24. Etats d'âme

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonsoir à tous ! Merci d'être toujours là, le trajet est encore long !

Précédemment : Ada a fait avoué à ses frères leur projet et a tout confié à Clane. Clane a fait une croix sur Bann et trouvé un nouveau prétendant. Bann et Mevanor sont partis au gouffre. Ada a raconté toute la vérité à ses parents et ces derniers l'ont punie.

Petite question, est-ce que les rappels sur ce qui s'est passé précédemment sont utiles ou pas ? (est-ce que vous les lisez déjà ou est-ce que je m'embête pour rien haha ?)
Merci à ceux qui donneront leur avis ! Bonne lecture :)

Chapitre 6 : La rumeur

 

Etats d’âme

 

— Un bouquet pour la demoiselle ?

Clane leva les yeux vers la marchande qui s’était approchée d’elle et secoua la tête pour signifier qu’elle n’était pas intéressée. La vieille femme, deux énormes paniers fleuris accrochés à chaque bras, marmonna une grossièreté, s’éloigna d’un pas lent dans l’allée et disparut dans la foule du quartier Nott.

Les jours commençaient à s’allonger et à apporter l’agitation des soirées printanières, en particulier près des tavernes où les rires des habitués se mêlaient aux relents d’alcool. Des adolescents vadrouillaient, un air comploteur sur le visage, comme Rohal, Bann et Demka autrefois. Des paysans profitaient de la fin de journée pour se détendre autour d’une bière. Des enfants gambadaient et bousculaient des mères de famille qui les regardaient sévèrement. Un peu plus loin, un garçon maladroit embrassait timidement une jolie blonde. La fête du Soleil approchait, les couples fleurissaient dans tous les quartiers. Et Clane, debout devant l’entrée de la taverne où elle devait rencontrer Ada, trouvait le temps long.

Moins d’une sizaine s’était écoulée depuis la fête du Vent. Avant l’horrible massacre, à force de cajoleries et d’insistance, la jeune femme avait réussi à convaincre son amant de la demander en mariage. Mais l’attaque des rapaces avait tout gâché et son fiancé n’avait pas pu officialiser la demande auprès des prêtresses. Tant qu’elle ne tiendrait pas le papier du temple dans ses mains, Clane ne voulait pas s’emballer ; à tout moment, la famille de son prétendant pouvait apprendre leur liaison et les empêcher de se marier. Alors, pour le moment, elle gardait le secret. Encore cinquante-six jours avant la fête du Soleil, cinquante-six jours pendant lesquels il faudrait mentir à Ada et faire semblant de toujours compter sur Bann pour se faire courtiser.

Enfin, son amie apparut dans son champ de vision. Les prunelles rivées au sol, la mine sombre, elle traînait des pieds entre les habitants qui se pressaient. Clane grimaça. Elle connaissait bien cette attitude. Que s’était-il passé cette fois-ci ?

— Je peux pas rester longtemps, j’ai même pas le droit de sortir, lâcha la jeune fille en arrivant à sa hauteur.

Elle prit Clane par le coude et l’entraîna dans la taverne.

La clarté de la pièce dans laquelle elles pénétrèrent contrastait avec la pénombre qui s’était installée dans les rues pendant que la meunière attendait. Contre le mur de gauche de la salle, deux marmites de ragoût au miel mijotaient. L’odeur de cuisson de la viande emplissait les lieux d’un appétissant fumet qui rappela à Clane qu’elle n’avait rien mangé de la journée. Un peu honteuse, elle toussota pour dissimuler les grondements de son ventre, mais son amie était trop absorbée à leur chercher un endroit où se poser pour remarquer sa faim.

Quatre grandes tables et une cinquantaine de chaises, presque toutes occupées, remplissaient l’essentiel de l’espace. Presque aucun client ne venait du quartier Kegal, elles passeraient certainement inaperçues. Elles finirent par repérer deux places libres à l’écart des autres, dans le fond de la pièce, qu’elles investirent rapidement. Le visage à moitié dans la pénombre, Ada semblait morose. Elle tripotait silencieusement une mèche de cheveux qui lui tombait sur les joues. Après un petit moment, une serveuse s’approcha pour prendre leur commande. Quand elle arriva un peu plus tard avec deux chopes de bière, les deux amies n’avaient toujours pas échangé un mot.

— Ça n’a pas l’air d’aller, qu’est-ce qu’il se passe ? s’enquit Clane pour briser le silence qui s’était installé.

Ada poussa un long soupir.

— Mes parents m’ont interdit de sortir parce que j’ai menti pour mes frères.

— Alors ça y est ? Ils sont partis ?

Son amie hocha la tête d’un mouvement si désespéré que Clane n’osa pas insister, alors que la curiosité lui brûlait les lèvres. Ada se referma aussitôt dans son mutisme, ce qui commença à agacer la meunière. Pourquoi lui avoir demandé de la rejoindre devant cette taverne si elle n’avait pas l’intention de faire la conversation ?

— C’est ta punition qui te rend si triste ou il y a autre chose ? continua finalement Clane, un peu malgré elle.

Elle n’avait pas envie de discuter des malheurs d’Ada. Elle aurait préféré lui parler de sa journée à elle, de ses préoccupations à elle. D’elle-même, Clane, et pas des Kegal. Juste pour cette fois. La jeune fille ne comprenait pas la chance qu’elle avait de grandir dans une famille avec deux parents pour la choyer, deux frères pour se confier.

