22. Un temps pour tout

Par Eurys

Les mains d'Armand glissaient sur les brides. Les cheveux galopaient à travers les bois alors que les éléments semblaient déferler sur leur tête. Armand avait l'impression que le ciel reflétait les états de son cœur. Lui qui était si clair et dégagé durant l'aller s'était soudainement assombri, avant de déverser sa colère en pluie d'éclairs et de tonnerres.

Armand resserra sa cape autour de son corps. Le froid commençait à lui pénétrer dans les os, aidé par la pluie qui les mouillait inexorablement.

Il tenta un regard en arrière mais ne vit rien à part l'obscurité. Le temps et la nuit ne leur venait pas en aide.

Le petit groupe tenait la cadence, malgré le sol boueux. Athos ouvrait la marche, et dans ses pas les trois mousquetaires le suivaient à la trace. Personne n'avait encore pipé mot. Une tension habitait chaque membre du petit groupe, et chacun savait qu'elle n'était pas liée à leurs éventuels poursuivants.

Ils trottaient depuis une demi-heure maintenant quand Athos cria à la halte. Tendu, il tenta de saisir d'éventuels bruits perçant à travers les bois et se relâcha. Seul l'orage grondait.

—Ils ne nous ont pas suivis.

C'était une évidence pour chacun mais l'entendre dire libera un poids des épaules d'Armand.

—Que faire maintenant, grogna Porthos à voix basse.

Armand sursauta. Il ne l'avait plus entendu parler depuis cet instant qui lui revenait sans cesse, cette seconde dans les cales. Sa respiration s'accéléra. Ses tremblements n'étaient pas dus au froid. La peine qu'il avait réussie à reléguer au fond de ses pensées était revenue à la charge. Il aurait sans doute fondu en larmes ici même si Athos ne l'avait pas ramené au présent.

_...roix, Lacroix !

Armand cligna des yeux, chassant l'eau qui menaçait de les dévaler.

—Heu... oui.

Dans la faible lueur de l'astre lunaire il rencontra le regard d'Athos. Il aurait pensé y lire de la colère ou de la trahison, mais il n'y lut rien.

Rien du tout.

Ce constat lui arracha un frisson. Le travesti se demanda ce qui était pire, la hargne de Porthos ou l'air neutre d'Athos. Était-ce pire de ne pas savoir ce qu'une personne pensait ?

Ce que lui dit Athos ne l'aida en rien.

—Nous en reparlerons au moment venu, pour l'instant, nous devons sortir d'ici et trouver un abri.

La phrase était aussi bien adressée à lui qu'aux autres. De quoi chasser ce froid qui les avait tous pris à la révélation de sa nature. L'ordre premier était de se sortir de cette situation et même s'ils n'étaient plus poursuivis, ils restaient dans des bois en pleine nuit, le vent battant leurs habits.

Personne ne discuta l'ordre.

—Je pense savoir où nous pourrions nous cacher, déclara faiblement le jeune homme.

Les trois hommes relevèrent la tête. Même Porthos, qui avait pourtant évité son regard depuis leur départ s'était retourné. Juste une seconde, mais il l'avait vu.

—Où ?

Armand fixa Athos.

—On est bien sur le même chemin que nous avons empruntés à l'aller ?

Il hocha la tête.

—Près d'ici, il devrait y avoir un petit chemin qui mène à un couvent au sommet d'une colline. Je l'ai vu en passant, je le connais, nous pourrions nous y rendre ?

Athos ne parla pas, prenant le temps de réfléchir; c'est Aramis qui répondit.

— Mais je ne pense pas qu'elles nous laisseront entrer. D'ordinaire des hommes ne peuvent pénétrer un couvent, encore moins en pleine nuit.

Personne ne se permit de faire remarquer que l'un d'eux n'était point un homme.

—Je pense... pouvoir nous y faire entrer, hésita Armand.

Athos souffla ; il avait pris sa décision.

—Dans tous les cas, le temps d'atteindre la prochaine habitation, il fera certainement jour. Nous ne perdons rien.

                                                     X

La main gantée d'Athos s'écrasa sur les bois, le faisant vibrer sur ses gonds, composant un autre orage dans la nuit sombre. La pluie battait, fouettant nature et hommes. Les dents d'Armand claquaient sans rythme malgré les tentatives de ce dernier pour les en empêcher. Il faisait froid, trop froid. Athos abatit une nouvelle fois son poing, et une autre fois encore, jusqu'à ce qu'un bruit métallique ne suspende son geste.

