Crois-moi. Et on aura besoin de toute l’aide possible. Rejoins-nous, combattons-les.

   Edmond regarda le sol, réfléchissant, gardant un certain suspens dans l’air aphone. Puis il releva la tête, en n’exprimant aucune émotion.

   — Que tu aies raison ou tord, répondit-il, cela ne changera pas au fait qu’il est de mon devoir de t’arrêter. Vos méthodes ne sont pas les bonnes ! Vous avez tué quelqu’un !

   Océane sembla se liquéfier en entendant cela, sa peau adoptant la blancheur d’un linge. Ernest toisa du regard Edmond, méprisant.

   — Tu es stupide. Nous avons tué ce sale rat pour sauver toute la population. Ce que nous avons fait est ce qu’il fallait faire.

   Une ombre se dressa dans le soleil lumineux. Au dessus d’eux, les branches de l’énorme chêne bougèrent étrangement, d’autant plus qu’il n’y avait aujourd’hui pas un poil de vent.

   Le plan de Samantha avait marché, Edmond avait réussi à détourner leur attention pendant qu’elle grimpait à l’arbre à l’aide de sa formidable armure. Elle bondit de sa branche, traversa le plafond de verre et atterrit pile-poil sur Ernest, qui tomba lourdement à terre ; Samantha se releva d’un bond, épée en jouc ; en face d’elle, Océane avait engagé une position d’attaque, les abeilles bourdonnant furieusement au dessus ; le corps de Corentin commençait à se couvrir d’arthropodes ; avec Edmond devant, Samantha derrière et leur chef à terre, E.C.O. était prise à la gorge.

   — Rendez vous maintenant avant qu’il n’y ait d’autres blessés, demanda poliment Edmond, cette fois-ci menaçant avec son bâton.

   Corentin le regarda ahuri ; Océane avait cette mine froide, sans vie qu’elle avait lorsqu’elle devait attaquer Edmond. La menace venait d’elle. Il fallait la convaincre rapidement, avant qu’Ernest ne reprenne ses esprits.

   — Océane, il est encore temps de tout stopper. Tu pourrais retrouver ta vie d’avant !

   — Ne l’écoutes pas Océane, il ment ! Notre vie ne sera plus jamais comme avant ! Nous sommes allez trop loin ! répondit Corentin dont les yeux fixaient la lame de Samantha, aux aguets du moindre mouvement. Il ne ployait pourtant pas et recouvrait peu à peu son corps de petits crustacés, devenant noir d’encre. Océane avait la tête baissée, les yeux rougis. Les abeilles virevoltaient nerveusement au dessus d’elle.

   — Non Corentin… cela me ronge, répondit-elle avec froideur.

   Océane baissa les bras, et les abeilles semblèrent vaquer à de nouvelles occupations, sortant les unes après les autres de leur cercle. Océane leva la tête, et vit le visage du jeune homme masqué décocher un sourire. Elle fit un pas en avant, se rapprochant de lui, sous l’œil médusé d’un Corentin qui continuait de se couvrir de cloportes. Edmond tendit sa main vers elle, et Océane se mit à sourire, d’un sourire soulagé, et tendit à son tour sa main.

   SLASH !

   Un énorme rat mordit Edmond au poignet, lui faisant pousser un cri de douleur, déclenchant par inadvertance une onde qui se brisa entre les jambes d’Océane, envoyant une poussière terreuse aux alentours. Océane se recula d’un pas de peur, entraînant le retour des abeilles dans un bourdonnement nerveux. Ernest s’était relevé.

   — Océane, es-tu stupide ou bien ? A quoi bon tous ces sacrifices serviraient si on ne réussit pas ?

   Ernest s’essuya le visage, les yeux froids de détermination.

   — Ce qui te ronge te rongera encore plus si le but n’est pas atteint. Tu auras cela en plus sur la conscience.

   — Je… je…

   Et tout ce passa en un éclair. Ernest et Corentin envoyèrent une armée de rats et de cloportes sur Samantha, qui tomba à la renverse. Les deux partirent en courant, et avant qu’Edmond ne puisse les poursuivre, Océane envoya un mur d’abeilles pour le bloquer dans sa course. La manœuvre fonctionna et Edmond dû attendre que le mur s’estompe pour porter secours à Samantha. Il débarrassa la chevaleresse des derniers parasites qui l’incommodaient, à coup d’ondes bien placées, puis tendit sa main pour la relever, faillant s’écrouler sous son immense poids. Regardant au fond de la serre où s’étaient échappés les trois membres d’E.C.O, il exulta :

   — Ça ne va pas être comme cela à chaque fois !

