20. Les plaines vides

Par tiyphe

Sibylle

Le pick-up six places contenant les membres de l’expédition traversait le dernier village de l’Entre-Deux situé au Sud. Les maisonnettes n’étaient pas très récentes et l’ambiance qui y régnait suintait de malfaisance, comparée aux autres cités où le bonheur et la paix s’y étendaient. Peu d’Occupants semblaient s’y aventurer. Sibylle avait expliqué à son partenaire que la criminalité commençait à se propager aux grandes extrémités dans les petites bourgades.

Le nombre de morts augmentant de plus en plus chaque jour, les habitants se répandaient disproportionnellement dans les zones déjà surpeuplées. Cela entraînait regrettablement des répercussions et des violences. Malheureusement, tous ne géraient pas le trépas de la même façon. L’éternité pouvant rendre fou, certains volaient alors que toutes les ressources étaient presque illimitées, d’autres commettaient des agressions ou des viols sans état d’âme à cause de la guérison de leurs victimes.

« On peut bien s’amuser à blesser ou tuer des gens, puisque de toute façon ils ne crèveront pas vraiment et s’en remettront », avait entendu Sibylle un jour, sans toutefois partager cette pensée.

À présent, les plaines vides s’étendaient devant les compagnons. C’était un lieu blanc et désertique. Seul un nuage de brouillard épais recouvrait le sol. Jeanne avait raconté que ceux qui avaient essayé de traverser avaient tous échoué. Lucas était au volant et lorsqu’il s’engagea sur le terrain brumeux, son véhicule cala et s’arrêta net.

— Il me semble que tu étais là lorsque Jeanne a expliqué qu’aucun moyen de transport ne fonctionnait dans les plaines vides, lança Louise d’un ton sarcastique.

Le jeune homme sembla s’agacer et leva les yeux au ciel.

— J’ai quand même envie de tenter ma chance, rétorqua-t-il.

La Princesse se pencha vers le garçon, de l’irritation dans le regard. Sibylle était assise entre les deux Créateurs, à l’avant de la voiture un peu en retrait. Elle sentit comme un courant d’électricité dans l’habitacle.

— Lucas, modéra Sibylle. Louise a raison, cela ne fonctionne pas ici. Tu as bien vu.

— Toi, ne te mêle pas de cela, répliqua la Créatrice d’un ton sec.

— Parle-lui mieux que ça, ce n’est pas ton chien, riposta Lucas.

La jeune voleuse soupira. Le voyage risquait d’être long. Elle jeta un coup d’œil à l’arrière. Les trois hommes faisaient attention à bien se tenir à l’écart de la Princesse en colère. Johny semblait cependant amusé, tandis que Tadjou et Hans tentaient d’ignorer la scène, le regard volontairement dirigé au loin vers le paysage nu des plaines vides.

— Dans ces cas-là, il suffit d’attendre qu’ils se calment d’eux-mêmes. Ça ne sert à rien de rentrer dans leur dispute, expliqua Sibylle à voix basse pour ne pas être entendue des intéressés.

Après une pause et un sourire furtif sur son visage, elle ajouta :

— Normalement, d’ici quelques instants, Louise va nous faire le coup de l’électricité dans les mains. Lucas ne va pas céder pour autant et réessayer de démarrer. Nous ferons peut-être 50 mètres et il faudra continuer à pied.

La jeune femme croisa les bras, s’enfonça dans son siège pour passer inaperçue et attendit, satisfaite. Le ton monta entre les deux Créateurs. Des éclairs bleus s’entrelacèrent autour des doigts de la Princesse tandis que Lucas soufflait et reportait son attention sur le véhicule. Il tourna la clé et le moteur vrombit de nouveau.

Sibylle échangea un sourire avec Johny. Louise, qui semblait désarmée, se résolut à se calmer tandis que le pick-up redémarrait. Avec une allure moyenne, il dirigea le quatre-quatre vers le Sud.

— Vous voyez, ça fonctionne, s’extasia-t-il.

À peine avait-il fini sa phrase que la voiture émit un bruit effrayant avant de s’arrêter quelques mètres plus loin. Le capot se souleva de lui-même et de la fumée noire s’en échappa. Lucas grogna des injures et frappa dans le volant. L’airbag s’activa et lui écrasa le nez.

