2. Le Collier d'Argent

Peut-être que je devrais être heureuse.

 

Mes examens sont derrière moi. J'ai survécu à mes études. Pourtant, quelque chose me tracasse.

 

Enfin, « quelque chose »...

 

Ce sont les mots de cet homme — Nolan. Ils m'ont chamboulé. Jour et nuit, je ne cesse de me répéter ces pseudo-conseils qui, en réalité, me demandent purement d'abandonner mes rêves, ce pour quoi je me lève chaque matin. Autant dire que l'envie me manque.

 

Pourquoi devrais-je arrêter ? Pourquoi ne pourrais-je pas devenir ECO comme lui, alors que je mets ma vie en danger à chaque Mission ? La dernière entrave encore le moindre mouvement de mon bras droit et de ma mâchoire. Malgré la cicatrice, ma joue m'élance à chaque parole — rien d'insurmontable, toutefois. Les plus graves séquelles se terrent sous la surface.

 

De la bruine m'arrose. Sac à bandoulière sur l'épaule, je m'étais mise en tête de me balader, histoire de réfléchir à tout cela. Y'avait-il une chance, aussi infime soit-elle, que je ne mérite pas ce que je désire depuis si longtemps ? 

 

Tss.

 

Et puis quoi encore ?

 

Les trois quarts des Yernas rêveraient d'accomplir de tels exploits. Ils galèrent déjà à respecter les dernières recommandations du gouvernement... à quelques exceptions près. Certains voient les trottoirs comme des tapis de course géants et gardent la tête baissée de peur de croiser une connaissance. D'autres luttent pour seulement parler. De quoi provoquer des scènes surréalistes.

 

Mon expédition finit par me ramener à la maison, non loin de la rue commerçante. Dans quelques minutes, papa, empli de fierté — d'une vraie fierté — sourira à l'idée que je puisse obtenir mon diplôme.

 

Enfin, j'espère. À défaut d'honorer ma promesse, j'avancerais sur le bon chemin.

 

Je grimpe les escaliers entre pots de fleurs, lierre, murets de verre et murs de pierre. Après identification de mon coeurtex, la porte de notre appartement s'ouvre. Une voix nasillarde s'en échappe ; mes dents grincent. Laurane. J'avais réussi à oublier sa présence... Soracle soit loué, je n'aurai pas à m'efforcer de l'éviter très longtemps, mais en attendant, mes poils se hérissent. Je pousse un soupir. Toute ma joie s'est volatilisée.

 

Leur engueulade les empêche de m'entendre. Les mots de l'un et les phrases de l'autre se mélangent, aucun sens ne s'en dégage, jusqu'à une intervention de papa.

 

— Tu ne veux vraiment pas répondre à mes questions, hein ? Tu n'en as rien à faire, tu ne vois pas l'impact que ça a sur les gens !

 

— J'ai besoin de parler à ma fille ! crie Laurane. Ma fille ! Mon unique enfant ! Tu captes pas ?

 

Je déglutis. Ne se demandait-elle pas si moi, j'avais envie de lui parler ? Bien sûr que non — elle connaissait la réponse. Voir son visage suffit pour faire bouillir mon sang et papa est au courant.

 

— Elle n'a aucune envie de te voir et tu le sais très bien.

 

— Qu'est-ce que t'en sais ?

 

— C'est moi qui l'accompagne depuis toutes ces années ! Je l'aide pour ses devoirs, je la console quand elle doute, je lui explique ce qu'elle ne comprend pas... j'essaie, du moins ! Je ne cherche que son bonheur. J'ignore ce que tu cherches, mais ce n'est pas la même chose.

 

— Parce que tout c'que tu dis, je l'ai jamais fait, moi ?

 

Elle est marrante, elle...

 

Non. Tu ne l'as jamais fait. Tu t'occupais peut-être de moi, quand j'étais petite (et encore...), mais depuis le collège, tu es aux abonnées absents. Le silence parle parfois plus que les mots et tu en es l'exemple parfait — tu as déchiré cette famille en partant, en revenant, en partant, en revenant et en sombrant dans l'inconnu. Ce n'est pas sa destitution qui fait chuter papa — c'est toi. Tu l'entraînes dans ta propre descente aux Enfers. Fut un temps, tu étais relativement charmante, mais aujourd'hui, avec tes cernes en puits, tes brindilles séchées sur le crâne et tes cigarettes suantes entre les doigts, tu n'es plus qu'une Absinthe.

