21. Un disque rayé

Par Rachael
Notes de l’auteur : (nouvelle version)

Je suis de ceux qui pensent que la science est d’une grande beauté. Un scientifique dans son laboratoire est non seulement un technicien : il est aussi un enfant placé devant des phénomènes naturels qui l’impressionnent comme des contes de fées.

Marie Curie

 

Cette apparition du président Loubet était à la fois si logique – qui d’autre logeait à l’Élysée ? – et si incongrue que je restai sans réaction. Jules en revanche, fit un pas en avant, croisa les bras et énonça :

— Vous n’êtes pas le président. C’est encore un de vos tours faéeriques.

Le président sourit d’un air entendu, sa réplique déjà prête :

— J’ai voulu par cette identité symboliser l’autorité que je représente ici.

Il leva un doigt pour prévenir les objections de Jules

— L’autorité et non le pouvoir, puisque celui-ci vous ennuie tant.

— Je ne reconnais pas d’autorité aux hommes politiques, le contredit Jules, ils ne sont bons qu’à usurper la volonté du peuple.

— Jules, qu’importe ! plaidai-je. Tant que nous obtenons des réponses, cela ne me dérange pas que la créature qui nous les procure ait l’apparence d’un président, d’un tigre du Bengale ou même d’une grenouille.

Le faée en face de nous semblait beaucoup s’amuser à nos petites querelles.

— L’apparence a pourtant beaucoup d’importance dans votre monde, commenta-t-il.

Des moustaches commencèrent à lui pousser comme s’il entendait me prendre au mot en devenant félin, mais il se ravisa :

— Je sais quelle personne vous satisferait tous les deux. Une figure d’autorité incontestable… et féminine. Et qui s’accorde parfaitement avec ce que je dois vous dire.

J’allais lui dire que ses enfantillages nous faisaient perdre du temps quand il se métamorphosa : sous mes yeux se matérialisa une femme d’une quarantaine d’années au visage sérieux, au front intelligent, habillée d’une robe noire des plus simples. Il ne me fallut qu’un instant pour la reconnaître, d’après une photo aperçue dans les journaux au moment de son prix Nobel : Marie Curie ! Une des femmes à laquelle j’aurais voulu ressembler, une scientifique qui ne s’en laissait pas compter par les hommes. Je réfrénais mon enthousiasme : ce n’était pas vraiment elle, seulement une réplique.

— Eh bien, déclarai-je, disons que votre apparence me convainc. Que pouvez-vous nous apprendre sur les faées, à présent ?

— D’où viennent-elles, pour commencer ? questionna Jules.

Elle répondit d’une voix transformée, plus aiguë et un peu chantante.

— On ignore d’où viennent les faées. Certains prétendent que nous sommes des âmes : celles des habitants d’une planète disparue. D’autres affirment que ce n’est qu’un conte romantique, sans aucun lien avec la réalité. Toujours est-il que nous constituons un paradoxe : des êtres d’énergie, immortels, détachés des contingences de la chair, lancés dans une recherche de matérialité.

Gus frémit au fond de ma poche. Sans doute se reconnaissait-il dans cette description.

— La quête de la vie matérielle et du dernier repos, continua la créature. Ce n’est pas une aspiration naturelle. Par l’imitation des êtres que nous rencontrons, nous nous perdons. À reproduire leur culture, leurs désirs, nous abandonnons notre innocence primordiale, nous ne savons plus qui nous sommes. C’est ce qui nous arrive en ce moment, ici même, à cause du contact avec les humains. C’est pourquoi ce contact devra bientôt se rompre, d’une manière ou d’une autre.

Cette phrase ne me disait rien qui vaille. Était-ce une menace ? Jules l’avait prise comme tel, car il réagit avec vivacité :

— Qu’est-ce que vous insinuez ?

— Laissez-moi vous expliquer cela en termes scientifiques, fit la réplique de Marie Curie d’une voix raisonnable. L’énergie interagit avec la matière. Elles se répondent et se complètent. Notre énergie est puissante, elle peut perturber votre monde, rompre son équilibre. Jusqu’à l’annihilation.

— L’annihilation, répétai-je stupidement. De notre monde ?