Alors que tout le monde sortait du véhicule, Sibylle entendit derrière elle un ricanement.

— Tu avais raison, railla Hans, un sourire béat sur les lèvres.

Après une nouvelle dispute entre les deux Créateurs, Johny intervint. Il les calma, leur rappelant leur mission et le temps qu’il venait de perdre futilement. Sibylle était restée à l’écart, profitant du spectacle. Il ne lui manquait que le popcorn pour apprécier pleinement. La relation qu’avaient Lucas et Louise, aussi électrique que les étincelles parcourant les phalanges de la Princesse, amusait la jeune femme à la chevelure de feu.

Enfin calmés, et après plusieurs tentatives vaines de la part de Lucas pour créer toutes sortes de véhicules ou objets électriques, à moteur, à roue leur permettant de se déplacer, le groupe finit par se mettre en route à pied. Hans ouvrait la marche, suivi de Louise et Tadjou. Sibylle discutait joyeusement avec Johny, tandis que le jeune Créateur traînait à l’arrière, sûrement blessé dans sa fierté.

Ils avançaient à présent depuis près d’une heure, dirigés par Lucas et sa carte holographique qui étrangement fonctionnait contrairement aux moyens de transport. Il n’y avait rien autour d’eux, seulement de la brume blanche et beaucoup de lumière. La chaleur s’était intensifiée jusqu’à devenir presque insupportable pour les marcheurs. Sibylle sentait que de petites gouttes s’écoulaient entre ses omoplates, le long de sa colonne vertébrale. Elle attacha son épaisse chevelure en un chignon haut, laissant découvrir sa nuque parsemée de taches de rousseur.

Le silence s’était installé entre les membres de l’expédition, chacun en proie à ses propres réflexions. L’ancienne voleuse pensait à son ancêtre Jacques. Son plan fonctionnait parfaitement. Il avait emmené Tom au Nord et elle entraînait les recherches au Sud. Peu importe ce qu’ils trouveraient ou non, cela laisserait le temps à son parent pour apprendre la Création pour devenir le dirigeant de l’Entre-Deux. La jeune femme ne se préoccupait pas du pouvoir, elle se divertissait en le volant et en guettant la réaction des personnes concernées, ainsi que le chaos que cela engendrait.

D’une pierre deux coups, l’expédition permettrait peut-être de découvrir ce que personne n’avait alors jamais exploré. Et s’ils trouvaient d’autres peuples, Jacques serait heureux de le savoir, tandis que Sibylle rêvait d’aventure. Elle était dans l’Entre-Deux depuis 22 ans et avait fait le tour de chaque recoin. Elle se sentait enfermée et était enjouée à l’idée de pouvoir sortir des sentiers battus du monde de la Mort.

Un courant d’air chaud suspendit ses pensées. Elle leva la tête. Devant elle, Hans s’était arrêté.

— Une tempête, observa le colosse.

— Oui, confirma Johny, s’avançant à ses côtés. On dirait un aquilon.

— Non, les aquilons sont des vents très froids amenés depuis le Nord, rectifia Hans. C’est plus un levêche, qui vient du Sud, chaud, sec et oppressant.

Sibylle s’amusa de voir Louise perdre patience face à cette conversation peu utile. Mais ce fut de courte durée puisque les bourrasques devinrent de plus en plus violentes. La Princesse devait tenir son grand chapeau pour qu’il ne s’envole pas. L’inquiétude se lisait à présent sur tous les visages. Inconsciemment, la jeune rousse s’était rapprochée de Lucas et lui avait pris la main, entrelaçant fermement ses doigts autour des siens. Ils s’étaient tous resserrés dos à dos les uns contre les autres. Louise avait finalement lâché son couvre-chef, non sans jurer. Ils avaient observé l’accessoire disparaître dans le brouillard de brume.

C’étaient maintenant des rafales brûlantes qui essayaient de les pousser. L’air était lourd et Sibylle suffoquait. Elle se tenait au bras de son partenaire, la tête contre son dos. Sa respiration était difficile et elle sentait que le jeune homme peinait également. Elle avait le sentiment que des murs diaphanes se refermaient de plus en plus sur eux. La frayeur coulait dans ses veines tandis qu’elle avait l’impression d’être à l’étroit, acculée par des cloisons invisibles.

