20. Le Messager

Katy ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas si elle devait considérer le jeune homme et son oiseau comme des kidnappeurs ou des sauveurs. De plus, la façon étrange qu’avait le harfang à la dévisager la rendait mal à l’aise.

— Co… comment ça, elle me dit bonjour ? bégaya-t-elle, faute de mieux.

Il parut embarrassé par cette question.

— Tempête était une femme du Clan des Sleineagyre.

— Pardon ?

— Clan des chouettes blanches…harf…f..

— Harfang ?

— Oui. Tempête était avant une femme du Clan des Harfang.

— Je ne comprends pas.

Rhyn secoua la tête, abandonnant l’idée de lui expliquer.

— Veux-tu me suivre ? demanda-t-il.

— Si je veux vous suivre ? Pourquoi ?

— Si tu ne me suis pas, alors les gardes ailés vont te faire prisonnière. Tu comprends ?

— Théo ! Il faut que je le sauve !

— Théo ? Je ne connais pas ce mot.

— Théodorus Stew, un ami. Le vieil homme avec les cheveux ébouriffés.

— L’homme aux cheveux blancs prisonnier ?

— Oui, il faut que je le sauve, que je le délivre. Il est tout ce qu’il me reste. Lui et… Johann. Il faut que je les retrouve, tous les deux.

Johann avait embarqué avant que les Amaryens ne parviennent jusqu’au port. Il devait être arrivé au Solcho. Il devait l’attendre.

L’étrange jeune homme parut comprendre ce qu’elle disait. Il hocha la tête, l’air grave.

— Viens, dit-il en l’invitant à monter sur sa machine volante, nous sommes trop près des gardes ailés.

Elle s’assit derrière lui. Cette position lui rappelait le jour lointain où Théodorus et elle avaient fui le Général sur une espèce de mouche volante. Cependant, cette machine-là ne ressemblait pas du tout à l’invention du vieil homme. Possédant une tête arrondie sertie de phares, elle avait deux grandes ailes faites d’un tissu élastique que Katy ne connaissait pas. À l’arrière, se trouvait un gouvernail semblable à une queue de chouette, fabriqué dans le même tissu. Plusieurs engrenages reliés à l’avant permettaient au conducteur de régler les ailes et le gouvernail. Sous le siège, elle voyait un grand compartiment de métal soudé à la machine.

Encore une fois, le décollage la surprit. Grâce à de petites roues, l’engin bondit en avant et atteint très vite le bord de la corniche. La jeune fille étouffa un cri quand elle se sentit emporter dans la chute de cette masse de métal. Mais la machine volante se rétablit rapidement et accéléra. Accompagné par le harfang du jeune homme, le véhicule fendait la brume avec facilité, et le léger bourdonnement qu’il émettait n’était pas si fort qu’elle l’aurait cru.

Bien que mal installée sur un siège prévu pour une seule personne, elle ne put s’empêcher d’apprécier cette sensation de vol. Comme à chaque fois qu’elle ne bougeait pas, elle se mit à penser à ceux qu’elle avait perdus. À Rupert.

Et Théo… ?

Cette idée lui paraissait insupportable.

 

___

 

 

Au bout de quelques heures de vol, le harfang nommé Tempête de Neige émit plusieurs cris flûtés. À la grande surprise de Katy, Rhyn répondit sur le même ton. Entendre des bruits d’oiseau dans la bouche d’un humain était étrange.

— Nous allons nous poser, lui glissa-t-il, Tempête a repéré un endroit idéal.

Peu après, la machine atterrit dans un cahotement à peine perceptible sur une corniche ressemblant à la précédente, mais beaucoup plus grande.

Le pilote sortit du compartiment situé sous la selle un flacon d’un liquide gluant et un briquet. Il versa un peu du produit sur le sol de pierre et l’alluma. La mélasse prit instantanément feu, il y mit alors une casserole remplie de poudres de différentes couleurs.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Katy.

— Dîner.

— Quoi ?

Il mélangea de l’eau avec la poudre.

— C’est notre dîner.

Elle considéra, circonspecte, la bouillabaisse qui chauffait dans la casserole.

— Alors, tu veux sauver le vieil homme prisonnier ? finit-il par dire après un moment de silence.

— Oui, je le dois.

— Je ne peux pas t’aider. Désolé.

La jeune fille ne répondit pas tout de suite, elle s’y attendait.

— Pourquoi m’avoir sauvée ?

Il sembla hésiter.

— Je ne sais pas. Peut-être parce que c’est injuste que tu es enfermée.

Elle scruta son visage.

— Mais qui es-tu ? Et pourquoi est-ce que vous condamnez les étrangers ?

Il touilla mollement le « dîner ».

— Je suis un Messager. Je dois apporter des lettres et des colis.

— Et ?

— Je ne peux pas te le dire. C’est à cause des Clans des Zerylve et des Andor. Les Faucons et les Aigles.

— C’est la deuxième fois que tu évoques des clans, qu’est-ce que c’est ?

Rhyn releva la tête vers elle, semblant hésiter. Soudain, Tempête de Neige poussa un bref hululement. Il se tourna vers la chouette puis planta ses yeux dans ceux de Katy et prit une grande inspiration.

— Les habitants du Royaume Ailé sont répartis en Clans. Le nom du Clan correspond à l’espèce d’oiseau qu’ils peuvent communiquer avec. Les reproductions entre clans sont interdites. Chaque Clan a son propre domaine de compétence et tous ses membres, ou presque, font le même métier. Les peintures sur le visage sont là pour identifier les gens. À chaque Clan correspond une manière de se peindre le visage ; en Aérien, la langue de ce pays, on appelle ça des Ryluk.