Un petit rectangle de bois coulissa et une minuscule fenêtre, de quoi laisser la nonne détailler les intrus. Armand sentit que ce qu'elle vit ne lui plaise guère, ils formaient à eux quatre un spectacle peu avenant.

Avant qu'elle ne décide de les renvoyer le jeune homme abaissa son capuchon, libérant ses cheveux par la même occasion et s'avança, se planta face à la religieuse.

Il inspira, le moment était venu de jouer le tout pour le tout.

—Je suis la nièce du duc de Chaulnes, commença le jeune homme avec une voix somme toute féminine.­—Moi et ces mousquetaires chargés de m'escorter à Paris venons de fuir une attaque de brigands, pouvez-vous avoir la grâce de nous héberger pour la nuit ?

Les mousquetaires se turent, muets. Le cœur d'Armand cognait d'appréhension, que ce soit dans l'attente de la réponse à venir ou d'avoir sorti un si gros mensonge pour pénétrer un couvent... que Dieu lui pardonne.

La petite fenêtre se referma, sèche, et alors qu'il pensait que la nonne les avait ingratement congédiés, ils entendirent de lourds tintements de métal et la porte s'ouvrit, grinçante.

Les trois mousquetaires se débarrassaient de leurs vêtements, couche après couche pour les poser près de l'âtre crépitant. Armand avait hérité d'une pièce à lui, les trois autres se partageaient une deuxième chambre.Personne ne dit rien, que ce soit au sujet de la découverte faite sur le navire, la façon dont ils avaient pénétré le lieu et repos bien mérité qu'ils comptaient bien savourer. Mais avant cela une dernière tache incombait à Aramis, et une dernière épreuve pour deux de ses amis.

—Je dois vous soigner, toi et Lacroix, commença Aramis. Tu passes en premier.

Il avait bien remarqué les longues entailles qu'avaient gagnées Armand et Athos, habitué à repérer les blessures chez ses compagnons d'arme. Et il savait mieux que quiconque ici recoudre un homme. Porthos avait tourné la tête dans sa direction, surpris. Il ne savait pas que le jeune homme s'était blessé.

Athos qui s'était allongé se releva, lourd comme ivre, et s'assit dans son lit, les membres pesant des derniers évènements. Aramis s'approcha de sa besace, sortit son matériel et entreprit de remettre ses ami sur pieds, comme les dizaines de fois passées.

Une demi-heure plus tard et sa besogne terminée, il sortit de la chambre qui leur avait été attribuée et toqua à celle qu'occupait Lacroix. Il pénétra dedans après s'être annoncé et trouva le jeune homme a moitié allongé, en chemise et haut-de-chausses.

—Je devrais m'occuper de votre blessure, expliqua Aramis en pointant du menton la chemise dont le côté gauche était complètement ensanglanté.

Armand baissa la tête, scrutant l'endroit et hocha la tête.

—Je vais chercher de quoi faire et j'arrive.

—C'est bon.

Armand le coupa avant qu'il n'ait le temps de refermer la porte et se leva, pieds nus sur le plancher pour le rejoindre.

—Je viens avec vous, ce sera plus simple.

Il ne laissa pas le temps au mousquetaire de refuser et le suivit.

Au fond, il ne savait pourquoi il avait fait ça, cela aurait été mille fois mieux qu'il reste dans l'intimité de sa chambre mais il ne voulait pas. Il ne voulait pas couper tous liens avec ces hommes qu'il affectionnait. Il voulait se mêler à eux, même si c'était par la force.

Si lui était désormais habitué à partager son espace avec ses compagnons, eux ne l'étaient plus réellement. Son arrivée provoqua une gêne évidente, surtout de la part de Porthos. Il ne le regardait pas, et cela Armand avait de plus en plus de mal à le supporter.

Aramis lui indiqua sa propre couchette et il s'installa, face à Athos.

—Le duc de Chaulnes ? interrogea Athos de sa voix monotone.

Armand passa sa langue sur ses lèvres, asséchées par son anxiété.

—Un mensonge, avoua finalement le jeune homme. Le duc a fait présent de nombreuses donations au couvent, j'ai pensé que l'on avait plus de chance d'y pénétrer.

