24 Décembre 1912

Notes de l’auteur : Et un deuxième pour la route!! (promis on revoit Marius bientôt <3) N'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ces deux chapitres un peu hors saison en ce doux mois de Mai!

24 Décembre 1912

 

Il règne dans la cuisine une atmosphère chaleureuse. J’entends Jean qui déchiffre du Bach dans le petit salon, le four dégage une aura brûlante dès qu’on passe près de lui et une odeur délicieuse de levure fraîche flotte dans l’air. La cuisinière a pris deux jours de congés pour passer les fêtes en famille, mes parents ont insisté pour, ils sauraient se débrouiller. En ce début d’après-midi paisible il n’y a donc que moi et Maman, affairées sur la grande table en chêne un peu abîmée. Je la regarde avec son joli tablier où un petit cheval rouge est brodé sur le plastron. D’un geste expert elle pétrit la pâte toute tiède, molle presque collante et rutilante de beurre frais. Ses grandes mains toutes fines semblent usées, chose surprenante chez une femme de riche chirurgien. Qui aurait pu lui reprocher ? Ma mère a une passion profonde pour le jardinage et ne supporte pas laisser notre cuisinière préparer seule tous nos repas. Intérieurement j’imagine aussi que cela est dû à sa vie d’avant, celle qu’elle a laissé en Suède et que nous ne connaîtrons sans doute jamais. Pour toute personne qui la côtoie, hormis mon père peut-être, son existence commence à Paris, Gare Montparnasse alors qu’elle sortait du train avec uniquement une petite valise de cuir, les cheveux blonds presque blancs dont seules mes petites sœurs ont hérité, grande et un peu trop mince pour pouvoir affirmer que son voyage s’était passé dans les meilleures conditions. Toute droit sortie d’un rêve du grand Nord. Voilà comment Papa aime la décrire la première fois qu’il l’a aperçu, un coup de foudre immédiat de son côté bien qu’elle ne l’avait même pas remarqué dans la foule de voyageurs. Il ne s’en découragea pas pour autant et lui fit une cour assidue chaque instant qu’il pouvait lui dédier. D’après Maman, il aura fallu un mois pour qu’elle sente naître, après la curiosité et la sympathie qu’il lui avait inspiré, l’amour, le vrai, le grand.

De sa Suède natale elle n’a ramené que peu de souvenirs : son tablier, un livre de conte en suédois « A l’Est du Soleil et à l’Ouest de la Lune» qu’elle nous lisait enfants, quelques recettes ancrées pour toujours dans sa tête, un petite baleine en ivoire, ses yeux bleus pâles presque gris comme un fjord en hiver et les prénoms de mes sœurs qu’elle prononce toujours tout doux du bout des lèvres, comme une formule magique.

De toute cette famille lointaine qui est tout de même aussi un peu la mienne je ne sais rien. Ses parents, si elle avait des frères ou des sœurs, ses amis, elle n’en parle jamais et j’ai vite compris qu’essayer de l’y pousser la replongerait dans ce chagrin mystérieux qu’elle enfouit tant bien que mal. De ce fait, elle parle très rarement Suédois, sûrement parce que cela ravive trop durement sa mémoire. Cependant, les soirs où elle est vraiment fatiguée, le français lui semble moins naturel et on entend revenir au galop d’un petit Cheval Dalarna son accent qui craque comme un bruit de glacier. Parfois, il lui arrive de me regarder rêveuse, presque ailleurs, avec un sourire très triste. A mon air interrogateur elle répond par une caresse sur ma joue doublé d’un « Rien, tout va bien » peu convaincant. Cela, je crois avoir compris pourquoi. Un jour, entre les pages d’un recueil de poèmes scandinaves qu’elle avait acheté à Paris il y a longtemps, j’ai trouvé une petite photo jaunie avec, au dos, le prénom Freja écrit de sa main. C’était une jeune femme au regard un peu perdu au loin, les cheveux châtains sans doute, qui ressemblait légèrement à Maman mais surtout énormément à moi si ce n’est qu’elle avait les yeux aussi sombres que je les avais bleus. Qui était-ce ? Sa mère ? Sa sœur ? Quoiqu’il en soit je n’ai jamais osé évoquer cette découverte.