   — On les pourchasse ! répondit Samantha pleine de détermination. Il faut au moins que l’on en attrape un !

   Edmond baissa la tête en signe d’approbation.

  — Tu as raison, dit-il, je m’occupe d’Océane. Choisit l’un des deux autres !

   Samantha baissa le casque, et levant son épée qui s’illumina au soleil, partit comme une furie sur les traces des fuyards. Les trois membres d’E.C.O s’étaient séparés en pate d’oie quelques mètres plus loin ; les pas d’Océane facilement reconnaissable à l’Ouest, par leur petitesse ; au milieu, ce devait être Ernest, car les empreintes étaient exempt de cloportes, contrairement à celles situées les plus à l’Est. Samantha hésita un instant, pour finalement emprunter la voie de droite, se disant que l’homme aux cloportes ferait sans doute une proie plus facile. Les traces rejoignaient rapidement l’extérieur, Corentin étant passé à travers une fenêtre qu’il avait brisée. Portant sa main au dessus des yeux à la manière d’une visière, Samantha l’aperçut courant au loin vers l’horizon, la mer. La chevaleresse se gorgea de soleil, et utilisa la puissance de son armure pour rattraper son fuyard. La distance qui les séparait était conséquente, et ce ne fut que lorsque Corentin atteignit la lisière du pâturage que Samantha le rattrapa. Le champ donnait sur une sorte de crique totalement déserte ; l’endroit, bien qu’incroyablement bucolique, était difficile d’accès par ailleurs. Samantha retrouva sur le sable l’homme aux cloportes qui, à son grand étonnement, s’était stoppé, inerte, regardant la mer qui ronflait en cassant ses vagues sur l’estran, dans un calme reposant. Plus aucune bestiole ne recouvrait son corps, ses poings étaient serrés contre lui. Il ne se retourna pas quand les pas de Samantha crissèrent dans le sable fin. Ce sol meuble était un calvaire avec l’armure, et il lui semblait impossible d’utiliser correctement son pouvoir dessus. C’était une chance que Corentin ne bouge plus. Elle pointa son arme vers lui.

   — Cela suffit maintenant ! Rends-toi où j’utiliserai la force !

   Corentin ne se retourna pas, n’ayant cure de sa poursuivante. Observant son visage des trois-quarts arrière, Samantha fut surprise de voir un sourire malsain se dessiner sur son visage.

   — Certainement pas, ricana-t-il enfin.

   Samantha resta stoïque, relâchant quelque peu sa position d’attaque.

   — Ne fait pas le malin, contrairement à mon compagnon, te blesser ne me gênerai point !

   Corentin ria de plus belle.

   — Tu n’as pas compris, je crois. Tu es rentrée dans mon domaine. Tombée dans mon piège. Ici, sur ce sol, tu ne peux rien contre moi.

   Samantha resta sans voix. Son ennemi bluffait-il ? Aucun parasite ne se trouvait autour d’eux.

   — Tu mens ! Aucun insecte à l’horizon, tu es fait comme un rat !

   Elle fit un pas en avant, s’apprêtant à en finir. C’est alors que Corentin se retourna, toujours son sourire malsain aux lèvres, qui s’étirait de plus en plus.

   — Je ne contrôle pas les insectes, répondit-il avec détermination. Ce sont les crustacés que je contrôle !

   Corentin ouvrit grand les bras ; le sable trembla autour d’eux. Des centaines de milliers de crabes, de toutes tailles, d’araignées de mers, de puces et d’autres crustacés émergèrent du sol, arrivèrent de la mer, par vagues entières, un flot immense qui ensevelit Samantha en quelques secondes, sans qu’elle ne puisse rien faire, l’empêchant de bouger, de se débattre ; ils recouvrirent son casque, l’aveuglant, et elle lutta comme une démente, sans grand résultat. Le sol se fit plus meuble sous ses pieds, et elle sentit le sable la happer, la pression des grains appuyant de plus en plus sur son corps. En dernier instant de conscience, elle respira un grand coup et leva son arme en l’air. La pression se fit alors trop forte pour qu’elle ne puisse bouger ; coincée, elle était désormais enterrée de la tête aux pieds.