— J’en ai bien peur.

— Vous feriez cela ? s’enquit Jules.

— Non, non ! Comprenez-moi bien. Ce n’est pas une menace ou un ultimatum. Le processus est déjà en marche. Notre énergie, celle que vous accaparez, va causer votre perte. C’est le prix de votre propre avidité, la faute de ceux qui voient toujours plus grand et veulent toujours plus. L’afflux d’énergie provoquera une instabilité qui détruira votre planète. Cela ne tardera plus, maintenant.

Elle ne poursuivit pas, si bien que je ressentis une bouffée de haine pour cette créature qui jouait avec nous comme un chat avec des souris. Cette fausse Marie Curie, qui parlait de notions dont la vraie n’avait pas la plus petite idée.

— Mais nos faées ne nous l’ont jamais dit, balbutia Jules. Druse me l’aurait expliqué si elle l’avait su.

— Hélas, les faées ordinaires ignorent tout cela ; elles ont oublié le passé.

— Comment ça, « oublié » ? s’indigna Jules.

— Le temps s’enroule sur lui-même, tous les souvenirs s’effacent. L’innocence retrouvée mène les faées aux mêmes errements.

— Le temps s’enroule sur lui-même ? répétai-je stupidement.

— Notre temps et le vôtre suivent chacun leurs lois, énonça-t-elle énigmatiquement. L’immortalité ne peut exister que dans les boucles du temps.

Je pinçai les lèvres. Elle ne nous jugeait probablement pas capables d’assimiler des explications plus approfondies ; elle n’avait peut-être pas tort… Toujours est-il qu’elle ne paraissait pas disposée à nous en fournir davantage.

Jules me souffla :

— J’ai peut-être rien pigé, mais pour moi, ces boucles du temps, ce sont comme des disques rayés. L’aiguille du gramophone qui revient toujours dans le même sillon. Le présent se répète, le futur et le passé se confondent.

Jules m’impressionnait ; d’ailleurs, il s’attira un regard approbateur de la fausse Marie Curie. Quant à moi, j’essayai de placer en regard le concept de boucle du temps avec la rengaine qui s’était mise à tourner dans ma tête – un passage de Carmen. Mon père affectionnait tant cet opéra que le disque avait fini par s’abîmer et répéter le même passage inlassablement jusqu’à ce qu’une main l’arrête. Je ne rencontrai guère de succès dans cette entreprise absurde, car un petit marteau commença à frapper entre mes deux yeux ; ou peut-être était-ce une aiguille de gramophone qui me grattait la cervelle. Une migraine enflait sous mon crâne. Je serrai mes doigts sur ceux de Jules et les sentis frémir.

— Mais alors, les faées majeures ? s’enquit-il à ce signal. Pourquoi nous ont-elles poursuivis ? Je comprends plus rien. Est-ce que ça a un rapport ?

— Les faées majeures sont des enfantes avides, énamourées de votre monde, sans conscience des réelles conséquences de leurs actes. Elles se gargarisent d’être des chefs de guerre qui contrôlent leur petit territoire. N’entrent dans leur ville chimérique que ceux qu’elles ont autorisés. Elles ne font que répliquer vos travers belliqueux, comme c’est déjà arrivé.

— Comment savez-vous que c’est déjà arrivé, si la mémoire des faées s’efface dans les boucles du temps ?

— C’est ma mission particulière de préserver les souvenirs. Il y a eu d’autres mondes, en d’autres époques… Nous n’avons ni le temps ni le loisir d’en parler. Vous devez comprendre que nous ne souhaitons pas la destruction de mondes de l’univers matériel, c’est bien pour cela que je profite de votre présence inespérée ici pour vous avertir.

— Que devons-nous faire ? balbutiai-je.

— Pour éviter l’anéantissement, vous devez couper vous-même les ponts entre nos mondes, car cela ne peut être fait que depuis votre dimension.

— Mais comment ? Quels ponts ?

La faée qui n’était pas Marie Curie fit une pause et me fixa dans les yeux avec une intensité qui me fit tourner la tête. Ses pupilles se dilatèrent tant que son regard devint flou. Mes oreilles à moi chauffèrent tellement que je craignis d’entrer en combustion. Pour la première fois, elle afficha un air de confusion qui ne la fit plus du tout ressembler à Marie Curie.