 

L'amour rend aveugle, papa.

 

— Laurane, s'impose-t-il, la voix plus sombre. Tu as déjà fait ton choix quand tu as décidé d'y rester. C'est trop tard. Vanny a tiré un trait sur toi.

 

— Mais non, justement ! Oh, tu vas me rendre folle, toi, ma parole !

 

Derrière la cuisinière, elle s'arrache les cheveux comme des touffes d'herbe. Plus elles s'entassent par terre, plus l'atmosphère s'alourdit, et mon cœurtex aussi. Elle trimbale ses chaînes et ses boulets, ses peines et ses manigances ; sa présence, elle, dénue cet endroit de toute sa chaleur. Je ne peux en entendre davantage — je ne veux pas.

 

À cause d'elle, papa n'est pas en mesure de m'écouter. Margaret le fera peut-être...

 

Mes cuissardes salies foulent le vinyle, mais une force me retient. Ses mots — ils résonnent dans mon crâne. « J'ai besoin de parler à ma fille. » En voici, une méthode de manipulation comme j'en connais bien ! Et pas n'importe laquelle : une méthode d'Absinthe.

 

Si je veux accumuler les preuves incriminantes contre elle, je dois écouter. Elle mérite de souffrir pour ce qu'elle a fait à papa.

 

Et puis... quel est ce lieu où elle a décidé « d'y rester » ? 

 

— Ça fait... deux mois que je ne t'ai pas vu, soupire-t-il, et tu m'annonces ça ? Et puis quoi encore, le divorce ?

 

— Justement.

 

Ma mâchoire se fracasse par terre. Je refoule un gémissement. Ma joue m'électrise. Je m'étais assez éloigné pour louper quelques phrases, et d'un coup... le divorce ? Ce mot plonge le bâtiment dans un silence de mort. Les battements de mon cœur résonnent dans le couloir. Papa continue :

 

— Quoi, « justement » ? Arrête avec tes « justement » et explique-toi ! 

 

— On n'a plus le choix. Il faut mettre un terme à tout ça. Définitivement. J'ai besoin de...

 

— Non ! Tu fais toujours tout revenir à ta personne. Et moi, je n'ai besoin de rien ?

 

— J'y venais !

 

Les mêmes histoires, encore et encore. La colère m'étouffe. Mes pulsions prennent les rênes. Mon poing craque contre la porte. Plus loin, la discussion s'amenuise — ils m'ont entendu, je crois, j'espère, je sais. Toutefois, ils n'auront pas le temps de s'excuser. Les escaliers défilent sous mes pieds.

 

Une promenade ne suffira pas pour alléger mon esprit, cette fois. J'ai besoin de m'épancher, alors je cours à travers le Quartier Solace et le champ des Élytres, en direction du Margarheart Store, dans laquel je retrouverai la femme qui m'a couvé comme une grand-mère depuis ma naissance. De toute façon, j'ai l'habitude de passer la voir.

 

Margaret vivait au gré des journées et avait installé son atelier en partie en extérieur, pour profiter des sourires et des coups de vent éphémères. Une bâche épaisse la protège des torrents. Les perles de pluie y glissent, comme un toboggan, jusqu'à tomber dans la rivière pour fourmis qui se forme autour.

 

— Bonjour, Margaret.

 

La pauvre somnole sur son rocking-chair, à moitié endormie, bercée par les murmures de son peuple. Ma venue fait agiter les lunettes rectangulaires sur son nez en pied de chaudron.

 

— Oh, ma belle ! se ressaisit-elle. Je ne t'attendais plus aujourd'hui. Quelle surprise ! Ravissante comme jamais, je vois. Tu veux causer avec la vieille du quartier ?

 

— Certaines choses changent jamais. Je me permets parce qu'il y a encore une atmosphère tendue à la maison. J'ai plein d'émotions paradoxales qui se bousculent là-dedans.

 

Mon index effleure mon cœurtex, plus chaud que d'habitude.

 

— Et puis, Laurane est encore là. Cette fois, j'ai l'impression que...

 

Je n'ai pas besoin de terminer ma phrase.

 

— Oh non, mon pauvre papillon... Tes parents ne se rendent pas compte de l'influence qu'ils ont sur toi, et je sais qu'ils peuvent être têtus aussi bien l'un que l'autre. 