Athos hocha la tête, approuvant. L'idée de mentir à de bonnes sœurs ne semblait pas lui faire cas de conscience.

—Il ne faudrait pas le que les nonnes vous trouvent ici.

Armand se contenta d'hausser les épaules, s'arrachant un gémissement. Aramis s'approcha, un linge et une bouteille qu'il ne connaissait pas dans l'autre main.

Il se figea, soudainement mal à l'aise.

—Heu, il faudrait vous retourner et hausser votre chemise.

Armand sentit ses joues s'échauffer mais se concentra. C'était sa décision après tout, à lui d'en accepter les conséquences.

Il fit ce qui avait été demandé, remontant sa chemise sous sa poitrine. Aramis s'assit dans son dos.

—En réalité vous feriez mieux de vous allonger, ça va faire mal.

Vu où il en était. Armand souffla et s'allongea sur le ventre, les mains de part et d'autre de sa tête.

Il ne le sentit pas venir. La brûlure le prit subitement et il retint à temps son cri, grimaçant sous la morsure de ce que lui appliquait Aramis. Au même moment, il entendit des bruits de bottes et vit Portos sortir, claquant la porte.

Ses mains agrippèrent le drap fin, le tordant dans tous les sens. Son dos se courbait, espérant échapper à la morsure sans y arriver. Il ne se sentit retenir son souffle jusqu'au moment où il expira dans une basse plainte, pour reprendre une respiration hachée comme s'il avait couru à s'en brûler les poumons.

La douleur reflua petit à petit et avec lui les muscles qu'il n'avait pas sentis se tendre se relâchèrent, amollissant tout son corps. La deuxième salve fut moins éprouvante, et après avoir nettoyé la plaie Aramis passa aux bandages ; elle n'était pas assez profonde pour nécessiter une couture.

Aramis s'éloigna et Armand s'assit, remettant sa chemise en place. Porthos n'était pas revenu. Athos face à lui n'avait pas bronché, toujours dans la même position; c'était à se demander s'il se rendait compte de la situation.

—Le capitaine sait.

Armand releva la tête, scrutant Athos qui venait de parler. La phrase pouvait ressembler à une question... mais ce n'en était pas une. Ce n'était qu'une affirmation, et Armand se contenta d'hocher la tête.

—Bien.

Armand resta circonspect devant l'attitude du mousquetaire. Est-ce qu'il se contentait d'obéir à son supérieur, comme il lui avait dit au tout début ? Décidant finalement qu'il ne gagnerait rien à rester là Porthos partit, il prit congé de ses amis et retourna dans sa chambre ruminant les derniers évènements.

Malgré ses efforts, percer la carapace qu'était le visage lisse d'Athos était une mission impossible. Et ne pas savoir était une réelle torture. Il avait l'impression que les mois passés à se rapprocher des mousquetaires venaient de partir en fumée. Même Aramis... il était attentionné et respectueux, mais il avait l'impression qu'il le voyait.... comme une femme.

La déduction le fit rire intérieurement ; il était bien une femme après tout. Mais il voulait le regard qu'il lançait à Athos, Porthos ou d'Artagnan, celui qu'on lance à un camarade.

X

En forçant un peu, Armand fini par enfiler sa deuxième botte. Il s'assura de n'avoir rien oublié, bien que peu de choses avaient été sorties de sa besace et fila vers la chambre que se partageaient ses amis. Une chambre pour lui seul, était-ce un privilège ou une frustration ?

Dedans, les trois hommes étaient prêts. Il se serait passé de cette visite si Athos ne le lui avait pas demandé. Maintenant plus que jamais, il ne se sentait pas à sa place au milieu d'eux.

Porthos lui adressa un regard furtif à défaut d'un mot ; depuis la veille, rien n'avait changé. Il ne s'attendait plus à grand-chose de ce côté-là, il avait compris que seule une discussion face à face et franche pouvait briser la barrière opaque qui s'était dressée en conséquence.

Il lança tout de même un bonjour, retourné par les deux autres alors qu'il s'asseyait sur la couche d'Aramis.

Durant la nuit il avait réfléchi à la marche à suivre, maintenant que tout avait volé en éclats. Entre hypothétiser sur ce qui devait se dire entre ces murs et le comportement à adopter, la crise de nerfs n'était passée qu'à un brin de paille.

Alors finalement il n'allait rien changer.