— Il y a deux hommes, pour deux ponts entre nos mondes… et une jeune fille.

Pas de doute, la jeune fille, c’était moi. Et en évoquant des ponts, la faée faisait sûrement allusion à Paris et San Francisco.

— Le premier homme a voyagé entre les dimensions…

— Mais… à Paris, on n’a jamais su qui a ouvert cette communication, jeté ce pont entre nos mondes, objecta Jules. Est-ce qu’on doit le trouver ?

Elle continua sans se laisser troubler :

— L’autre… le second homme… est avide… Il amène le néant.

— Est-ce l’homme qui a bâti le second pont, demandai-je, celui de Californie ?

Elle répondit sans répondre, d’une voix pénétrée :

— Deux feront la paire pour couper les ponts entre nos mondes.

 

 

Aussitôt après cette prédiction, l’image de Marie Curie devint floue et s’effaça, remplacée de nouveau par celle du président Loubet. Il arborait un sourire rassurant, dans son visage de bon père de la nation. Sa voix grave résonna dans le vaste bureau.

— Vous voilà prévenus, c’est l’essentiel.

Comment cela, l’essentiel ? Je n’étais pas d’accord ! La marche à suivre pour séparer nos mondes, si elle existait, s’avérait pour le moins obscure. C’était trop facile de nous engager dans une tâche impossible avec pour seule arme quelques mots cryptiques qui n’expliquaient rien. Pourtant, je ne réussis pas à exprimer cette indignation qui me submergeait. Jules se tenait coi, lui aussi.

— Il vous faut partir à présent, continua le président. Vous n’êtes déjà que trop restés dans la dimension faéerique, vous devez regagner au plus vite votre propre univers. Le temps est traître ici. Qui sait combien de temps a passé dans votre monde, pendant votre visite ?

— Quoi ? m’étranglai-je.

Un sentiment d’horreur m’avait envahi. Combien de temps ? Des heures, ou bien des jours ? Ou plus ? Moi, me rappelai-je, tout ce que j’avais voulu, c’était retrouver Hippolyte. Et maintenant, tout était sens dessus dessous : à en croire ce faux président, le monde se tenait au bord d’un gouffre, et la perspective de revoir Hippolyte devenait plus lointaine à chaque seconde qui s’écoulait ici.

Le président indiqua une porte, au fond de son bureau. Une porte qui détonnait dans le style flamboyant de ce palais fastueux. Elle était des plus banales, en bois sombre, équipée d’une poignée et d’un verrou. Je m’avançai vers elle. Ce n’était pas non plus celle d’un appartement parisien : la forme du verrou était différente, la poignée ovale, subtils détails qui faisaient dire que l’objet était une porte, rectangle, en bois, munie de charnières, mais pas une porte familière. Je tâchai de déchiffrer les écritures sur le verrou, sans succès.

Après la tension des dernières minutes, cette porte représentait une certaine normalité, en même temps qu’un passage vers l’inconnu. Où allions-nous donc atterrir si nous franchissions ce seuil ? La méfiance me figea.

— Vous devez partir, répéta le président, mais vos faées demeureront avec nous. Elles savent bien trop de choses, à présent, et pourraient vous trahir.

Druse apparut et piqua aussitôt vers lui en protestant vigoureusement, avec un bourdonnement d’abeille. Gus, au contraire, se terra dans le fond de ma poche.

— Je m’en vais pas sans Druse, refusa Jules. Sauf si elle souhaite rester.

Il attrapa ma main et, quand sa faée revint se poser sur son épaule, il ouvrit la porte d’un geste déterminé. Une lumière aveuglante nous empêcha de discerner ce qui se trouvait au-delà.

Jules m’entraîna vers le seuil sans prêter attention à la résistance que j’opposai. Au moment de passer de l’autre côté, nous entendîmes le rire rocailleux du président. Avait-il proféré cette menace absurde précisément pour balayer nos réticences et nous pousser à traverser ce seuil ? Si c’était le cas, c’était bien joué : nous étions tombés dans le panneau.