 

— T'inquiète pas, je vais bien, c'est juste que...

 

— Bien sûr que tu vas bien, ricane-t-elle. Tu vas toujours bien, n'est-il pas ? Allez, entre, je vais préparer ton thé. Tu m'expliqueras tout.

 

Quand je ne me sens pas chez moi à la maison, je le suis dans l'atelier de Margaret. Cette ECO à l'âge avancé et au métier fabuleux comme tragique est la forgeuse cordiale du quartier. On lui rend visite lorsque notre cœurtex est brisé, dans l'espoir qu'elle réussisse à lui redonner vie.

 

Métier fabuleux, car elle peut parfois rassurer ses clients, réparer leur source d'émotions et de sentiments, leur redonner le sourire dont elle se nourrit pour survivre.

 

Tragique, car elle se retrouver d'autres fois à les condamner des suites d'un choix qui n'est pas sien — les cœurtex ont tous un passé différent. Certains se brisent en plus de morceaux que prévu et finissent irréparables.

 

Mon pied foule le bois moulu et des effluves de rouille me titillent les narines. Heureusement, il y fait plus chaud, et j'essore mon cardigan à l'entrée pour le poser sur le portemanteau caché derrière la vitrine. L'habitude trace mon chemin vers le canapé en cuir, sur lequel s'assoient les clients avec qui Margaret discute. Elle m'en raconte parfois l'histoire : datant de l'avant-guerre, il appartenait à mon grand-père, ou du moins, à l'homme que j'avais considéré comme tel au cours de mon enfance. Papy-papy. Elle le connaissait presque autant qu'elle me connaît aujourd'hui... soit mieux que ma propre mère.

 

Chaque fois, la douce odeur d'un thé aux fruits rouges saupoudré de nostalgie m'accueille. L'odeur attire mon regard vers l'entrepôt, hors duquel la forgeuse se glisse au bout de quelques minutes, anse et coupelle entre ses doigts métalliques. La tasse fume ; je l'accepte. Margaret s'adosse à son comptoir.— Tu as passé tes examens, je me trompe ? Raconte-moi !

 

— Oui. Et je voulais justement rassurer papa à ce propos, mais...

 

— Rassurer ? Alors ça s'est bien déroulé ! 

 

Je lui offre un sourire.

 

— Oui ! J'ai tout réussi, même la déstructuration du cœurtex. Je suis bien partie pour te remplacer, je crois.

 

— Prépare-toi vite, alors, il ne me reste pas beaucoup de temps. 

 

Ma lèvre frôle la porcelaine brûlante. 

 

— Margaret, je ne... D'une, l'espérance de vie des ECOs dépasse 120 ans. Et de deux, là, j'aimerais éviter ce genre de pensées négatives. Je rigolais juste.

 

— Ah, pardonne-moi, ma chérie. En ce moment, garder la tête haute est... difficile.

 

La première gorgée ne me brûle pas le gosier. Elle m'acidifie la bouche, les joues et me plonge dans un lac de lave, tête la première. L'instinct de survie réplique. Le thé rouge asperge le parquet en cascade. Il dégouline sur ma mâchoire tremblotante.

 

— Merde, désolée...

 

Le médecin m'avait prévenue d'éviter les boissons trop chaudes les jours suivant l'accident. Moi qui pestais sur ceux qui n'écoutaient pas les ECOs, je peinais à suivre une si petite instruction. Margaret, éberluée, me considère sous des bégaiements affolés. Son pied étale la serpillière.

 

— Tu vas bien ? Je l'ai trop chauffé ?

 

— Je me suis blessée pendant ma dernière Mission. Au bras, aussi. Je vais attendre que ça refroidisse.

 

— Oh, oui... écoute, je ne veux pas te dire ce que tu détestes entendre, mais il y existe de bien meilleures façons de devenir Cœur d'Or.

 

— Peut-être, mais au moins, je fais le ménage. Yer'nayin en a bien besoin, en ce moment. Et toi aussi, d'ailleurs. Tu commences déjà les allusions à ta mort et honnêtement, j'ai du mal à croire en tes sourires. C'est pareil avec papa depuis des années, alors...

 

Margaret soupire. Ses doigts brillants tournoient autour des deux panachés de cheveux qui coulent sur ses épaules, sous sa coupe au bol. 

 

— On ne peut rien te cacher, décidément. Tu as raison.