Elle tenta finalement de lever la tête, faisant face à ses craintes. Aucune barrière ne s’approchait d’eux, il y avait seulement des tourbillons de brume et des cyclones de fumée opaque. La couleur blanchâtre du ciel illuminé était amplifiée par les ouragans. Sibylle dut fermer les yeux tellement la lumière les lui brûlait.

— Lucas, cria-t-elle pour couvrir le bruit de la tempête. Je ne vois plus les autres. Tu ne peux pas créer quelque chose pour nous protéger du vent ?

Sans répondre, le jeune homme tira sur son bras pour l’enlacer contre lui. Elle posa la tête sur son torse. Gardant les paupières closes, elle pouvait sentir les battements accélérés de son cœur. Il approcha sa bouche de son oreille en tremblant.

— Je ne vois plus rien, la lumière m’aveugle, s’affola-t-il.

Il resserra son étreinte et Sibylle en fit de même pour le rassurer. Une bourrasque, plus puissante que les précédentes, déséquilibra le couple. Ils tombèrent à la renverse sur le sol brûlant. Le vent y était moins fort. Ils restèrent alors ainsi, collés l’un contre l’autre.

***

Louise

Louise avait les bras devant les yeux tant pour les protéger de la lumière que de la tempête. Sa robe longue l’empêchait d’avancer et elle risqua plusieurs fois de tomber. Elle avait essayé de matérialiser un coupe-vent, mais elle était trop secouée pour utiliser la Création, rien n’apparaissait pour la sauver. Elle hurla encore et encore dans l’ouragan :

— Lucas ? Hans ? Tadjou ? Où êtes-vous ? Y a-t-il quelqu’un ?

Des larmes de terreur coulèrent le long de ses joues. Elle était effrayée par la solitude, effrayée d’avoir quitté Jeanne, effrayée de se retrouver seule au milieu d’une tempête qui faisait rage autour d’elle. Et cet affolement amplifiait son incapacité à créer. Elle en avait tellement peur que même cette mijaurée de Sibylle aurait pu la rassurer par sa présence. Pourquoi s’était-elle engagée dans cette aventure ? Qui avait décidé de la direction par ailleurs ? Pourquoi les avait-elle suivis ? Elle n’était pas habituée à se déplacer aussi loin de chez elle. Elle était toujours restée cloîtrée dans son château de son vivant et, depuis sa mort, ce n’était pas très différent.

Ses poumons lui faisaient mal et sa respiration se bloquait. Louise se sentait plus seule que jamais. Elle s’arrêta un instant, essuya ses pommettes et réfléchit. Elle ne devait plus se déplacer si elle voulait être retrouvée. Alors, elle s’assit en tailleur en apposant correctement sa robe autour d’elle, malgré les rafales. La sensation de suffoquer et l’impression de solitude diminuèrent. Elle ferma les yeux et se concentra. Elle devait créer quelque chose pour se protéger. Mais les bourrasques l’empêchaient de se focaliser sur ses pouvoirs.

Plusieurs minutes s’écoulèrent, le vent semblait faiblir, mais la jeune femme garda les paupières closes, de peur de ressentir de nouveau cet isolement qui l’avait finalement quittée. Tandis qu’elle ne sentait plus qu’une brise chaude, elle entreprit d’ouvrir un œil. Elle trouva alors un Hans médusé devant elle. Les rafales étaient toujours présentes, elles semblaient même déstabiliser le colosse qui regardait la Princesse bizarrement.

— Hans ! cria-t-elle de joie.

Elle se leva, ce qui fit reculer l’homme. Elle remarqua pourquoi elle ne ressentait plus la pression de la tempête autour d’elle. Un bouclier électrique l’entourait, la protégeant des tourbillons de brume. C’est ce qui avait dû surprendre son compagnon et maintenant l’effrayer.

— Mademoiselle Louise… autour de vous, balbutia Hans.

— Ce n’est rien, essaya-t-elle de le convaincre. Je suis en sécurité contre les rafales. Je peux tenter de le faire disparaître, ajouta-t-elle.