 

   Les traces d’Océane n’allaient pas bien loin, et Edmond ne prit même pas la peine de courir ; elles l’emmenaient à l’arrière de la serre, dans la grange délabrée dont le toit comportait des trous béants laissant passer de grands halos de lumières, visibles sous forme de poussières tournoyantes. Edmond se faufila à travers la porte entre-ouverte qui ne tenait plus que sur un seul gond. Sous un des rayons de lumière, au fond de la grange, il aperçu Océane, son allure triste, son regard morne. Cette fois-ci, il garda une certaine distance.

   — Océane.

   Elle sursauta encore.

   — Va-t’en ! Je ne te veux pas de mal ! dit-elle entre colère et tristesse.

    Edmond déposa de nouveau son arme à terre et s’approcha doucement.

   — Je sais Océane, je sais ; et moi non plus je ne veux pas te faire de mal. Tout ce que je veux c’est te sortir de cette mascarade.

   — C’est impossible. C’est fini pour moi, je dois terminer ce que l’on a commencé. Ernest a raison, nous sommes allez trop loin pour abandonner maintenant.

   — Ernest est complètement fou ! Mais toi, Océane, il te reste de l’espoir !

   — De l’espoir ?

   Son regard se fit glacial.

   — DE L’ESPOIR ? Et c’est ERNEST QUE TU TRAITES DE FOU ?

   Elle lança une sorte de vague avec son bras, et un disque composé d’abeille fila furieusement vers Edmond, qui l’esquiva de peu en se baissant. Les abeilles firent demi-tour et tournoyèrent au dessus d’Océane. Le cœur d’Edmond battit à tout rompre.

   — J’ai tué quelqu’un espèce d’idiot ! Plus aucun n’espoir ne m’est permis. Et d’ailleurs, je ne vois pas ce qui me retient de faire une autre victime désormais !

   Edmond déglutit.

   Mauvaise stratégie.

   Il ouvrit son bras couvert de son propre sang, calmant son esprit, essayant d’apaiser son adversaire.

   — Ne t’énerve pas. Je ne suis pas policier. Aucun de nous ne l’est. Nous ne sommes pas le gouvernement, notre seul but et de protéger les populations. Je sais qu’au fond tu cherches à faire la même chose. Mais on peut le faire autrement.

   Edmond tendit son bras ensanglanté vers elle, malgré la douleur, l’invitant à la rejoindre. Océane ne bougea pas, les abeilles au dessus d’elles tournèrent en gazouillant gentiment. Edmond fit un pas en avant, puis deux, puis trois. Océane ne bougea toujours pas. Elle porta le dos de ses mains à ses yeux, essuyant ses larmes. Relevant la tête, elle fit s’arrêter Edmond, qui n’était plus qu’à trois mètres d’elle. Elle le scruta avec une certaine curiosité, presque une tendresse.

   — Vous… Vous  les empêcherait de faire leur poison ?

   Edmond resta coi. Que lui dire ? Mentir n’était pas dans sa nature.

   — Ce n’est pas prévu. Pas à ma connaissance en tout cas.

   Elle rigola, d’un rire nerveux.

   — Comment comptes-tu nous sauver alors ?

   — Je ne sais pas…

   Elle serra les poings, et les abeilles reprirent de la vitesse.

   — Je suis désolée alors, l’onde de choc. Je dois le faire. C’est moi qui vous sauverai.

   — Non !

   Les abeilles tournoyèrent autour d’Océane comme une tempête ; mais Océane n’était qu’à deux mètres d’Edmond ! Tant pis, il tendit le bras, et sa main traversa la tornade d’insectes, puis il passa la tête au travers. Océane se trouvait au cœur du cyclone, et ouvrit de grands yeux étonnés en voyant la détermination d’Edmond. Ce dernier vit un instant l’hésitation dans ses yeux, l’envie, l’espoir.

   — Océane, arrête ! supplia-t-il.

   Les paupières de la jeune femme se fermèrent, et la tornade se disloqua. Mais seulement pour que toutes les abeilles se réunissent et recouvrent le corps d’Edmond. Des milliers, des millions. Elles pesaient extrêmement lourd, lui donnaient extrêmement chaud, l’empêchaient de respirer. Un vent de panique brûla ses entrailles, sa gorge s’assécha, et sa respiration saccadée amena un bourdonnement dans sa tête qu’il ne sembla plus maîtriser. Son arme était trop loin, il n’avait pas d’échappatoire. Il n’avait plus qu’à attendre ; partirait-il sauf, où finirait-il ici ?