 

— Alors ça continue d'empirer ?

 

— J'en ai bien peur, et je le supporte de moins en moins. Je n'ai pas plus de cœurtex à réparer que d'habitude. En revanche, annoncer avoir échoué à en rassembler un et avouer avoir dû abandonner est devenu l'équivalent d'une condamnation à mort... Or, je ne suis pas avocate. Je n'ai pas non plus choisi de travailler dans ce domaine. Je n'y suis pas préparée.

 

Ces tristes paroles concordaient avec la multiplication de Missions liées à la pénurie de cœurtex. J'en ai cherché, ce matin. Beaucoup d'entre elles demandaient d'apporter une assistance psychologique aux personnes dont les proches étaient affectés. La crise sévissait depuis quelques mois et continuait à prendre de l'ampleur. Certains se retrouvent avec un coeurtex brisé, irréparable, sans pouvoir en obtenir de nouveau. Mes poils s'en hérissent — vivre sans cœurtex, ce n'est pas vivre, car vivre sans cœurtex, c'est vivre sans émotion, sans désir, sans envie, justement, de vivre.

 

Et si personne ne nous empêche de mourir, la morgue nous tend les bras.

 

Je refuse toutefois de me plaindre. De mon côté, la pénurie n'a tué personne, et j'ai l'intention de préserver cette chance. Je me remonte le moral en me disant que, même si je ne deviens pas ECO, mon coeurtex restera longtemps indemne. Mes relations profondes se comptent sur les doigts de la main...

 

- J'espère que tu n'es pas en train de chercher la petite bête. Cet endroit est devenu un véritable dépotoir.

 

Margaret se hâte pour jeter à la poubelle des morceaux de cœurtex couleur ébène qui jonchaient le tapis oriental.

 

- On m'en apporte des trop usés par le temps, ou des brisés pour la troisième ou la quatrième fois, murmure-t-elle en s'appuyant sur le comptoir boisé qui grince sous la pression. Une expertise telle est nécessaire que des décennies d'expérience ne suffisent plus. Je m'habitue presque à laisser les gens à la porte et à voir partir des Yernas de marbre... La plupart vont pourrir ici.

 

- Les forgeurs cordiaux et toi faites un boulot admirable et respectable. Je suis sûre que les autres ECOs finiront par trouver une solution, t'en fais pas pour ça.

 

- Il faudrait déjà que l'on sache ce qui provoque un tel épuisement des ressources.

 

Que... Comment ça ?

 

- Vous... ne le savez pas ? Pourtant, les communiqués disent que...

 

- Les communiqués racontent bien des sottises, Vanadis. Les ECOs sont censés être sur un pied d'égalité. C'est ainsi que le gouvernement fonctionne. Si je ne le sais pas, personne ne devrait le savoir. Écoute, je vais te dire quelque chose, approche un peu.

 

La coupelle de thé grince contre une étagère. Margaret et moi nous enfonçons dans son atelier, près du rideau de perles qui délimite l'entrepôt.

 

- Le gouvernement veut faire croire que tout est sous contrôle, et c'est normal. Les ECOs restent extrêmement minoritaires à Yer'nayin, mais je peux t'assurer que nous craignons pour notre futur. De ce que j'entends dans l'Art-Terre, la pénurie est de bien plus grande envergure que ce que laissent penser les informations officielles. Les morts sont bien plus nombreux que ce que l'on ose avouer. Je me demande simplement quand ils arrêteront cette mascarade et qu'ils agiront en conséquence. 

 

- Mais...

 

Si tant de monde se devait de pleurer leurs disparus, nous les entendrions. Toutefois, elle ne mentirait pas ainsi.

 

- je suppose que je dédoublerai d'efforts pour être asociale, alors, ironisé-je.

 

- C'est un moyen comme un autre de se protéger, oui. Désolée de t'accabler de plus de négatif alors que tu venais ici pour repartir l'esprit léger.

 

- Non, c'est pas grave. On peut pas vivre comme si de rien n'était tous les jours, surtout si des gens meurent. Et peut-être que ça devrait pas, mais... ça fait que me motiver plus pour chasser des Absinthes.