— Bonne chance ! me souhaita-t-il comme je basculais.

Panneau ou pas, nous tombions ; même avec la main de Jules dans la mienne, je ne m’y habituais décidément pas.

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Raza
Posté le 13/07/2023
Alors, j'aime bien la rencontre, et j'aime l'explication principale :) Je détaille les points avec lesquels j'ai moins accrochés, et les questions qui me font douter des explications :
- Si cette Faée a une quelconque autorité, il me semble qu'il aurait quand même pu expliquer ce qu'il vient de dire à quelqu'un d'autre et mener le message du bon côté. Donc qu'est-ce qui l'empêche de le faire ? N'avait-il pas quelques sbires qui ont conduit les personnages jusqu'à lui ?
- Peut-être avait-il besoin de trouver spécifiquement notre bienaimée Clairvoyeuse. C'est possible et ne me gène pas, même si ça fait un peu "tu es l'élue", par contre, dans ce cas, je m'attendrais à ce qu'il la cherche, et que donc il y ait une trace de cette recherche, dans les dialogues ou dans l'attitude. Ici, j'ai plus l'impression qu'il fait "ah, tiens, vous êtes de passage, il se trouve que j'ai ça à vous dire", alors que c'est grave !
- La poursuite ne me parait pas bien claire. C'est un peu évacué, et ça m'a gêné.
- Enfin, les explications sur ce qu'il faut faire ne sont pas très claires. Ce n'est pas gênant, si c'est expliqué pourquoi (peut-être qu'il ne se souvient plus, ou que personne ne l'a jamais fait, ou que sais-je), mais là ça donne l'impression qu'il sait exactement quoi faire mais ne le dit pas, ce qui m'est difficilement compréhensible.
Cela dit, c'est un moment pivot de l'histoire, dans lequel on donne une dimension plus "épique" à cette fiction. L'enjeu prend une ampleur bien plus grande, et ça, j'aime bien. On sent que tout ceci est quand même lié à son frère bien sûr, et on saisit quelques mécanismes du monde des Faées, sans tout comprendre mais en en saisissant l'idée (j'aime ce genre de flou personnellement). En espérant avoir été constructif, je pense que c'est une question de petits réglages, d'ajustements de ton ou de non dits, qui dissiperaient mes critiques. :)
Rachael
Posté le 14/07/2023
Hello,
Merci pour ces précisions, c'est sûr que c'est un moment clé, et tu n'es pas la première personne à me dire que les motivations et actions des faées ne sont pas toujours très claires. et c'est très précis et pertinent ce que tu dis, donc ça va bien me servir!
OphelieDlc
Posté le 14/11/2020
Edison ?! Est-il l'un ou l'autre ? Le premier ? Le deuxième ? Aucun des deux ?

Tu nous éclaires toujours afin de nous perdre un peu plus. Bien joué !

Sinon, je tenais juste à dire que j'ai un vrai coup de coeur pour Jules. Le personnage s'étoffe tant et si bien que ce n'est plus un simple attachement. Il est devenu, à mes yeux -et c'est très subjectif-, plus important que Léo. Surtout dans ce chapitre où il comprend et réagit bien plus vite, où il explique et débat. C'est un personnage très très réussi. Ils le sont tous, mais Jules tout particulièrement. Bravo (bis repetita)
Rachael
Posté le 14/11/2020
Hello,
Léo est très présente, puisqu'elle raconte à la première personne. Du coup, ça me fait très plaisir que tu aimes aussi Jules, parce que par moment, il a du mal à se faire sa place dans le récit, et c'est une chose à laquelle je fais très attention.
(moi aussi je l'aime beaucoup!)
Merci !
AliceH
Posté le 05/11/2020
Youpi, on a une piste ! Est-ce qu'on verra aussi Tesla (j'ai fait mon choix dans les combats Tesla/Edison, oui) ?

Les révélations s'enchaînent et on ne s'ennuie pas, j'ai hâte de voir ce que tu nous réserves pour la suite !
Rachael
Posté le 05/11/2020
Eh oui, une piste... mais ne crois pas que ça va être si simple! ^_^
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