2. La pièce interdite

De la fin de la présentation et des heures qui suivirent, je garde peu de souvenirs. Renée et moi n'avions rien à rassembler : les Birdéliens n'étaient pas autorisés à posséder quoique ce fut.

Lady Merlette elle-même vint nous chercher. Dans le hall de l'orphelinat, plusieurs maîtresses de maison, à peine plus vieille que la nôtre, examinaient leur orpheline nouvellement acquise. La propriétaire de Garance claquait de la langue d'un air satisfait en examinant ses ailes noires.

Je n'avais jamais réellement eu l’occasion de mettre les pieds en ville et ce jour-là ne fit pas exception. Comme lors de notre arrivée à l'orphelinat, Renée et moi fûmes entraînées dans une voiture et eûmes à peine le temps d’apercevoir les pavés. Lady Merlette nous précéda et je dus soulever Renée pour l'aider à monter la haute marche de la voiture. L'intérieur était sombre – on avait tiré les rideaux blancs qui encadraient les deux petites fenêtres latérales. La seule lumière provenait de la fenêtre du fond, devant laquelle Lady Merlette s'assit. Sa silhouette droite se détachait à contre-jour. Nous prîmes place en face d'elle, intimidées, et Lord Fenring salua la Lady en refermant la porte derrière nous.

— Je te vois ce soir, Colin ?

— Bien sûr, répondit-il avec un geste de la main.

Et la voiture s'ébranla. J'ignore combien de temps nous mîmes pour atteindre la maison de Lady Merlette. J'entendais la rumeur de la rue autour de nous, mais je ne pouvais décemment pas écarter les rideaux pour voir ce qu'il s'y passait. Plusieurs fois, nous fûmes forcés de nous arrêter et j'entendis distinctement notre cocher vociférer des insultes.

La voiture finit par s'arrêter définitivement devant une maison quelconque. Juxtaposée à deux bâtiments identiques, je vis par la portière ouverte qu'elle comportait deux étages, mais aucun soupirail n'indiquait la présence d'un grenier. Je frémis. Les domestiques Birdéliens ne partageait pas les appartements de leurs maîtres et la pensée de passer nos nuits dans une cave me remplissait d'effroi.

Lady Merlette se leva et sortit en s'aidant d'une poignée astucieusement fixée à la paroi extérieure de la voiture. Sans nous attendre, elle grimpa la volée de marches du perron et pénétra dans sa maison, dont la porte s'était comme magiquement ouverte à son approche. Je sautai de la voiture, attrapai Renée et m'empressai de la suivre.

Le hall d'entrée s'obscurcit dès que la porte se referma derrière nous. Je distinguai un escalier en bois recouvert d'un tapis vert qui conduisait vers les étages et un autre, en pierres, qui descendait vers la cave. Je frissonnai de nouveau à la pensée de ce qui nous y attendait peut-être.

— Eh bien, elles ne sont pas bien rapides.

Effrayée, je levai les yeux vers la femme qui avait parlé. Elle aidait Lady Merlette à enlever son manteau et à le remplacer par un châle vert, attaché sur sa poitrine avec une épingle dorée en forme de corbeau. Elle portait une longue robe d'un vert sombre, un tablier blanc et avait un bijou similaire épinglé sur le col. Ses cheveux bruns, qui commençaient à grisonner, étaient relevés en un chignon parfait et elle portait des lunettes à fine monture d'argent. D'un geste, elle les remonta sur son nez alors qu'elle nous jaugeait. Renée se cachait derrière moi.

— Et il y en a deux ?

Lady Merlette lui adressa un regard d'avertissement et elle inclina la tête en signe d'excuse. Lorsqu'elle se retourna, je vis deux ailes transparentes de Birdélienne dépasser dans son dos.

— Voici la gouvernante Maddy, dit Lady Merlette. En mon absence, c'est à elle que vous obéirez.

J'ouvris la bouche d'étonnement. Comment une autre Birdélienne aux ailes quelconques avait-elle pu attirer l'attention de Lady Merlette ? Avait-elle été comme nous une orpheline ? Je compris que la gouvernante s'avérerait certainement être notre meilleure alliée au sein de la maisonnée. Si elle avait pu survivre aussi longtemps que le supposait son âge aux traitements de la Lady, elle devait détenir quelques secrets. J'espérai qu'elle serait d'humeur à nous les partager.

— Allons.

Lady Merlette en tête, nous traversâmes toutes les trois le hall d'entrée. Je ne distinguai que deux pièces latérales, en face des deux escaliers. Lady Merlette disparut au fond de la maison alors que la gouvernante Maddy nous les présentait.

— Voici le cellier et la salle de travail des domestiques. C'est là que vous irez si d'aventure Lady Merlette vous donne des travaux de couture. Allons à la cuisine. Dépêchez-vous un peu. Et chassez cet air terrifié de votre visage, il est insultant pour Lady Merlette.