 

Me battre contre ces fléaux de la société m'assurait un destin différent du leur. Même si je brisais accidentellement un cœurtex, c'en serait un vert, et ce ne serait qu'une avance prise sur les SCOs. On ne m'enverrait pas les rejoindre sur l'île régie par leur diable. Enfin, je doute qu'on y trouve un véritable démon - on raconte cette histoire pour apeurer les enfants. La vérité ne doit tout de même pas beaucoup s'en éloigner.

 

- Je ne juge pas utile le fait de placer les Absinthes dans notre ligne de mire, continue-t-elle. Le problème vient d'autre part.

 

- Tu vas devoir te rendre à l'évidence un jour. Ce sont eux qui brisent les cœurtex. Si des gens meurent, c'est de leur faute !

 

- Peut-être, mais il arrive également à des personnes exemplaires de briser des cœurtex sans le vouloir. C'est humain. Ne t'es-tu jamais retrouvée face à un garçon qui t'aimait passionnément, sans que tu ne ressentes quoi que ce soit pour lui ?

 

Ah...

 

L'amour à sens unique. Je ne connaissais que cela - pas car je tombais amoureuse d'inconnus, de pitres ou de narcissiques du dimanche, mais car eux tombaient amoureux, ou du moins, ils jouaient bien leur jeu. Je ne me suis jamais sentie investie dans l'une de mes relations. Aucune ne m'a investie comme je m'y attendais.

 

« Arrête. »

 

Bordel. En un mot, l'autre snob de Cœur d'Or s'est installé dans mon crâne comme dans son manoir, et sans payer le loyer. S'était-il doté d'un œil lisant dans les cœurtex ?

 

Ne pas ressentir l'amour, tel que le monde le connaît...

 

- Ça fait de moi une Absinthe ?

 

- Non, bien sûr que non ! Au contraire. Tu sais, je ne serais pas étonnée si tu avais déjà brisé le cœurtex de quelques jeunes hommes sans t'en rendre compte. Et pourtant, tu es toujours là, avec moi, et ton cœurtex rutile plus que jamais, en bonne santé.

 

- Je crois que tu me surestimes. 

 

- Tu t'embellis de jour en jour, mon papillon. Regarde tes cheveux, encore un peu et tu vas redevenir rousse... aussi ardente que la braise !

 

- Mes cheveux sont rouges justement pour ne pas être roux. Sinon, je ressemble trop à Laurane.

 

- Alors, regarde-moi cette chemise ! Tu attires l'œil. 

 

Encore trempée, cette dernière me colle à la peau et s'enfonce sous mes ceintures et, plus bas, les lanières attachées à mes cuissardes. L'idée que le monde puisse juger mes vergetures me coince la gorge, mais je me suis battue pour porter ces vêtements. Je le mérite. Les personnes qui n'aiment pas ce qu'ils voient n'ont juste pas de goût.

 

- Tu vas pas me demander de porter autre chose, si ?

 

- Jamais ! Laisse-moi te complimenter, Vanadis. D'ailleurs, j'ai un cadeau pour toi. Je pense que tu serais encore plus ravissante avec ceci...

 

Son tablier et sa robe blanche virevoltent derrière ses établis poussiéreux. Margaret revient, toute sautillante, le poing clos, et me demande de fermer les yeux. 

 

Lorsque je les rouvre, un collier d'argent pendouille entre ses doigts - un médaillon, aussi brillants que ces derniers, se démarque du reste de la pièce, souligné de formes gracieuses et uniques. Elle le pose dans ma paume et la lumière met en valeur des initiales gravées. Lorsque je les gratte de l'ongle, l'objet s'ouvre et dévoile un cadran de montre.

 

- Je l'ai fait pour toi, affirme-t-elle, un sourire juvénile sur le visage.

 

Je ne peux que me perdre dans ces aiguilles qui cliquettent au rythme de mon cœur. Voilà la particularité de Margaret - c'est une forgeuse cordiale, oui aussi une forgeuse, tout simplement, pleine de bonnes intentions. Lorsque son regard d'ange m'envoûte, je ne deviens que guimauve. Sans que je lui demande, elle m'attache le bijou autour du cou, et le voilà réfugié entre mon cœur et mon cœurtex, à l'abri des regards.

 

- Merci. Il est magnifique.

 

Je ne le lâcherai pas.

 

Margaret mérite son rôle de grand-mère. Elle m'a déjà offert des cadeaux, que je préserve au chaud dans ma chambre, mais jamais un ne pouvait me suivre à tout moment. Les présents, surtout ceux faits à la main, enferment l'essence même de l'offrant, pour que son énergie nous réconforte jusque dans les moments les plus sombres. Désormais, son esprit m'accompagnera partout où j'irai.