Maman recouvre d’un torchon humide le saladier où sa boule de pâte parfaitement ronde va reposer quelques heures. Elle me sourit. Les kanelbullars seront prêts pour demain matin, les siens sont les meilleurs du monde sans aucune hésitation.

 

 

 

« -Mais où est Filipa ?

-Elle m’a dit qu’elle se préparait.

-Laisser sa fille de six ans s’habiller toute seule tout de même…

-Elle a insisté Madeleine, ça lui faisait plaisir, où est le mal ?

-C’est bizarre, je l’ai pas vu dans sa chambre…

-Jean n’en rajoute pas

-Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

-FILIPPA VIENT S’IL TE PLAIT ! »

Tout le monde s’agite. Maman cherche désespérément le manteau de fourrure de Grand-Mère, Madeleine n’en termine pas de chercher l’écharpe qui ira le mieux avec la veste de Jean, Frida s’obstine à vouloir prendre le chat avec nous et Papa attend de moins en moins patiemment dehors dans la voiture déjà prête pour nous conduire à la messe de minuit. Nous devons retrouver la famille de Marius devant l’église du village afin d’y assister ensemble.

«-Ah je ne sortirai pas sans mon manteau !

-Oui mais enfin Maman qu’est-ce que vous en avez fait de ce fichu vison ?

-Dis donc Madeleine…

-Non mais c’est vrai Marguerite, essayez de vous souvenir! FILIPPA !!

-Quoi vous aussi Agda?? Mais puisque je vous dis qu’il était dans l’entrée j’en suis certaine.

-Si grand-mère est sûre, impossible qu’il soit ailleurs évidemment… Un lutin l’a volé ?

-Raphaëlle ! Ecoutez Marguerite vous prendrez le mien et je mettrai une autre veste chaude… FILIPPA MA PATIENCE A DES LIMITES !! »

Filippa apparaît alors. Elle descend les escaliers comme une reine, l’énorme manteau de fourrure lui faisant une traîne épaisse et soyeuse. « Voilà, voilà, je suis prête. » Un sourire solaire illumine sa frimousse, tout le monde regarde la voleuse de vison d’un air éberlué. Grand-mère charmée tout de même applaudit l’arrivée.

« -Parfait Marguerite, vous prendrez le manteau de Filippa puisque c’est celui qui reste !

-Pardon ?? »

 

 

De ma vie je suis rarement allée à la messe, quelque fois les dimanches et toujours celles de Noël. Papa est croyant et ma grand-mère très pratiquante mais d’une foi lumineuse, tout aussi tolérante que bienveillante. Personnellement, je préfère croire aux loups gigantesques, aux trolls et aux chevaux à huit pattes, tout comme ma mère, mon frère et mes sœurs. Original ? Pas tant que ça et puis après tout, cela nous regarde non ?

L’église du village est très belle. Ses vitraux aux tons bleus ou mauves transforment même la plus infime lumière en un halo étrange et donne partout une atmosphère douce de recueillement. Je ne suis pas vraiment musicienne mais voue un amour fou pour la musique et, il faut le dire, je trouve les cantiques de Noël merveilleusement beaux. C’est donc sans grand empressement mais avec plaisir que j’entre pour m’assoir à côté de Marius sur l’un des vieux bancs. La messe commence.