Le géant ne semblait pas l’écouter, il avait l’air terrifié et pétrifié par ce qu’il avait devant les yeux. La fumée s’engouffrait autour de lui et dans ses cheveux mi-longs, mais c’est ce qu’il voyait face à lui qui le terrorisait. À ce moment-là, deux mains fines à la peau sombre se posèrent sur les larges épaules du colosse. Louise reconnut Tadjou qui, en tenant fermement leur ami, lui poussa les genoux de son pied, les faisant se plier. L’homme se laissa tomber au sol et allonger sur le flanc par le jeune Dominicain. Après quelques instants, Hans sembla calmer sa respiration et reprendre ses esprits. Accroupi à son côté, le garçon regarda la Princesse.

— C’est la tempête qui nous effraie, déclara-t-il d’une voix fluette. Les vents sont moins forts près du sol, c’est comme cela que nous y échappons.

— Et moi, grâce à mon bouclier, comprit Louise.

Tadjou hocha la tête.

— Nous devons retrouver les autres et sortir de cet orage, suggéra-t-il.

— Je suis d’accord, mais comment allons-nous les trouver dans ce déchaînement climatique ? s’inquiéta la dirigeante.

Le jeune Dominicain sembla réfléchir un instant en regardant autour de lui.

— Je pense apercevoir quelqu’un par là, annonça-t-il en montrant du doigt derrière la Créatrice.

Louise se retourna, mais ne vit que de la brume violemment transportée dans des cyclones et des ouragans derrière son bouclier. Tadjou avait relevé Hans et passé un de ses grands bras sur ses frêles épaules pour l’aider à marcher. L’homme avait l’air quelque peu sonné par son expérience. La Princesse suivit alors ses compagnons dans la direction indiquée par le garçon.

Après plusieurs centaines de mètres, ils trouvèrent Lucas et Sibylle allongés et enlacés. Louise soupira bruyamment et râla :

— Vous croyez que c’est le moment pour vous baisoter.

Une mèche de la longue chevelure incarnate cachait les visages du couple. Mais lorsqu’elle releva la tête vers la Princesse, cette dernière remarqua la terreur dans son regard et regretta ses propos. Les deux jeunes se levèrent difficilement. Lucas avait les yeux fermés et se tenait à Sibylle.

— Que lui arrive-t-il ? osa demander Louise.

— La lumière ambiante l’a aveuglé, il ne voit plus rien, répondit la rouquine.

— C’est dans sa tête, intervint Tadjou. La tempête lui fait croire cela.

Le garçon lâcha Hans qui pouvait de nouveau se tenir seul et s’avança vers le Créateur effrayé.

— Lucas, souffla le Dominicain. Ouvre les yeux.

Le jeune homme secoua le menton. Il était trop terrorisé pour oser bouger. Sibylle se rapprocha de lui et Louise l’observa avec dégoût chuchoter à son oreille. Lucas se calma et finit par entrouvrir les paupières. L’expression de son visage changea instantanément, le Créateur semblait avoir recouvré la vue et paraissait soulagé. Louise fit claquer sa langue.

— Bien, s’impatienta-t-elle. Johny est encore dans la tempête. Restons près les uns des autres pour ne pas nous perdre.

Elle se tourna vers Tadjou qui parcourait les plaines vides du regard.

— Le vois-tu ? le questionna-t-elle.

— Non, répondit le garçon. Mais j’aperçois comme une lueur au loin, on dirait un phare. Johny est un ancien marin, s’il a distingué de la lumière, il s’y dirigera.

Il avait une main au-dessus des yeux, comme pour les cacher de la forte luminosité du ciel. Les bourrasques, toujours aussi violentes, empêchaient Louise d’apercevoir ce que le jeune garçon lui indiquait. Même dans sa bulle, elle ne voyait pas à plus de dix mètres.

— Très bien, finit-elle par approuver. Nous te suivons.

Le groupe s’enquit alors à parcourir, avec difficulté, le chemin que leur désignait Tadjou. Seule Louise n’était pas dérangée par les rafales. Elle apercevait également de la frayeur passer dans les yeux de ses compagnons, mais ils se reprenaient, connaissant à présent les effets de la tempête.

Tout à coup, la Créatrice ressentit le changement opérer autour d’eux. C’était comme si l’air se vidait, comme si la pression augmentait. Le groupe vivait la même chose qu’elle, puisqu’ils portèrent également leurs mains aux oreilles. La douleur fit tomber Tadjou au sol. Et puis, plus rien. Le bouclier de Louise disparut, tout comme la tempête. Ils étaient de nouveau dans un désert blanc, vide et chaud.

 ***

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