 

Le cœur léger, Margaret et moi discutons jusqu'à la fermeture, annoncée par le crépuscule. Elle qui habite à l'étage, son trajet n'est pas long, mais la situation m'accule - je me vois obligée de rentrer. Je prends mon courage, ou plutôt, le cadran offert, à deux mains, et la quitte pour braver la nuit venteuse en direction du Quartier Solace.

 

S'ils se disputent encore...

 

Bah. Je les ignorerai. Comme d'habitude. Ils ne savent plus communiquer sans gesticuler d'un air menaçant ou sans dégainer des regards tranchants. Moi-même, en présence de Laurane, n'usais que d'interjections dignes des plus profondes abysses pour exprimer ma lassitude.

 

Je monte les marches d'un pas hésitant. Lorsque j'arrive au palier, la station d'accueil extérieure reconnaît mon cœurtex et la porte commence à s'ouvrir sur un silence d'enterrement. 

 

Le soulagement m'arrache un soupir. Je n'aurai pas à esquiver leurs coups de couteau... mais l'entrée s'élargit encore. Des livres jonchent le sol et la table basse. Le tapis s'élève en une colline de poussière. Me suis-je trompé d'appartement, ou... ?

 

Mes doigts tremblotants se posent sur l'encadrement.

 

« Parfois, le silence parle plus que les mots. »

 

Et quel silence.

 

Ado, je me répétais ce proverbe dès que je devais affronter le mutisme de mes parents. Désormais, entre ces quatre murs étouffants, il prend une toute autre dimension. 

 

- Papa ?

 

Un taudis a remplacé notre maison. Malgré l'absence de bruit, la colère, la rage et le désespoir qui ont assiégé ces murs me bouchent les oreilles. Les feuilles éparpillées, l'étagère brisée, les couleurs chaleureuses refroidies par la bouillie de pixels crachée par la fenêtre défectueuse, et là, entre deux morceaux de porcelaine, une flaque de sang. Mon cœur s'écoule dans mes intestins. 

 

Je titube jusqu'à cette dernière. Écarte des éclats à moitié laiteux qui y nagent. Une pointe me perfore le doigt. Putain - je n'ai pas le temps de me blesser, il...

 

Certains morceaux ne sont pas blancs.

 

Ce n'est pas de la porcelaine, mais autre chose, impossible à confondre.

 

- Papa ! je hurle, une, deux fois.

 

Des souvenirs enfouis ressurgissent tels des prédateurs surprenant leur proie. Les Missions. Le brisement. Laurane. La discussion. Leur animosité. Son sourire. J'ouvre les portes à la volée.

 

Couloir. 

 

Salle de bain.

 

Chambre. Sa chambre.

 

Elle stagne, gravée dans l'espace-temps, comme capturée par un appareil photo. La vie lui manque, jusqu'à - 

 

jusqu'à une ombre, affalée par terre, près de son lit.

 

Non. 

 

Pas une ombre.

 

Papa.

 

Sans cœurtex.

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Aliam JCR
Posté le 09/01/2022
Bonsoir !

Je continue ma lecture et j'apprécie toujours autant ! Cependant, personnellement j'ai des difficultés à lire des longs chapitres sur des plateformes en ligne, tu devrais peut-être penser à les séparer :)
DylanLuka
Posté le 12/01/2022
Hello !

Oui je comprends, je suis dans le même cas.
En fait, je publie cette histoire sur Wattpad en parallèle, et j'y coupe mes chapitres en plusieurs parties. Je me suis dit que sur Plume d'Argent qui est un site moins "connu" ce serait peut-être sympathique d'avoir les chapitres comme je les ai écrits, mais c'est vrai que ça reste un écran et que moi-même essaie de passer moins de temps devant. ^^

Je pourrais établir une limite de 3000 mots, et si le chapitre dépasse, je commencerai à couper ? Par exemple, cela me ferait couper les deux chapitres que tu as lus qui font 4,6K et 3,5K (d'après PA), mais pas le 3 qui fait 2,6K.

Hésite pas à me faire part de ton avis, surtout que certains chapitres futurs sont bien plus longs. J'ai relu le plus long récemment et il fait + de 8000 mots !
Vous lisez