   Et il pensa à Lucie.

   Cette pensée réchauffa son cœur, revigora son esprit. Il n’avait pas son arme en main mais il avait tout de même l’impression de la ressentir. La chaleur qui normalement picotait ses poignets se propagea dans tout son corps, baignait ses veines d’un sang nouveau. La sensation était telle que c’était comme s’il se trouvait sous un rayon de soleil, en pleine canicule. Ses poils se hérissèrent, et la vague de fourmis qui emplissait ses vaisseaux sanguins sembla vouloir s’échapper de son corps. Il souleva ses bras, malgré le poids des milliers d’abeilles cumulées, jusqu’à viser le ciel. Alors, sans vraiment savoir pourquoi, il se mit à crier. De son  propre corps jaillit une onde, qui repoussa toutes les abeilles autour de lui, dans un rayon d’un mètre. Il ouvrit les yeux : une aura sphérique tournoyait autour de lui, entraînant la poussière aux alentours qui la rendait visible. Cette sphère de protection resta là, et l’accompagna quand il fit un pas, empêchant la moindre abeille d’entrer en contact avec lui. Edmond ouvrit ses paumes de main, ressentit les picotements décuplés, s’étonnant lui-même de ce qu’il venait de créer. Les abeilles sortirent du bâtiment, laissant Edmond seul avec sa sphère. Puis la fatigue le submergea, l’onde qui le protégeait disparut tout aussi subitement, et il tomba au sol sur les genoux. La douleur qu’il ressentit dans sa boite crânienne fut-elle qu’il vit blanc pendant plusieurs secondes et qu’un sifflement strident lui coupa l’audition. Il retint un haut-le-cœur, et reprenant son souffle, s’efforça de se relever.

   Dehors, il n’y avait ni trace de Samantha, ni d’un seul des membres d’E.C.O. Tous avaient disparu.

   Pas un franc succès.

   Titubant encore un peu, Edmond se dirigea à l’orée de la forêt, rejoignant Laurent et espérant y retrouver Samantha avec une prise. Il retira son masque qui le gênait, sa tête lui faisant atrocement mal, et c’est dans la douleur qu’il rejoignit la supercinq.

   — Ça va Edmond ? demanda Laurent. Tu as une mine épouvantable !

   Edmond s’appuya sur la supercinq, et retenu encore un haut-le-cœur. Mais pas le troisième. Laurent s’approcha pour l’aider mais Edmond fit un signe de main pour l’empêcher.

   — Ça va, ça va… balbutia-t-il.

   Il essuya sa bouche d’un revers de la main.

   — J’ai seulement découvert une nouvelle facette de mon pouvoir.

   — Ah ?

   Edmond expliqua brièvement ce qui s’était passé dans la grange.

   — Fascinant, s’exclama Laurent en se frottant le menton. On devra en parler à Rose. Ton pouvoir s’améliore.

   — Cela ne m’a pas empêché de laisser échapper Océane. Je n’ai pas pu la retenir.

   Laurent lui tapota l’épaule pour l’encourager.

   — Peut-être que Samantha a eu plus de chance. Où est-elle allée ?

   Edmond le regarda hébété.

   — Je pensais qu’elle était là.

 

   Les traces qui partaient du bâtiment menaient jusqu’à la plage. La mer commençait à descendre, et Samantha était introuvable. Ses empruntes profondes dues au poids de son armure s’arrêtaient inexplicablement à la lisière du champ.

   — Où est-elle passée ? s’inquiéta Edmond.

   Laurent haussa les épaules, n’en sachant pas plus.

   — Samantha ! SAMANTHA ! commença à crier Edmond sur la plage.