Je m'y efforçai, sans grand succès. Avant de rentrer dans la cuisine, j'essuyai le nez de Renée, qui chouinait toujours.

La cuisine était une pièce très agréable, qui donnait sur une arrière-cour où je voyais sécher une lessive. Sur la table, une autre domestique birdélienne découpait des légumes. Elle nous tourna le dos, dans un premier temps, et nous ne vîmes que ses ailes de libellules magnifiques, parcourues de reflets bleutés dans la lumière du soleil. Lorsqu'elle se retourna, nous découvrîmes des cheveux blonds légèrement décoiffés, des yeux bleus et un visage lumineux quoiqu'aux traits tirés de fatigue. Elle portait une tenue similaire à celle de la gouvernante Maddy, si ce n'est que son tablier et ses manches étaient couvertes de farine. Dans l'air flottait une bonne odeur de pain frais.

— Voici la cuisinière Lucy, présenta Lady Merlette. Lucy, donnez à nos nouvelles petites mains de quoi tenir le reste de la journée. L'après-midi va être chargé et je ne veux pas qu'elles tombent dans les pommes après avoir sauté repas de midi.

— Oui, milady, répondit la cuisinière.

Le ton de Lady Merlette était dénué de compassion et je frémis en pensant à ce qui pouvait bien nous attendre pour le reste de l'après-midi. Lucy préleva deux petits pains d'un panier protégé par un torchon et nous les tendit. Renée ouvrit de grands yeux en recevant la nourriture -- le pain était plus gros que tous ceux que nous ayons un jour eu en mains. Elle attendit pour manger toutefois, guettant ce que j'allais faire du regard. J'hésitai.

— Eh bien, ne restez pas plantées là comme deux idiotes, dit Lady Merlette. Mettez-vous à table et dépêchez-vous de manger. Je ne vais pas vous attendre toute la journée. Une fois que vous aurez fini, vous rejoindrez Maddy dans la salle de travail. Elle vous donnera de quoi vous débarbouiller et vous habiller. Maddy, faites-moi chercher une fois que tout ça sera prêt.

Elle eut un dernier regard vers nous, plissa les yeux et ajouta :

— Surtout, ne soyez pas en retard.

— Bien, milady, acquiesça Maddy.

Je m'assis à table avec Renée, juste en face de Lucy qui continuait à s'occuper de ses légumes comme si nous n'étions pas là. Renée dévora son petit pain, mais je fis preuve de moins d'enthousiasme. J'avais peur de ce qui nous attendait. Lady Merlette nous avait dit de ne pas être en retard, mais elle n’avait pas précisé à quoi.

Je finis toutefois par finir ma portion – on ne gâche pas la nourriture – et j'entraînai une fois de plus Renée, qui m'avait attendue, en la tirant par la main.

— Lily, me demanda-t-elle en reniflant au milieu du hall d'entrée désert, tu crois que ça va être bien, ici ?

Je serrai les dents et n'osai pas lui donner de réponse. J'étais contente d'avoir eu droit à un repas de midi, mais je me méfiais. La froideur de Lady Merlette et l'air épuisé de la cuisinière Lucy soutenaient les rumeurs.

— Il faudra qu'on soit sages, répondis-je.

Ce n'était pas une vraie réponse, mais Renée devrait s'en contenter pour le moment. Nous étions arrivées au niveau de la salle de travail. Peu sûre de la marche à suivre, je frappai à la porte. Comme personne ne répondait, je l’entrouvris puis, y trouvant la gouvernante Maddy, j'y entrai.

— Vous en avez mis du temps, commenta-t-elle d'un air pincé. Allons, il vaut mieux ne pas faire attendre Lady Merlette plus longtemps.

Elle nous fit nous déshabiller et enfiler deux robes vertes. À ma grande déception, elles étaient semblables à celles que nous portions à l'orphelinat. Si le tissu vert sombre était de bien meilleure qualité, la coupe était identique et montrait nos chevilles Elles étaient beaucoup trop grandes pour nous mais Maddy nous dit qu'elle s'occuperait de les ajuster pour le lendemain. Elles étaient accompagnées de collants et d'un tablier blancs ainsi que de bottines en cuir, brunes et simples mais confortables et robustes. Maddy compléta l'uniforme en y attachant les petites broches dorées en forme de corbeau. Ce devait être la chose la plus précieuse que je n'avais jamais possédée... ou plutôt portée. Ma sœur et moi-même, tout comme nos nouveaux vêtements, restions la propriété de Lady Merlette.