Il avait récité cela comme une leçon apprise par coeur, ce qui était sans doute le cas, puisqu’il avait parlé avec une certaine fluidité.

— Il existe une hiérarchie entre les Clans, et le chef du Clan le plus haut-placé est le roi ou la reine. Pendant des siècles, les membres du Clan des Harfangs régnaient, mais il y a exactement dix-huit ans, les Faucons et les Aigles ont monté un complot et ont réussi à prendre la place des Harfangs sur le trône. Ils ont exterminé tous les membres du Clan vaincu, ainsi que presque tous les représentants des Clans alliés, les Effraies, les Hulottes et les Laponnes. Du massacre des Sleineagyre, il ne reste qu’un seul survivant…

Il laissa sa phrase en suspens.

« Un Clan dont le nom correspond à l’espèce d’oiseau avec qui ils peuvent communiquer » « Sleineagyre, le Clans des Harfangs »

Katy jeta un oeil à Tempête de Neige.

— Tu veux dire… que tu es ce survivant ?

Il ne répondit pas et fixa les flammes, comme perdu dans ses pensées.

— C’est un peu plus compliqué que ça, murmura-t-il après un long silence.

Sa chouette vint se poser sur ses genoux et s’y lova. Il commença à la caresser comme si elle était un chat.

La jeune fille sentit qu’elle devait dire quelque chose.

— Moi aussi… j’ai tout perdu…

Les yeux bleus magnifiques se posèrent sur elle.

— Quand j’étais petite, je vivais dans un manoir en Alycie. Mon père était un soldat de carrière, ma mère une scientifique œuvrant pour l’armée. J’avais un petit frère, Timmy. Et un ami, confident et compagnon de jeu qui s’appelait Onetto…

D’une voix douce, elle déroula son histoire comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Les souvenirs affluaient et les mots s’écoulaient paisiblement. Sa vie s’assembla sous ses yeux. Jamais elle ne s’était confiée ainsi à quelqu’un, un inconnu en plus. Pourtant elle ne pouvait empêcher les phrases de se former sur ses lèvres. À la fin de son récit, elle poussa un long soupir. Elle se sentait plus légère. Elle regretta d’avoir tenté de les oublier pour oublier ses émotions et ses mots.

Rhyn l’observait d’un air indéchiffrable, il n’avait pas dit un mot depuis le début de son histoire. Lorsqu’elle eut fini, il se laissa de nouveau absorber par la contemplation des flammes. Elle se demanda s’il avait compris ou si elle avait parlé trop vite. Pourquoi lui elle avait dit tout ça, aussi.

— Je ne suis pas un Sleineagyre, déclara-t-il soudain.

Elle ne dit rien, se contentant de le regarder.

— Je ne fais partie d’aucun Clan. Je suis un Sang-Mêlé. Le plus grand tabou de ce pays.

Il prit une inspiration.

— Mon père lui-même était un Sang-Mêlé, il était issu de l’union d’un Harfang et d’un Corbeau, on ne peut trouver Clan plus opposé. Ma mère… était la reine du Royaume Ailé.

La jeune Alycienne entendit sa voix trembler légèrement.

— Il y a dix-huit ans, les Faucons et les Aigles se sont alliés. Il se sont servi de mon père, rejeté par tous, pour le corrompre. Ils l’ont rendu fou. La reine, la seule personne à l’aimer, s’en est rendu compte. Alors, quand elle est tombée enceinte, elle ne le lui a pas dit. Même en étant reine, elle n’avait pas le droit de faire un Sang-Mêlé. Alors à ma naissance, elle m’a confié à un couple de Merles en qui elle avait toute confiance. Quelques jours plus tard, mon père a été pris d’un accès de folie et l’a poussée du haut d’un balcon. Elle est tombée et elle est morte. Les Aigles et les Faucons ont fait passer mon père pour un meurtrier et un comploteur, il a été condamné à mort. Mais avant son enfermement, un incendie a détruit les quartiers des chouettes alors qu’il y avait une grande fête là-bas. Les membres des Clans des Harfangs, des Effraies et des Hulottes ont été exterminés. Bien sûr, tout ça a été mis sur le dos de mon père. Étant les Clans les plus influents après ceux des chouettes, les Aigles et les Faucons ont pris leur place. Jusqu’à mes huit ans, je ne savais qui j’étais réellement, mais un jour la milice a attaqué notre maison. Une des rares personnes qui savait que la reine avait un enfant avait avoué. Mes parents adoptifs ont été tués, mais grâce à Tempête, je m’en suis sorti vivant. J’ai ensuite découvert une lettre d’eux. Ils avaient anticipé ce scénario et m’avait préparé un mot pour m’expliquer tout.

Il marqua une pause, Katy était abasourdie. Parmi la dizaine d’habitants du Royaume Ailé qu’elle avait rencontrés, elle était tombée sur le prince déchu de la précédente dynastie.

— Mes parents adoptifs étaient des Messagers amis du chef des Messagers. Grâce à lui, j’ai trouvé un travail et une couverture. Officiellement je suis membre du Clan des Corneilles.

Elle sut au ton de sa voix qu’il avait fini.

— Je… tenta-t-elle.

Il secoua la tête.

— Ne dis rien. Je ne sais pas pourquoi je t’ai raconté ça.

— Moi non plus.

Elle plongea son regard noisette dans ses yeux bleus.

— Je vais t’aider, déclara-t-il soudainement. Je vais t’aider à secourir ton ami.

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