 

 

Il est une tradition dans ma famille qui veut que tous les frères et sœurs dorment ensemble la nuit de Noël. Nous sommes donc tous les quatre réunis dans la chambre de Jean et je ne suis pas fâchée de pouvoir m’affaler sur le lit. J’ai tout juste le temps de me glisser sous la couette et mon frère de se pencher pour éteindre la lumière avant d’entendre Filippa sangloter. Jean lève les yeux aux ciel mais lui parle tout de même gentiment. Elle nous explique qu’elle a oublié de mettre près du sapin un petit verre de lait et les biscuits qu’elles ont fait avec Frida. Aucune fatigue n’aurait pu résister aux larmes de ce petit ange défait. Je pars en éclaireuse m’assurer que les parents ne sont pas déjà en train de disposer les cadeaux. En bas, dans le grand salon il n’y a personne, nous allons pouvoir mener notre petite expédition. Dans les escaliers, je croise Papa qui descend deux énormes paquets dans les bras. Le plus silencieusement possible je lui fais signe de repartir et d’attendre encore un peu. Je ne suis pas sûre qu’il comprenne tout mais il me regarde ravi car c’est la nuit qu’il préfère et lève son pouce droit. Il remonte discrètement, faisant un petit pas de danse sur le palier avant de regagner sa chambre.

Frida somnole dans les bras de Jean tandis que je verse un peu de lait dans un verre et que Filippa ordonne ses gâteaux dans une assiette. Direction sous le sapin ! « Et la pomme pour le renne ? » s’inquiète-elle. Un aller-retour dans la cuisine et c’est maintenant certain que ni le Père Noël ni son attelage ne manqueront de rien.

« -Raph’ tu as laissé Fili prendre six pommes ? s’étonne Jean en refermant la porte du salon.

-Enfin, tu sais bien qu’il y a six rennes qui tirent le traîneau Jean, tu voulais faire des jaloux ? »

Il sourit. Nous partons nous coucher une bonne fois pour toute !

Etrange cortège que celui qui remonta les escaliers à la lueur mourante des bougies presque fondues. Le premier angelot, tout réjouit, guidait ses deux géants, le second roupillait dans les bras du plus grand.

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Perle
Posté le 30/06/2020
J'ai adoré ce chapitre !! L'ambiance est très bien retranscrite, on passe vraiment Noël avec eux. Les descriptions sont toujours aussi belles, et puis les passages de dialogues facilitent l'immersion. Et c'est bien que ça ne soit pas non plus une pause dans le récit : on en apprend plus sur la mère de Raphaëlle, on se questionne plus sur son passé aussi, c'est très intéressant. Bref comme d'habitude j'ai hâte de lire la suite !!
ZouwuGirl
Posté le 05/07/2020
Je suis très contente que tu aies autant aimé ce chapitre qui me tient tant à coeur!
Si l'histoire de la mère de Raphaëlle a attisé ta curiosité, je me dis "yesss mission réussie" et même si ce n'est que (plus ou moins) secondaire dans l'histoire cela reste un véritable questionnement existentiel pour notre Raphaëlle.

A bientôt ;))
ZouwuGirl
Posté le 05/07/2020
*Et, évidemment, merci beaucoup de ton passage <3
AdharA
Posté le 24/05/2020
Ce chapitre est vraiment mon préféré des cinq il est juste top top top!!
C'est chouette quand tu inclues des passages avec beaucoup de dialogues aussi, ça donne un aspect très vivant et plus immersif. Avec cette veillée de Noël tu rends cette fratrie vraiment attachante.
Le début du début (hem x)) a une atmosphère de vacances d'hiver bien rendue, la pâte me donnait trop faim haha.
J'ai adoré le passage sur la mère, tout ces mystères sur sa jeunesse m'ont fait pensé aux parents de Vango, et ça donne vraiment envie d'en savoir plus (pourquoi pas un petit chapitre sur son histoire hehe??)

J'ai hâte de lire la suite!!
ZouwuGirl
Posté le 30/05/2020
Je suis super contente qu'il te plaise, moi aussi je l'aime beaucoup, Noël c'est vraiment un moment particulier je trouve!
Pour les dialogues je suis bien d'accord, je pense que je vais essayer d'en intégrer d'avantage pour les prochains chapitres.
Sinon c'est trop bien si l'histoire de la Maman t'a intriguée (je suis flattée que tu penses à Vango en me lisant haha) et oui, peut-être que certains mystères seront levés plus tard (!!)

A bientôt et merci encore de ta lecture ;))
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