   Laurent observa les alentours, investiguant sur le moindre détail. Les pas qui disparaissent. Des sillons formant d’étranges signes sur le sol. A part si un hélicoptère l’avait embarqué en silence, Samantha ne pouvait être loin. Edmond faisait les cents pas sur la plage, appelant la chevaleresse dans toutes les directions. Laurent s’agenouilla, inspecta le sable en prenant une poignée dans sa main. Il revint sur les dernières traces de pas de Sam, tourna sa tête de quelques degrés. La moitié d’un pas était encore visible, effacée par un petit monticule, comme si le sable s’était soulevé. En y regardant de plus près, il semblait que le sable avait été remué dans la zone. Laurent attrapa son sac dans son dos, et en sortit une sorte de petite boite métallique munie d’une longue antenne qu’il déplia. Il commença alors à passer en revue la plage, antenne vers le sol, dans le « bip-bip » régulier que produisait la machine. Edmond appelait toujours Samantha dans chaque recoin, et s’arrêta lorsqu’il entendit les alertes sonores s’approcher de lui.

   — Qu’est ce que c’est ? demanda alors Edmond à propos de la petite boite métallique.

   — Détecteur de métal portatif, répondit Laurent.

   — Quoi ? Tu penses que Sam est…

   — Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.

   Laurent scruta quelques mètres carrés de sable, et les bips se rapprochèrent, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un son aigüe et continu.

   — Sam est en dessous ! s’exclama Edmond soulagé.

   — Oui, ou bien il s’agit d’un obus de la seconde guerre mondiale.

   Edmond n’entendit pas la remarque et avait déjà sauté à genoux sur la plage, creusant le sable de ses mains malgré la douleur cuisante de son bras, oubliant par ailleurs sa migraine. Laurent s’agenouilla à côté de lui et creusa avec lui. Au bout d’une trentaine de centimètres de sable enlevé, Edmond se coupa méchamment la paume de main sur un objet pointu.

   — Aïe ! Mais qu’est ce que c’est que ça ?

   Laurent enleva précautionneusement le sable autour, révélant un bout de métal d’argent reflétant d’un halo bleu-doré au soleil.

   — C’est l’épée de Samantha !                                       

   Laurent redoubla d’effort pour dégager le tour de l’épée, arrivant jusqu’à la main gantée de Samantha qui tenait la poignée en l’air. Aidé par Edmond qui faisait ce qu’il pouvait de son côté avec son seul bras gauche, ils atteignirent au bout de plus d’une heure le casque de leur compagnon d’infortune. Samantha sembla alors reprendre conscience, relevant la tête, regardant ses amis.

   — Ça va Sam ? demanda Edmond. Tu n’es pas blessée ?

    Au travers de son casque, la chevaleresse lança un regard de dépit.

   — Juste à l’égo. A part ça, ça va.

   — Tu peux bouger ? demanda Laurent.

   Samantha gigota seulement son bras muni de l’épée.

   — Non, je ne le puis encore.

   — On va continuer de te dégager alors !

   — Merci les amis.

   Il leur fallut encore plusieurs heures pour dégager assez Samantha afin qu’elle puisse se libérer d’elle-même. Le soir tombait alors sur la mer. La jeune fille enleva son casque, libérant ses cheveux plats qui cascadèrent sur ses épaules, et observa le trou d’où elle venait de s’extraire, y cherchant un pan de sa dignité.

   — J’ai sous estimé cet adversaire. Il voulait m’enterrer là. Il voulait ma mort.

   — Oui, je crois qu’ils sont prêts à tout pour arriver à leur but, répondit Edmond avec mélancolie.

   — Tu n’as pas réussi toi non plus ?

   Edmond pivota la tête horizontalement.

   — Océane est plus difficile à convaincre que je ne le croyais.

   Il voulut faire un geste du bras, mais cela lui provoqua une douleur qu’il reteint en sifflant dans ses dents.

   — Tu es salement blessé Edmond, s’inquiéta Samantha.

   Elle lui prit alors délicatement le bras et observa ses blessures. Elle y apposa sa paume, et la chaleur qui en émana sembla apaiser quelque peu la douleur.

   — Comment tu… ?

   — Un peu du pouvoir de l’armure se diffuse dans mon corps. J’ai toujours su faire ça. Je crois ?

   Edmond lui lança un regard intéressé.

   — Bon à savoir.

   La chevaleresse observa une nouvelle fois ses plaies, et fit bouger le bras d’Edmond sans forcer. Il l’a remercia d’un large sourire. Ils regardèrent la mer tandis que Laurent rangeait ses affaires et sortait trois lampes-torches. Le calme reposant de l’écume apporta un élan de sagesse.

   — Nous ne pouvons continuer seulement tous les deux, Edmond, lui dit Samantha.

   Il hocha la tête d’approbation.

   L’absence de Rose ne s’était jamais autant fait ressentir.

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