Il allait porter chemise et pantalon comme à son habitude, il allait s'assoir sans prendre soin de serrer les cuisses et d'avoir le dos droit, et il allait leur parler avec la même familiarité.

Que cela leur plaise ou non.

Sa vie avait assez été malmenée comme cela, et elle jugea son quota de malheur assez acceptable désormais pour se rebeller contre ce que certains nomment le destin.

C'était son avenir, et elle allait le prendre en main.

C'est dans cet état d'esprit qu'il pénétra la chambre et qu'il s'installa, attendant la prise de parole d'Athos.

Elle ne tarda pas, le mousquetaire s'éclaircit la voix, dans un ton aussi morne et sérieux que lorsqu'il portait son rôle de chef d'équipe.

—Bien, il faut que l'on parle de ce qui s'est passé hier soir. Nous avons échoué.

La bouche d'Armand s'ouvrit, incrédule. Une bouffée d'indignation serpenta le long de son corps en voyant les deux hommes restants hocher sombrement la tête. Il ne maitrisa plus ni son ton ni sa véhémence.

—Mais ils ont avoué devant nous ! On a vu de nos yeux ; Ratignac ...

—Cet homme est mort ! Coupa Athos. Nous n'avons aucune preuve, aucun prisonnier, et désormais qu'ils se savent en danger, ils vont se faire discrets. Si nous y retournons maintenant, nous ne retrouverons que de simples navires marchands.

—Mais nous le savons, nous ! contra Armand, ignorant ce que disait le mousquetaire.

—Cela ne suffit pas, trancha Athos avec dureté. Nos paroles n'ont pas assez de poids, pas pour arrêter les hommes à la tête d'une des plus grandes compagnies maritimes.

—Mais c'est le roi ...

—Le roi ne peut tout faire ! Sans preuves sur lesquelles s'appuyer et prouver ses dires les autres propriétaires et marchands pourraient commencer à jaser. Vous pensez qu'un homme peut réellement avoir tout pouvoir sur un pays ? Ce ne serait que folie de ne pas prendre ces gens-là en compte.

Le jeune homme se mordit la lèvre, retenant une énième protestation qu'il savait n'avait pas lieu d'être. Athos avait raison.

Lui qui avait espéré mettre un point final après cette mission, il était dans une situation pire que les jours précédant. Il avait été découvert par ceux qu'il fuyait mais aussi ceux qu'il appréciait. Sa vie de mousquetaire était finie, et la méfiance de son ennemi avait été plus qu'éveillée.

Tout ne faisait qu'empirer.

Sa seule consolation était la mort de l'homme qui aurait pu rapporter sa fausse identité à celui qu'il fuyait. Au moins, il pouvait encore espérer la discrétion.

—Nous devons retourner à Paris et informer le capitaine, ce sera à lui de juger ce qu'il est bon de faire ... Je suis désolé pour vous, Armand.

Le jeune homme leva les yeux, surpris. Evidemment. Tous savaient désormais qu'il avait un lien dans cette affaire.

Armand acquiesça, ne sachant comment réagir. Était-ce juste de la courtoisie, ou un réel intérêt ?

Il pensa la discussion close, mais il se raidit quand Athos reprit la parole.

—En ce qui concerne la révélation accidentelle d'hier soir, énonça l'homme en ancrant son regard à celui d'Armand, il s'agit également d'un fait du capitaine. Il a pris une décision et nous nous devons de nous y tenir. Nous avons plusieurs jours à passer ensemble, essayons de rendre cela ... cordial.

Armand se mordit l'intérieur de la joue, déçu. Il ne s'attendait pas à grand-chose mais énoncer la distance qui s'était installée était un point encore dur pour lui. Il espérait tout de même que le message soit entendu.

Armand avait confié sa besace et le harnachement de son cheval à Aramis, le seul qui lui témoignait d'encore un peu de soutien, pour tenir son rôle auprès des religieuses. Après quelques galops et s'être assuré que les arbres les masquaient il retira sa cape et noua ses cheveux sur sa nuque, tentant de reprendre une apparence aussi masculine que possible ; depuis que son secret avait été éventré, il avait l'impression que tous les efforts possibles et imaginables qu'il pouvait fournir ne suffiraient à cacher le sexe dont la nature l'avait doté. Il était à nu, et aucun vêtement ne pouvait plus dissimuler sa vérité. 

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