— Ne vous emballez pas, grinça Maddy. Ce n'est que de l'acier peint. Pour le reste... vous êtes responsables de vos uniformes. Nettoyez-les s'ils sont sales et n'oubliez jamais une seule pièce en vous présentant devant Lady Merlette. Tressez-vous les cheveux en une natte ou deux. Ne parlez que si l'on vous interroge et... bah, le reste, ce n'est pas à moi de vous le dire. Allons, maintenant que tout ça est réglé, ne faisons pas plus attendre Lady Merlette. Montez au premier étage et ne traînez pas.

Nous nous exécutâmes sans attendre et retrouvâmes Lady Merlette sur le palier. Le tour de la maison qu’elle nous donna fut exhaustif – à une exception près. Le premier étage comportait les espaces de vie et de réception, dont un immense salon qui fut plus tard le théâtre de bien des événements. Le couloir desservait aussi une salle de billard, aux murs recouverts de bibliothèques surchargées. Elles prenaient tellement de place qu’il y faisait très sombre – et la couleur foncée du parquet n’arrangeait rien. Les bibliothèques étaient vides et tous les autres meubles de la pièce, y compris le billard, étaient masqués par des couvertures épaisses.

— Vous n’aurez pas beaucoup l’occasion de vous attarder ici, nous dit Lady Merlette, à part pour faire la poussière sur les étagères.

L’unique fenêtre de la pièce y déversait un mince rayon de soleil qui se faufilait entre deux lourds rideaux du même vert que le tapis du billard. Je vis y danser de gros moutons de poussière : la pièce n’avait pas dû être nettoyée depuis un bon moment. Je me demandai depuis combien de temps Lady Merlette n’avait pas eu de domestiques. Qu’étaient devenus nos prédécesseurs ?

L’étage possédait également deux chambres d’amis, occasionnellement occupées par le Dr Colin Fenring lorsqu’il était de passage en ville. Nous n’eûmes qu’une brève vue des deux pièces avant d’être entraînées plus en avant. La Lady nous conduisit au bout du couloir du premier étage, qui comportait une dernière pièce, tout au bout. La porte en était fermée à clé, comme nous pûmes le constater lorsque Lady Merlette en secoua la poignée.

— Cette pièce doit rester fermée, dit-elle en nous lançant un regard si froid et si dur que Renée se cacha derrière moi. Je vous interdis de vous en approcher. Si je vous trouve à fureter devant ou à essayer de forcer la serrure, vous serez punies comme jamais vous ne l’avez été.

En d’autres circonstances, la pièce m’aurait intriguée. J’aurais pris plaisir à échafauder des théories quant à son contenu et si l’occasion m’avait été donnée, je serais allée jeter un œil à travers la serrure. Mais l’air de Lady Merlette était si féroce que je m’empêchai d’y penser. La manière dont elle nous toisait était menaçante, tellement plus menaçante que les rumeurs qui l’entouraient. Entendre des histoires était une chose, mais en cet instant je pris pleinement conscience que Lady Merlette pouvait réellement se montrer aussi terrible qu’on la disait être.

— C’est clair ?

— Oui, milady, répondis-je en baissant la tête.

Comme Lady Merlette attendait toujours, je poussai Renée devant moi et la forçai à répondre d’un coup de coude.

— Oui, milady, bredouilla-t-elle, au bord des larmes.

— Bien. Avançons.

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Mentheàleau
Posté le 10/07/2023
Bonjour,
On se laisse facilement prendre par l'histoire. A ce stade, difficile de deviner si Lady Merlette est un agent du bien ou du mal, même si la deuxième solution devient de moins en moins probable.
En tout cas c'est drôlement bien écrit, bravo pour le cliffhanger à la fin du chapitre
Tac
Posté le 09/07/2022
Yo !
ça continue bien, cette affaire, dites donc ! La pauvre Renée !
J'ai relevé un petit détail : lorsque les soeurs reçoivent leur pitance, Maddy se transforme inopinément en Lady Merlette, alors qu'il est dit que c'est Maddy qui leur fait le tour de visite au début. Je pense qu'il y a eu une petite confusion ici..
Plein de bisous !
Thérèse
Posté le 25/08/2022
Ah, en effet on ne comprend pas bien qui quitte la pièce et quand, je vais revoir ça
Edouard PArle
Posté le 05/05/2022
Coucou !
Toujours cette ambiance très sympathique, d'une grande demeure froide, avec l'austère Lady Merlette. La pièce interdite à la barbe bleue ajoute un petit enjeu sympa. La manière dont tu la présentes donne l'impression qu'il va falloir plus que de la curiosité pour pousser la narratrice à y entrer...
Toute ça reste assez mystérieux, on ne connaît encore que la surface de certains personnages j'ai l'impression...
Mes remarques :
"quoique ce fut." -> soit ?
"que nous ayons un jour eu en mains." -> que nous avions pu avoir un jour en main ?
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 08/06/2022
Merci pour ton passage et tes remarques ^^
Vous lisez