Mais son amie la fixait avec des yeux si malheureux que la meunière sentit son cœur se serrer. Quand elle se comportait ainsi, Ada lui rappelait son père, seul depuis la mort de sa mère, qui errait parfois sans but dans le moulin, le regard vide. Et Clane ne supportait pas de les voir ainsi, ni l’un ni l’autre, car ils représentaient tout ce qu’elle avait. Alors même si elle était fatiguée, même si elle aurait aimé se changer les idées, elle décida de se taire et d’écouter. Encore pour cette fois.

— Je ne comprends pas trop où se trouve ma place dans tout ça, répondit Ada dans un nouveau soupir. Eux, ils ont un avenir tout tracé, ils savent ce qu’ils veulent. Moi…

La jeune fille marqua une pause puis éclata d’un rire sans joie avant de reprendre.

— La Grande Prêtresse m’a lu les cartes, aujourd’hui. Elle dit que je suis appelée à changer la Cité. Mais elle ne peut pas me dire comment. N’importe quoi ! Je n’ai pas l’étoffe d’un meneur, comme les parents ou même Bann.

— C’est un peu stupide, quand on y réfléchit, intervint Clane.

Son amie cligna plusieurs fois des yeux d’un air incrédule. La meunière s’empressa de continuer pour éviter tout malentendu.

— Pas toi, le fonctionnement de la Cité. Si des gens sont appelés à diriger, parce qu’ils en ont la capacité, l’envie ou parce que c’est la volonté des Dieux, alors pourquoi transmettre la gestion des quartiers uniquement aux premiers héritiers des familles en place ? Pendant ce temps-là, il y a des ouvriers aux champs ou dans des ateliers qui feraient sans doute un meilleur travail que certains administrateurs.

Clane se tut soudain. Un instant, elle avait oublié qu’elle ne se trouvait pas en compagnie de Rohal ou Demka, simples travailleurs sans avenir comme elle. Mais Ada ne venait pas du même milieu.

Pensive, comme si l’idée ne lui avait jamais effleuré l’esprit auparavant, sa jeune amie se grattait l’oreille. Elle prit une gorgée de bière puis haussa les épaules.

— Moi, de toute façon, je n’ai pas envie de diriger quoi que ce soit. Mais toi, tu ressembles plus à Bann que moi, tu pourrais devenir administratrice à ses côtés s’il n’était pas aussi borné. Si tu veux, je te donne ma carte.

Le front de Clane se plissa à l’évocation de l’aîné des Kegal. Devenir administratrice à ses côtés, oui, elle y avait longtemps songé. Longtemps rêvé. Elle pensa à l’homme qui lui avait offert le collier qu’elle portait autour du cou et plongea ses yeux dans ceux d’Ada. Non, même si elle avait été libre de le faire, elle ne pourrait pas lui parler de son fiancé. Son amie ne comprendrait pas.

— Je ne crois pas qu’on puisse faire ça, plaisanta-t-elle. Si les cartes et la Grande Prêtresse elle-même le disent, tu trouveras bien quelque chose. Peut-être que tu feras carrière dans l’armée. Raconte-moi tes autres prédictions !

— Le reste n’était pas plus clair. Apparemment, je vivrai un changement majeur et mes amis me trahiront ou bien des personnes que je n’aime pas deviendront mes amis. Quelque chose comme ça.

Clane approcha sa chope de ses lèvres pour masquer son embarras. Serait-elle celle qui trahirait la jeune fille ? Mais pour quelle raison ? Parce qu’elle ne lui révélerait pas son secret ou parce qu’Ada désapprouverait quand elle apprendrait la vérité ? Elle posa son verre sur la table et s’efforça de paraître enjouée.

— Avec les cartes, c’est toujours vague et énigmatique. Si ça doit arriver, ça arrivera, on verra bien à ce moment-là. En attendant, on ne sait même pas si tu dois en rire ou en pleurer, alors ça ne sert à rien de s’en soucier. D’ailleurs, je t’ai pas raconté ma conversation d’hier avec Demka !

Le détournement du sujet n’était pas subtil, mais Ada se laissa prendre à la discussion et sembla enfin retrouver le sourire. C’était sûrement ce dont son amie avait besoin ce soir. De se changer les idées.

Elles restèrent là un petit moment, à échanger les ragots du quartier, en prenant soin d’éviter de parler de Bann et Mevanor. Quand elles sortirent de l’établissement, les yeux de la jeune fille pétillaient, sous l’effet de l’alcool et aussi des fous rires qu’elles avaient partagés. Clane la raccompagna jusque chez elle où Ada se faufila par l’entrée de service après avoir vérifié que personne ne la regardait.

Dans le moulin, une bougie laissée à son attention brûlait de sa flamme vacillante sur la table de la cuisine. Elle traversa la pièce vide, froide et silencieuse, jusqu’aux chambres puis s’arrêta un instant devant la porte de celle de son père. Des gémissements entrecoupés de sanglots provenaient par l’entrebâillement. Le meunier pleurait, comme tous les soirs depuis la mort de sa femme. Clane ferma les yeux et alla se coucher sans un bruit.

Allongée tout habillée sur son lit à fixer le plafond, elle pensa à Ada et ses petits soucis de fille d’administrateurs. Elle aimait profondément son amie, comme une jeune sœur. Pourtant, elle avait parfois l’impression qu’elles vivaient dans deux mondes différents. Et, ce soir, Clane aussi aurait voulu se changer les idées, avoir une oreille à qui raconter ses malheurs. Mais Ada ne s’en était même pas rendu compte.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez