2 - En route

 

Mercredi 22 juillet 2009 — Londres Banlieue Sud-Ouest – Près d’Epsom

 

Deux voitures immatriculées en France — une Golf IV grise[1] et une Alfa Romeo 147 anthracite[2] légèrement cabossée — étaient garées devant le bâtiment accueillant les bureaux du service spécial de Malcolm Little.

Malcolm Little avait depuis quinze ans pris les commandes d’une unité spéciale dont l’action visait à réduire les réseaux domestiques de trafic de biens et de personnes à Londres. Installée dans une base militaire un peu à l’écart de Londres, cette unité dépendant de la SOCA[3] et du MI5[4], au statut hybride, servait de liaison entre divers types de services de police et des entités internationales comme Interpol et Europol. À la requête de la Met ou d’autres corps de police avec lesquels ils collaboraient, ils prenaient en charge des enquêtes au long cours et en assuraient la coordination quand plusieurs services étaient impliqués. Ils opéraient sur tous les types de trafics et d’activités de crime organisé qui dépassaient l’ampleur d’un quartier londonien ou avaient des liens à l’étranger, mais une origine londonienne. Tout n’était pas parfait au sein de son unité, loin de là, mais il s’estimait satisfait des performances de ses subordonnés. Sa hiérarchie ne semblait pas mécontente non plus, hormis au sujet d’Ethan Coburn, un mobster irlandais installé à Brixton depuis plus de trente ans, qui, increvable cafard, paraissait résister à tout. Ce gangster — qui avait patiemment tissé un réseau solide et diversifié lui permettant de se développer dans des activités variées : contrebandes, fraude, recel, vol, extorsion, trafic de stupéfiants — demeurait sa némésis.

Debout en haut de l’escalier, à l’entrée du bâtiment administratif de la base — un édifice en pierres clair et à l’architecture épurée — il regardait en silence Duncan McRocklan et Andrew Talog charger le coffre de la Golf avec le matériel d’écoute et d’observation d’Andrew. Sidney arrangeait les sacs de voyage de l’équipe dans le coffre de l’Alfa Romeo. Le regard de Malcolm s’arrêta un instant sur les gestes fluides et mesurés de son subordonné. Il n’avait jamais osé demander à son subordonné s’il avait, dans une autre vie, été danseur. Les seules fois où il pouvait observer des hommes bouger avec ce calme élégant et cette puissance précise c’était lorsque sa femme le traînait voir des ballets. C’était d’autant plus troublant que Sidney était un être plutôt froid et brutal. Malgré cela, les pires actions chez lui semblaient enrobées de douceur et de grâce. Il pouvait frapper un individu en plein visage et prétendre ensuite que ça n’avait été qu’une caresse, un témoin aurait eu du mal à jurer du contraire.

— Malcolm, tu fixes ce pauvre garçon comme si tu allais le tuer.

— Pauvre garçon ? Sanders ? Ce n’est pas parce que l’on sait maintenant qu’il a fait une chose un peu noble dans sa vie qu’il faut l’absoudre de tout, Elizabeth.

Miss Thorpe soupira.

— Je crois que tu manques quelque chose chez lui. Tu l’as bien regardé hier quand il parlait ? Nonobstant le fait qu’on ne l’avait jamais entendu parler aussi longtemps en dehors d’un briefing, bien sûr. Tu n’as pas réalisé qu’il tremblait comme une feuille ? Tu n’as pas saisi qu’il était au bord des larmes ? Tu n’as pas vu sa rage quand il est sorti ? Il n’y a pas que Duncan qu’il faut inviter à consulter le psychologue du centre. Il y a bien plus dans cette histoire que ce qu’il a bien voulu nous laisser croire.

Le visage épais de Malcolm se transforma en une étendue de surprise et de confusion.

— Plus que quoi ? Comment ? J’ai bien vu qu’il n’était pas dans son assiette, mais personne dans la pièce ne l’était, nous n’étions pas sur un simple cas de vol de voiture après tout.

Miss Thorpe resta silencieuse un instant.

— Je ne sais pas te dire exactement Malcolm. Mais il y a quelque chose. Appelle ça mon intuition féminine comme tu aimes tant à décrire mon sens de l’observation, mais je te conseille quand même de garder un œil sur Sidney, et pas un œil suspicieux. Essaie peut-être une approche un peu plus bienveillante avec lui pour une fois. Tout le monde a un point de rupture, même Sidney Sanders.

— Allons bon…

Miss Thorpe soupira.

— Tu devrais parler un peu plus souvent avec tes subordonnés Malcolm, tu découvrirais peut-être des détails dignes d’intérêt.

Malcolm haussa les épaules.

La porte du coffre de la Golf claqua. Celle de l’Alfa Romeo fit son chemin en douceur jusqu’au déclic de fermeture. Sidney s’éloigna de quelques pas pour aller examiner un parterre de fleurs. Ses collègues s’appuyèrent contre la Golf et commencèrent à étudier l’itinéraire fourni par miss Thorpe.

— Tu es toujours sûre de vouloir venir, Elizabeth ?

— Si vous entrez effectivement en contact avec Inika Loisel, je souhaite être là, oui. Comment peux-tu imaginer un seul instant qu’elle ait envie de discuter de son expérience avec un rustre comme toi ?

— C’est bien aimable.

— Jolana, Steven et Jack, les seuls véritablement formés à ce type de situation ne sont pas disponibles, les deux autres… n’en parlons pas. Duncan et Sidney sont dans une position délicate, et Andrew n’est pas avec nous pour ça. Je suis la seule personne disponible. Si par extraordinaire des balles fusent, je te promets de me cacher et de ne pas remuer un cil jusqu’à ce que vous ayez fini de jouer aux cowboys.

Malcolm se contenta de sourire et descendit les escaliers d’un pas guilleret qui jurait totalement avec sa silhouette de brique enrobée de tweed brun.

— Sanders et McRocklan, dans l’Alfa Romeo. Talog, vous serez notre chauffeur à miss Thorpe et moi.

Un silence consterné accueillit cette répartition.

— Il y a six heures de route jusqu’à Étretat, ils vont s’entretuer, soupira miss Thorpe.

— Ou ils vont enfin crever l’abcès, j’en ai assez de leur guéguerre à ces deux-là.

Elle ne répondit rien et partit s’installer à l’arrière de la Golf d’un pas raide.

— Je conduis, décida Duncan. Sidney haussa les épaules et se dirigea comme lui vers la portière droite de l’Alfa Romeo.

— J’ai dit que je conduisais, grogna Duncan, t’es sourd ?

Son collègue répliqua, doucereux :

— J’entends parfaitement et je n’y vois aucun inconvénient.

Il se fendit d’un sourire moqueur en s’installant sur le siège passager de la voiture italienne.

— Putain… j’avais oublié, jura Duncan. Il contourna le véhicule d’un pas furieux pour s’asseoir à gauche, derrière le volant.

Andrew ouvrit le chemin. Quand la Golf les dépassa, les deux détectives purent voir le regard inquiet de miss Thorpe les suivre aussi longtemps que la souplesse de sa nuque le lui permit. Alors que la voiture quittait les gravillons de l’allée centrale pour le bitume de la route de campagne qui traversait la banlieue éloignée de Londres, Sidney lança la radio et réprima un léger soupir alors que les premières notes d’Under Pressure de Queen retentissaient, puis il tourna la tête vers la route et ne desserra plus les dents.

Duncan, qui depuis deux jours ruminait ses souvenirs reprit le fil de ses pensées. Il avait déjà vu sa sœur au moins une dizaine de fois finalement.

Il se souvenait clairement de Sidney. D’abord enfant, petit et effacé, puis adolescent, fil de fer boiteux aux gestes saccadés, au teint blafard et maladif sous sa carnation olive, ses cheveux noirs et ternes qui lui coulaient sur le visage. Il le revoyait au parc du quartier, près de l’aire de jeu.

L’été, aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il y était toujours avec ce garçon blond aux joues roses et rebondies de publicité pour enfant sage, un peu plus jeune que lui. Plus tard, ensemble, ils gardaient leurs quatre yeux rivés sur Inika, une petite boule d’énergie à la peau de bronze et aux yeux dorés qui leur faisait faire tout et n’importe quoi. Il se souvenait chaque fois avoir ressenti une rage noire devant la joie de Sidney quand il était avec ces deux enfants. Rage qu’il n’avait à l’époque pas pu s’expliquer et qu’il justifiait par le fait qu’il le détestait de toute façon, depuis toujours. Il le détestait suffisamment pour justifier de guetter ardemment le moment où les deux enfants seraient à nouveau chez eux, histoire de pouvoir aller l’injurier ou le frapper de tout son saoul.

Avec le recul, avait-il compris que chez lui, une chance précieuse, celle d’avoir une sœur lui avait été ôtée ? Sans savoir qu’Inika était sa sœur, ça lui semblait peu probable. Comment aurait-il pu le deviner ? Dans ses souvenirs, elle avait une carnation différente de la sienne, plus sombre et matte et, les rares fois où il l’avait vu d’assez près, il avait remarqué ces étranges yeux d’un brun tellement clair et lumineux qu’ils en semblaient dorés. Lui avait le teint plus clair que celui de sa mère, un profil quasi caucasien et les yeux bleus striés de brun de son père. La gamine dont il se souvenait ressemblait certes fort à ses cousines, mais à cet âge-là pour lui, elles se ressemblaient toutes. Seuls ses yeux si particuliers suggéraient qu’elle était métisse. Il se souvenait maintenant des rumeurs et de l’agitation que l’arrivée de cette petite sur le palier des Wells avait provoquées dans le quartier. Les théories étaient allées bon train, mais il ne l’avait jamais rattachée à sa propre famille. Après tout, Parvati McRocklan n’était pas la seule asiatique du quartier, loin de là. L’affaire ne l’avait pas spécialement préoccupé à l’époque et d’année en année, elle était simplement devenue un visage familier de plus l’été, au parc et dans les rues de son pâté de maisons.

Cette enfant lui était sortie de la tête depuis presque vingt ans, même les yeux dorés de Coburn n’avaient pas fait ressortir son souvenir. Aurait-il même fait un lien, tant cela semblait improbable ? Mais depuis deux jours, il revoyait Sidney et l’autre garçon jouer avec, la pousser sur une balançoire, la faire sauter dans leurs bras. Il la voyait encore un peu pataude à deux ou trois ans, se précipitant régulièrement dans les bras de son frère ou grimpant sur les genoux de Sidney pour s’y reposer un instant.

Il avança dans ses souvenirs. Il la retrouva vive et pétillante, vers cinq ans, grimpant sur des échelles ou dévalant le toboggan du terrain de jeux. Sidney alors presque adulte, mais pas encore tout à fait, athlétique, élancé et gracieux, et le frère d’Inika devenu un grand adolescent rond et musclé à l’allure langoureuse, assis côte à côte, la regardaient s’ébattre avec les autres enfants. Sidney et le frère d’Inika, main dans la main.

Main dans la main…

D’où venait ce souvenir impossible ? D’où venaient ces souvenirs impossibles tous autant qu’ils étaient ? Dans chacun d’entre eux…

Sidney hurla en attrapant le volant et en redressant la voiture.

— LA ROUTE DUNCAN, LA ROUTE !

Duncan reprit soudain ses esprits, la main de Sidney lâcha prestement le volant. Le conducteur inattentif faillit s’excuser puis s’abstint, présenter des excuses à ce type alors que c’était de sa faute, hors de question.

— Veux-tu que je conduise ? proposa Sidney d’un ton sarcastique. Si tu ne connais pas encore ta droite de ta gauche, ce n’est pas à trente-cinq ans que tu vas apprendre. Nous ne ferons pas deux kilomètres sur une route française sans provoquer un carambolage.

Duncan s’apprêta à répondre une insulte, mais se ravisa. Il gara la voiture sur le bas-côté, ouvrit la portière et sortit.

Sidney, surpris, haussa les sourcils, ôta sa ceinture de sécurité et se laissa glisser avec souplesse sur le siège conducteur. Il régla le siège alors que Duncan s’installait et démarra en douceur.

Duncan reprit sa rêverie en regardant la main aux longs doigts minces et à la manucure impeccable de Sidney posée nonchalamment sur le levier de vitesse. Il savait que s’il posait sa main dessus, volontairement ou par inadvertance, la réaction de l’homme serait immédiate : il briserait prestement le contact avec un frisson de dégoût. Il ne touchait personne, ne prenait personne dans ses bras, ne serrait même pas la main. Le seul moyen de toucher ou d’être touché par lui était de se battre avec. Alors pourquoi tant de tendresse et de douceur dans les bribes de souvenirs qui lui revenaient ? Était-ce pour ça qu’il les avait effacées, parce qu’elles ne collaient pas avec l’image qu’il avait de son ancien voisin et souffre-douleur ?

Chaque fois qu’il avait été témoin de ces instants privilégiés, il avait après tout mis un point d’honneur à le punir. Une pierre, un crachat, un croche-pied, plus tard de simples insultes.

Sidney et le frère d’Inika se tenant la main… L’image lui revint, quelques autres détails remontèrent, qui ne le rendirent pas fier. Le dossier assemblé par miss Thorpe la veille mentionnait un certain Jude Loisel, trente-deux ans, traducteur et interprète.

Il vivait encore avec Inika, ou plutôt Inika habitait avec lui dans la maison familiale. Leur mère était décédée prématurément d’un cancer foudroyant trois ans auparavant et leur père, diplomate, était actuellement en mission en Inde pour plusieurs mois. Elle n’avait pu trouver qu’une photographie de Jude, plutôt datée. On y voyait un vingtenaire à l’apparence juvénile, mais athlétique, les cheveux plus sombres que dans son souvenir, mais toujours blonds et à peine coiffés en une masse épaisse et bouclée. Sur la photo il portait T-shirt avec le smiley grimaçant du groupe Nirvana[5], un jean troué, et posait, souriant, à côté d’un vélo de BMX[6] boueux. En fond, un skate park. Miss Thorpe, en si peu de temps, n’avait trouvé aucune image récente d’Inika, et si son frère avait un site web pour faire la promotion de son activité de traducteur, elle, n’avait aucun profil à son nom sur aucun réseau social. Il avait essayé lui-même, Google ne ramenait aucun résultat probant lorsque l’on cherchait son nom. Elle semblait donc assez discrète.

— Sid’…

— Mmh ?

— Andrew m’a dit que tu as assuré à Malcolm qu’Inika ne te reconnaîtrait pas. Mais Jude Loisel, il avait quoi, seize ans, la dernière fois que tu l’as vu ?

— Mmh.

— Tu ne crois pas qu’il va poser des questions ?

— S’il m’aperçoit, il sera mort avant d’ouvrir la bouche, répondit Sidney d’un ton léger sans lâcher la route des yeux.

Duncan resta quelques instants sans voix. Ses souvenirs et le comportement de Sidney formaient une dissonance difficile à réconcilier. Il n’avait pas rêvé ces gestes, il y avait la douceur et la tendresse avec Inika. Les embrassades de l’enfant après chaque victoire dans un jeu, la gamine sur ses épaules pour rentrer dans leur rue, les câlins après une chute. Tout ce qui a posteriori ne semblait qu’une conduite normale avec une fillette qui paraissait alors naturellement très expansive. Et il y avait la relation plus trouble avec Jude, les œillades, les mains qui se liaient et se déliaient, une tête qui se penchait dans le cou de l’autre pour murmurer quelque chose. Les regards tendres et sensuels de Jude. Une complicité totale. Tout ce qui avait profondément horripilé Duncan à l’époque.

Maintenant, il annonçait simplement qu’il souhaitait le tuer à vue. Que s’était-il passé après ? Une dispute ? Sidney avait disparu du quartier l’année de ses dix-huit ans et n’y avait vraisemblablement plus remis les pieds. Duncan était resté quelques années de plus, mais n’allait plus au parc à part pour courir et partait souvent en voyage l’été, il n’était même pas sûr d’avoir jamais croisé les Loisel à nouveau. Sidney en revanche, était toujours resté dans son périmètre. Il l’avait d’abord revu régulièrement sur le campus de l’université qu’ils fréquentaient tous les deux. Plus tard, il avait commencé à voir son nom apparaître ici ou là dans ses enquêtes. Un beau jour, il l’avait retrouvé sous ses ordres dans le bureau des brigadiers de son service, et, quelques années plus tard, au même rang que lui.

— Malcolm risque de ne pas apprécier le geste, répliqua Duncan se tirant une bonne fois pour toutes de ses réflexions. En revanche, je veux bien savoir ce qu’il t’a fait pour que tu désires le tuer. La dernière fois que je vous ai aperçu ensemble, vous étiez plutôt prêts à vous rouler des pelles. Te connaissant, c’est…

— Ta gueule.

— J’ai touché quelque chose ?

Sidney tourna un instant un regard narquois vers son collègue puis redirigea son attention vers la route.

— Jude embrasse particulièrement bien, et bien plus encore, si c’est là ta question. En revanche, notre relation passée ne concerne que lui et moi. Et ne t’avise pas de toucher quoi que ce soit.

— Tu n’es pas mon genre, grogna Duncan pris de court par sa désinvolture sur le sujet.

— Me prends-tu pour un crétin Duncan ? Nous nous connaissons depuis trente ans. Je suis tout à fait ton genre, tu n’aimes que les grands bruns. Tu la fermes gentiment sur ma relation avec Jude et je ne dirai rien à cet homophobe de Malcolm sur le fait que ton cousin Mark[vi] n’est pas ton cousin, mais ton compagnon depuis… sept ans ? Ainsi, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Duncan était devenu pivoine. Sidney le regarda un instant et soupira.

— Tout le monde le sait. Tout le monde sauf, semble-t-il, ce bœuf de Malcolm et c’est heureux. Tu es discret comme un camion-poubelle.

Durant un très long moment, seule la radio déversa son flot de musique pop, parfois brisé par un juron de Duncan. Sidney naviguait paisiblement sur la route calme, les panneaux indiquant le tunnel sous la manche se faisaient de plus en plus fréquents.

— Depuis quand tu sais ?

— Depuis Danny Lyons.

— Mais, c’était mon premier…

— Je te l’ai dit Dunny : discret comme un camion-poubelle.

— Ne m’appelle pas Dunny. Ça fait quinze ans que tu sais et tu…

Sidney l’interrompit en frappant sèchement le volant.

— Je quoi, encore ? Quel est ce soudain besoin de me parler McRocklan ? Je comprends que ça puisse te sembler étrange, mais une vague éthique régit ma vie. Dans mes règles, un homme décent ne viole pas les femmes et ne sort pas du placard les gens qui ne le souhaitent pas. Si tu espérais en apprendre plus sur Inika Loisel, sache que cette conversation n’ira jamais dans ce sens. Tu n’as qu’à attendre quelques heures et tu auras des informations de première main. Laisse-moi en paix maintenant.

Ses doigts s’étaient crispés sur le volant. Il reprit son calme et retrouva rapidement son attitude sombre et distante. Duncan remonta les pieds sur le siège, enlaça ses genoux et replongea dans sa rêverie, la tête de côté, les yeux fixés sur les mains de Sidney.

L’homme portait une chemise lie de vin, une cravate de soie noire et un costume noir avec un veston ajusté. Sa veste était posée sur la banquette arrière. Au poignet gauche, il avait une montre de marque, discrète et sans prétention, mais indiscutablement hors de prix. Son poignet droit était encerclé d’une mince bande en argent ornée de motifs délicats. D’ici, il pouvait voir quelques minces cicatrices pâles sur le dessus de sa main droite et une phalange du petit doigt légèrement déformée. Combien de fois avaient-ils roulé ensemble dans les graviers d’un terrain vague ? Était-ce lui qui lui avait cassé ce doigt ou était-ce les vestiges de son travail d’homme de main pour Coburn ?

Il jura encore et se força à penser à autre chose qu’à Sidney et Jude enlacés sur ce banc et à tout ce que ça avait éveillé en lui à ce moment-là. Pas étonnant que la présence d’Inika soit passée au second plan, cette fureur n’était que, quoi ? De la jalousie ? Voir ces deux-là faire avec un naturel désarmant ce qu’il bloquait chez lui de toute ses forces, c’était de la torture. Il marmonna un dernier juron et s’endormit, épuisé.

 

*

 

Lorsqu’il s’éveilla, Sidney garait la voiture sur une aire d’autoroute française désertique. Quelques mètres plus loin, Andrew, miss Thorpe et Malcolm sortaient de la Golf pour se dégourdir les jambes. Duncan déplia ses membres ankylosés et regarda Sidney, celui-ci lui tournait déjà le dos pour sortir.

Il attendit quelques secondes que ses jambes retrouvent une sensation en observant l’homme se diriger vers le bloc en préfabriqué de l’aire qui hébergeait les toilettes et il sortit à son tour. Andrew l’accueillit d’une tape sur l’épaule et d’un sourire inquisiteur. Enfin quelque chose de normal et de familier.

— Ça se passe bien dans la Golf ?

— À merveille. Malcolm ronfle. Au point de couvrir le son de la radio, ce qui n’est pas plus mal vu qu’il n’écoute que du classique. Miss Thorpe parvient à faire des mots croisés à l’arrière de la voiture sans avoir le mal des transports, je suis admiratif. Et toi ? Je suis presque surpris de constater qu’aucun de vous deux n’a le nez en sang.

Duncan soupira en se remémorant leur conversation qui, bien que remuante, avait été presque courtoise.

— Sidney garde bien les mains sur le volant quand il conduit. Viens, on va discuter un peu. À l’écart.

Andrew regarda avec étonnement le visage soudain résigné de Duncan. Ils marchèrent jusqu’à la limite de l’aire, près d’un bosquet. Il faisait gris et venteux, mais doux en ce mercredi de juillet et l’autoroute n’était pas fréquentée à cette heure-là. Duncan enfonça les mains dans sa veste de toile légère, puis se ravisa : de la main droite, il tira un paquet de Dunhill[7] de sa poche intérieure et en saisit une dans le paquet directement avec sa bouche. Andrew sortit un briquet de sa poche de jean, lui alluma et s’adossa à un arbre, dans l’expectative.

— J’ai eu une conversation assez… spéciale avec Sidney en route.

— Le fait que vous ayez eu une conversation tout court est en soi assez spécial, Dunn’, railla Andrew avec un sourire moqueur.

— N’en rajoute pas, veux-tu ?

— Pardon, tu as l’air foutrement sérieux, ça ne te ressemble pas. Continue.

— On a parlé de Mark, lâcha Duncan, il planta son regard fatigué dans les yeux bleu pâle de son co-équipier et attendit.

— Ah.

— Oui.

— Et tu espères que je dise quelque chose en particulier à propos de Mark ?

Duncan se passa fébrilement la main dans les cheveux.

— Je n’en sais rien, Andy.

Quelques camions passèrent sur l’autoroute. Duncan tirait sur sa cigarette en regardant dans le vide, de temps à autre, son tic nerveux venait creuser une fossette dans sa joue.

— Vous avez l’air très bien ensemble et j’en suis très heureux pour toi, Duncan, dit finalement Andrew avec douceur.

— OK, donc toi aussi tu savais. Merde…

— Ben… Oui. J’aurais bien aimé que tu m’en parles avant, je te raconte tout chaque fois qu’une nana me brise le cœur après tout. Mais bon, ce n’était pas à moi de décider quand tu serais prêt.

— Merci… je suppose, soupira Duncan. Malcolm nous fait signe… on va repartir.

—Yup.

Andrew se redressa et épousseta les dos de sa veste d’un revers de main. Ils s’avancèrent vers les voitures. Duncan fit tomber l’extrémité incandescente de sa cigarette au sol et posa le mégot dans une poubelle.

— N’empêche, je me demande quel genre de conversation tu as eue avec Sid’ pour que vous en veniez à parler de ce que tu fais de ton cul.

— Ne gâche pas tout, Andrew, tu étais parfait jusque-là, geignit Duncan.

— Pardon, le revoilà aussi, il reste deux heures de route environ, vous tiendrez ?

Duncan haussa les épaules et regagna le siège passager. Sidney avait repris sa place derrière le volant et démarré.

Maussade, il recommença à fixer les mains de l’homme en se demandant si parler à Andrew l’avait soulagé ou non. Allait-il vraiment à l’avenir partager ses déboires de couple avec son co-équipier ou une gêne resterait-elle ? Ils avaient déjà bu des verres tous ensemble : Mark, Andrew et lui. Et alors qu’il savait, Andrew à aucun moment n’avait semblé incommodé ou n’avait émis la moindre remarque. Sous ses airs un peu épais, ce Gallois était un trésor de délicatesse.

Il y avait une marque. Rouge. Juste au-dessus du joint de l’index et du majeur de la main droite de Sidney. Elle n’y était pas avant. Il s’était sûrement cogné quelque part en allant aux toilettes. Une légère dépression et une rougeur. L’autoroute était vraiment calme maintenant. La dextre du chauffeur silencieux se reposa nonchalamment sur le levier de vitesse, il se cala un peu plus confortablement dans le siège et un mince sourire qui semblait douloureux vint caresser un instant son visage.

— Je peux rallumer la radio ?

Bref haussement d’épaules. Duncan chercha une station, elles étaient toutes en français à présent. Il choisit au hasard une station qui ne semblait passer que des tubes de rock et de pop entrecoupés de jingles à rallonge et de publicités à la musique agaçante.

— Je ne parle pas français. Ils disent quelque chose d’intéressant ?

— Qui te dit que je parle français ?

— Tu parles russe, allemand et albanais, tu as bien dû aussi apprendre le français pour occuper tes longues soirées solitaires. Tu ne gères pas la liaison avec les services de police français juste parce que tu sais dire « croissant », aux dernières nouvelles.

— Tu as oublié le portugais et, non, ils ne disent rien d’intéressant. Toi non plus.

Le reste du trajet se déroula dans un silence qui se tendit à mesure que leur destination approchait.

 

*

 

Ils arrivèrent dans une impasse au nord du petit village touristique d’Étretat, près de là où vivaient Jude et Inika dans une jolie maison blanche d’un étage, trônant au milieu d’un jardin paysagé exquisément entretenu.

Lors de ses discussions avec les autorités locales pour obtenir les autorisations nécessaires à leur intervention, miss Thorpe avait appris que les voisins directement en face de chez eux, les Gaumond, avaient prévenu la police de leur départ pour des vacances prolongées. Un bref appel et ils avaient autorisé la réquisition de leur demeure par les forces de police. L’excuse officielle était qu’une bande de cambrioleurs semblait faire des repérages dans cette rue aisée. Trop heureux de s’assurer gratuitement de n’être pas cambriolés, les voisins avaient confié à la police le code du système d’alarme et l’endroit où trouver un double des clés de la porte arrière. Ils avaient simplement prévenu que leur voisine, Inika Loisel, risquait de passer pour arroser les plantes du rez-de-chaussée.

Les deux maisons étaient assez distantes l’une de l’autre, mais la haie du jardin des Loisel n’était qu’une petite bordure de buis et l’équipement d’Andrew était suffisamment perfectionné pour fonctionner correctement à cette distance. De plus, l’une des fenêtres du premier étage de leur repaire offrait une vue splendide sur la façade de la maison des Loisel, y compris sur la grande baie vitrée du living.

Ils étaient arrivés par l’arrière de la maison et, après avoir garé les deux voitures à distance l’une de l’autre, dans une petite rue un peu plus loin, les cinq équipiers pénétrèrent dans la cuisine de la demeure réquisitionnée.

— Mettez tout au premier, rappela Malcolm et pas une poussière de déplacée au rez-de-chaussée. Je ne sais pas si la petite est observatrice, mais on ne va pas prendre de risque.

 

Une heure plus tard, tout le matériel d’Andrew était installé dans une chambre dont les fenêtres se trouvaient sur la façade avant, vraisemblablement la chambre des parents. La pièce était tapissée d’un épais papier peint représentant des volutes rosées et bleutées dans des tons pastel. Un grand lit king-size trônait contre le mur faisant face à la porte entre deux tables de chevet modernes en pin. Les volets n’étaient pas fermés et il avait juste légèrement et lentement déplacé les imposants rideaux crème qui occultaient la fenêtre pour glisser son microphone et pointer correctement la caméra. L’ordinateur portable diffusant maintenant le son et l’image était posé sur une coiffeuse collée contre la cloison près de la porte menant au couloir. Il y avait déjà un tabouret au siège molletonné devant, Duncan était également allé chercher une chaise de bureau dans la chambre d’un des enfants de la famille Gaumond.

Sidney s’était installé dans un petit fauteuil crapaud en tapisserie fleurie dans un recoin près de la fenêtre, ses longues jambes étendues devant lui, croisées aux chevilles. Il avait sorti de son sac un petit volume à la couverture de cuir noir. La lumière pour le moment était juste suffisante pour lire. Il était 16 h.

Malcolm s’établit sur le lit, un journal à la main. Miss Thorpe était partie se reposer dans la chambre d’un des enfants. Duncan et Andrew prirent place devant l’ordinateur.

Chez Jude et Inika Loisel, rien ne remuait.

 

*

 

À 18 h, Malcolm sortit de sa torpeur.

— Rien ne bouge ?

— Juste le chat. Il est passé du coussin du canapé à la table basse.

— Sanders, miss Thorpe a préparé une liste de restaurants proposant des plats à emporter ?

— Oui.

— Trouvez une pizzeria dans ce trou et passez commande. Vous irez les chercher aussi. Je prends une hawaïenne.

Son annonce causa une moue dégoûtée synchronisée sur le visage de Duncan et Andrew.

— Deux pepperonis pour moi et Dunn’. Je crois me souvenir que miss Thorpe a un faible pour les 4 saisons.

Sidney hocha la tête et se leva pour trouver dans son sac la liste fournie par miss Thorpe et son téléphone portable. Il passa la commande pour une hawaïenne, deux pepperonis, une quatre-saisons et une margarita. Son français était fluide, à peine teinté d’un léger accent anglais. Il raccrocha et consulta sa montre.

— Trente minutes, annonça-t-il à personne en particulier.

Il rangea son carnet et son téléphone et reprit sa place dans le fauteuil. Le soleil avait trop tourné pour lui permettre de lire dans la pénombre de la pièce maintenant et allumer une lumière à l’avant de la maison était impensable. Il regarda Duncan et Andrew qui, pour passer le temps, avaient sorti un jeu de cartes et tapaient le carton en silence devant l’ordinateur.

Vingt minutes plus tard, il se leva et se glissa dehors par la porte de derrière. Il gagna l’Alfa Romeo et se mit en route vers la pizzeria à quelques minutes de là, les rues étaient calmes. Alors qu’il allait s’engager dans un carrefour, il s’arrêta devant un passage protégé pour laisser traverser un piéton. Celui-ci le remercia d’un signe distrait de la tête et continua son chemin plongé dans ses pensées. Jude Loisel rentrait chez lui. Sidney se retint de sortir de la voiture et de lui courir après. Il respira profondément et reprit sa route.

Le trajet du retour se passa sans incident, il se glissa dans le jardin, envoya un SMS à Duncan pour savoir si la voie était libre. Son collègue lui indiqua que tout allait bien, il entra et remonta avec les pizzas.

Miss Thorpe était revenue dans la pièce, elle avait apporté une autre chaise et une petite table pliante qu’elle avait installée au pied du lit. Sidney déposa les pizzas dessus.

— Jude est rentré, signala Duncan maintenant subjugué par l’écran.

— Je sais, je l’ai croisé sur le chemin.

— Il t’a vu ?

— Non. Il était dans ses pensées.

Sidney avait pris sa boîte à pizza et s’était réinstallé dans le fauteuil crapaud. Duncan le regarda attentivement, soupira, puis revint à l’image bien claire sur le moniteur.

Jude avait ôté la chemise blanche cintrée et le pantalon noir qu’il portait en rentrant, il avait vaguement arrangé le tout sur le dossier d’une chaise de la partie salle à manger de la pièce. Ses chaussures formelles noires gisaient au sol devant la première marche des escaliers, en compagnie de chaussettes gris perle. Affalé sur le large canapé crème du salon, en caleçon Calvin Klein rouge, il buvait une Carlsberg à même la canette en zappant. De temps à autre, il caressait le grand chat fauve venu s’installer près de lui. Après quelques minutes, rien ne semblant l’intéresser, il éteignit la télévision. Il se redressa mollement et s’étirant vers la table basse, il prit un magazine consacré à la littérature et une paire de lunettes à monture noire rectangulaires, puis, se laissant de nouveau aller dans le canapé, il se plongea dans sa lecture. Il ne se passa rien jusque 19 h.

Sidney mangeait très lentement sa pizza en regardant l’ordinateur de loin d’un air absent. Duncan se demanda ce qui pouvait bien lui passer par la tête, mais le lire était presque impossible. Sur le moniteur, Jude n’était plus cet adolescent replet aux gestes de chat. Son corps était celui d’un homme adulte très athlétique aux muscles ronds, aux abdominaux marqués et au torse bien bombé. Néanmoins, il avait conservé un visage plein de fossettes quasiment poupin et il restait chez lui une forme de lascivité un peu obscène qui transparaissait même au travers d’une image retransmise sur un écran 17 pouces.

 

*

 

Inika arriva vers 19 h, apparaissant d’abord de dos dans l’allée. Elle était grande et d’une minceur ferme et vigoureuse, ses cheveux longs, noirs et ondulés étaient arrangés en un chignon lâche sur sa nuque, retenu par une pince fleurie. Elle marchait avec la même souplesse mesurée que des athlètes, gymnastes ou danseurs. Comme Sidney, chacun de ses gestes semblait à la fois doux et puissant. Elle ouvrit la porte, puis la referma derrière elle, disparaissant un instant de l’image.

— Respire, Dunn’, tu me fais peur, souffla Andrew en tapotant l’épaule de son co-équipier.

— Jude Amour. Je suis rentrée. Le repas est prêt ?

Elle avait parlé en anglais au grand soulagement de la majorité de leur audience.

— Je t’aime, Ina.

— J’en conclus que non, soupira Inika.

Elle apparut dans le salon, pieds nus, son corsaire blanc laissait voir ses chevilles et ses mollets. Elle ôta sa petite veste noire révélant un débardeur en dentelle rose pâle et la posa sur une chaise à côté des vêtements de Jude.

Ce dernier se redressa. Elle alla vers lui, se pencha par-dessus le dossier du canapé, lui massa brièvement les épaules et embrassa tendrement ses cheveux. Jude accepta les attentions en geignant de plaisir.

— Range ton bazar et lance une lessive. Je crois qu’il reste du curry à réchauffer de lundi. Tu as nettoyé le cuiseur à riz ?

— Oui, j’y ai pensé.

— Alléluia. Plateau télé ? Debout cuisine ? Repas formel dans le séjour ?

— Repas formel dans le séjour, les enfants, supplia Malcolm. Je veux vous entendre parler.

— Repas formel, j’ai des trucs à te dire, mais je reste en caleçon.

Jude s’extirpa du canapé, sur le chemin des escaliers il prit brièvement sa sœur dans ses bras, la soulevant de terre et lui faisant faire un tour avant de la reposer. Inika, une fois les pieds de nouveau au sol, disparut dans la cuisine en riant. Elle ressurgit à plusieurs reprises pour mettre la table et arranger en son centre un grand bol de curry, des chapatis[8] fumants sur une assiette et un plat de riz.

— J’ai à nouveau faim, soupira Andrew.

Jude réapparut, il avait finalement passé un débardeur blanc et un jean déchiré. Il s’installa à table, dos à la porte-fenêtre et Inika lui fit face. La voyant enfin immobile, Andrew zooma. Elle avait les iris de ce rarissime brun clair et doré qui ressortaient intensément sur sa peau de bronze. Son visage fin d’un ovale long et régulier était doté de sourcils nets et bien dessinés au-dessus de ses yeux en amande. Elle possédait un nez à l’arrête fine et doucement arrondie, des narines minces délicatement ourlées, un clou doré du côté gauche. Sa bouche était plutôt petite et bien marquée, aux lèvres un peu boudeuses, sombres et pulpeuses. De Coburn elle avait hérité la carrure athlétique, les yeux et un front large, le reste de ses traits venaient de Parvati McRocklan. Au Maharashtra ou à Londres, elle devait passer plutôt inaperçue, à peine remarquable par la couleur exceptionnelle de ses yeux, mais ici, elle devait sembler particulièrement exotique. Elle se servit sans rien dire. Lorsqu’elle avait une expression neutre, elle ne dégageait rien de particulier, elle avait juste un air un peu orageux. Ils la regardèrent, un peu surpris, réciter le bénédicité en français[9] et se signer pendant que Jude attendait en silence, puis elle sourit à son frère en lui souhaitant bon appétit et ses pommettes remontèrent, ses yeux s’éclairèrent. Elle avait le sourire légèrement de travers, la commissure des lèvres remontait plus à droite.

 

— C’est bien ta sœur, Dunn’… Elle est juste beaucoup plus belle que toi. Sid’, si tu n’es plus sur la liste des prétendants, je…

— Taisez-vous Andrew, semonça miss Thorpe.

Andrew se tut, se tourna vers miss Thorpe sans comprendre puis regarda Sidney. Duncan avait fait de même. Même dans la pénombre Sidney était visiblement livide. De manière inhabituelle, il avait les épaules affaissées, et, courbé en avant, il serrait les mains entre ses genoux. Son pied gauche tremblait. Était-il comme ça depuis l’arrivée d’Inika ?

Les enfants Loisel s’étaient mis à parler, il abandonna l’idée de demander à Sidney ce qui lui arrivait.

 

— Bon, j’ai eu papa au téléphone ce matin.

— Il va bien ?

— Comme papa au téléphone. Il n’a rien dit. Il m’a juste demandé de nos nouvelles et m’a dit qu’on devrait peut-être passer dire bonjour à tante Hannah avant la fin du mois d’août. Elle n’ose pas réclamer quand elle nous téléphone, mais elle voudrait qu’on passe la voir.

— À Croydon ou dans la résidence des Midlands ?

— À Croydon, la résidence est en travaux tout l’été, ils refont le toit.

— Alors non.

— Ina…

La jeune fille passa deux fois la main dans ses cheveux, désolidarisant quelques mèches de son chignon. Elle souffla dessus, agacée.

— Je ne fous plus jamais les pieds à Londres. JAMAIS.

— Tu dis ça à chaque fois et à chaque fois je t’y fais revenir. Tante Hannah déteste voyager seule et oncle Alan n’est pas là avant septembre, ce n’est vraiment pas sympa, Ina. Je sais que tu as peur, mais tu sais que c’est infondé. Tu ne vas pas les croiser à Londres, comme ça, miraculeusement.

— Je n’ai pas peur. Je suis terrifiée.

— Deux jours, Ina Amour. On y va en voiture, on reste à Croydon, juste dans Holyhead Street si tu veux, on n’est même pas obligé de sortir de la maison. On joue au Scrabble et au Lotto avec tante Hannah, on l’aide à repiquer ses poireaux et on part. Je ne te lâche pas d’une semelle. On n’a toujours qu’une chambre pour dormir là-bas de toute façon.

Inika sembla considérer l’offre.

— Elle me manque, et tu as raison, c’est idiot d’avoir peur. Mais… J’ai encore cru en voir un ce matin, en entrant dans le bar où je prends parfois un café avant d’aller au stage. Juste un type avec une gueule qui ne me revenait pas et qui parlait anglais, à Étretat, quelle occurrence exceptionnelle ! Ils me hantent. Tu n’as pas idée, Jude…

— J’ai aussi cru voir un fantôme du passé tout à l’heure tiens, s’amusa son frère. Beaucoup moins flippant que les tiens, mais je vois ce que c’est.

— Qui as-tu cru voir ?

Il y eut un flottement indécis puis Jude se renversa en arrière et éclata de rire sans répondre.

— Combien de bières as-tu bues avant mon arrivée, Jude Amour ?

— Une seule. Plus sérieusement, je traversais la route et je ne faisais pas vraiment attention, mais j’aurais pu jurer que la personne qui m’a laissé passer était quelqu’un que je connais à Londres. Mais c’est très improbable et sans importance.

Inika fronça les sourcils et observa son frère.

— Je ne suis pas sûre que ce soit la même chose que ma paranoïa.

Jude soupira.

— Non, pas du tout. Parfois, tu crois voir des gens, mais ce n’est pas eux et tu réalises à quel point ils te manquent.

Il termina son assiette en silence.

— Tu as cru voir un ex ? Tu sais, quoi que tu lui aies fait à ce type ou cette fille, tu peux toujours lui téléphoner pour du make-up sex. Je n’en connais pas un ou une qui dira non.

 

Malcolm faillit s’étouffer avec sa bouchée de pizza. Duncan jeta un bref regard à Sidney qui, toujours figé, ne semblait même plus respirer.

 

Jude éclata de rire.

— Non pas un ex, on ne peut vraiment pas l’appeler un ex. En plus, je crois que si j’avais son numéro et que je l’appelais pour du « make-up sex » comme tu dis, je me prendrais la branlée de ma vie et pas au sens plaisant du terme.

L’air sembla circuler de nouveau dans la chambre des voisins. Seul Duncan eut une lecture différente des propos de Jude.

Sur ces mots, Jude commença à débarrasser la table.

— J’amène le dessert et on cause de choses sérieuses, dit-il.

— Mais on ne vient pas de parler d’aller à Croydon ? C’est déjà tout à fait sérieux ! lança Inika à son frère qui disparaissait dans la cuisine les bras chargés de plats et d’assiettes.

Alors qu’il faisait des bruits de vaisselle dans la cuisine elle se leva et regarda par la porte-fenêtre, pendant quelques instants elle leva la tête vers eux et son regard sérieux sembla les jauger. Elle avait l’air particulièrement songeuse. Puis, alors que son frère revenait avec deux bols pleins de glace à la menthe et de pépites de chocolat, elle retourna vers lui, en prit un. Posant un baiser sur sa joue au passage, elle alla s’installer sur le canapé, le visage vers la baie vitrée, les jambes repliées sous elle. Elle eut le temps d’enfourner quelques bouchées avec un plaisir visible avant que son frère ne la rejoigne.

— Demain Amour, il faut qu’on parle de demain.

Ina soupira.

— Non.

— S’il te plaît.

— Ça ne marche qu’une fois par soir.

— C’est ton anniversaire et ça va faire cinq ans qu’on ne l’a plus véritablement fêté. Un restaurant ? Le droit de t’offrir un cadeau, le droit de te le souhaiter agréable ?

— Jude Auguste Loisel, je ne veux qu’une chose demain.

— Si tu ne la voulais pas, celle-là, je commencerais à m’inquiéter. Mais puisqu’on parlait des fantômes du passé, tu ne pourrais pas un peu profiter du présent ?

— Je veux quelque chose de pur. Je n’ai plus que ça.

— Merci pour moi.

Inika eut une moue moqueuse, Jude détourna la tête, boudeur.

Ils restèrent silencieux un moment, puis Inika posa son bol vide sur la table basse et vint se blottir contre le torse de son frère. Il soupira et l’entoura de ses bras.

— OK. Demain matin, tu me réveilles, tu as le droit de me souhaiter un bon anniversaire, mais seulement si tu m’amènes mon petit déjeuner au lit. Ensuite, on met des transats dans le jardin comme tous les ans et on attend la camionnette de la Poste. Si le cadeau et le mot de mon Dulciné sont aussi doux et tendres que les années d’avant, alors peut-être que j’aurais envie de mettre une belle robe et les bijoux de mon Dulciné. Tu te feras encore plus beau que d’habitude et on ira dans un restaurant chic boire du champagne qui coûte cher.

— Promis ?

— Promis.

— Tu as intérêt à assurer, Dulciné Darling, soupira Jude en serrant sa sœur un peu plus contre lui et en se renversant sur le canapé.

Cinq minutes plus tard ils dormaient tous les deux, lovés dans les bras l’un de l’autre. Le chat, sur l’accoudoir, les regardait sans bouger.

Andrew coupa le son, il ne se passerait plus grand-chose.

— Dulciné ?

— Son petit ami peut-être ?

— Vu comme ils se comportent tous les deux, je doute qu’elle ait besoin d’un petit ami, grinça Malcolm.

Personne ne vint le contredire, la relation des Loisel semblait particulièrement fusionnelle.

— Ça a l’air d’être autre chose, son petit ami viendrait en personne et ça semble être un rituel annuel.

Malcolm se tourna vers miss Thorpe.

— Vous avez eu le temps d’appeler les services sociaux pour cet enfant qui l’a ramassé ? Il a peut-être gardé contact tout simplement.

— J’ai paré au plus pressé hier, soupira Miss Thorpe et il n’y a que 24 h dans une journée. Il n’a sûrement pas grand-chose à voir avec ce qui nous intéresse.

— Mmh. Vous chercherez quand même à l’occasion. Ce serait bien de lui poser quelques questions à lui aussi.

Miss Thorpe soupira ostensiblement et s’avança vers la porte de la pièce.

— Je pense que ces deux-là ne vont plus trop discuter, je vais me coucher.

Andrew passa la caméra en mode nocturne et baissa l’intensité de l’écran.

— Je dors ici avec Duncan, déclara-t-il, Chef, Sanders, il reste assez de chambres pour vous, je crois.

Sidney se leva, attrapa son sac de voyage et sortit de la pièce sans un mot. Le bruit discret de la porte de la salle de bain au fond du couloir renseigna les trois hommes qui restaient dans la pièce sur sa destination.

— J’ai encore faim, grogna Andrew, ce curry avait l’air tellement bon.

Duncan, qui avait commencé à rassembler les déchets générés par le repas, tendit une boîte à Andrew.

— Sid’ n’a même pas mangé le quart de sa margarita. Il n’a pas l’air du genre à manger de la pizza froide au petit déjeuner. Bon appétit.

Andrew s’empara de la boîte avec joie et lança un film sur l’ordinateur. Dans un petit encart à droite, Inika et Jude dormaient toujours sur le canapé.

À 22 h, Inika s’éveilla. Andrew mit le James Bond qu’il regardait sur pause.

Elle glissa un plaid sur le corps endormi de son frère, le regarda quelques instants, l’embrassa rapidement sur les lèvres et monta dans sa chambre. Elle était à l’arrière de la maison et donnait sur le jardin.

Dans le salon, le chat s’installa sans plus de cérémonie sur le ventre de Jude qui n’en parut pas troublé.

 

[1] La Golf IV est une automobile du constructeur allemand Volkswagen commercialisée de 1997 à 2004. Version utilisée : R32 V6 241 ch avec 4Motion, jantes de 18 pouces, (sortie décembre 2002)

[2] L'Alfa Romeo 147 est une automobile compacte de la même gamme que l'Audi A3 construite de 2000 à 2010. Version utilisée : cinq portes,  diesel 1.9 JTD - 140 ch, version 16 soupapes et multijet. (2004)

[3] SOCA : The Serious Organised Crime Agency (SOCA) was a non-departmental public body of the Government of the United Kingdom which existed from 1 April 2006 until 7 October 2013. SOCA was a national law enforcement agency with Home Office sponsorship, established as a body corporate under Section 1 of the Serious Organised Crime and Police Act 2005. It operated within the United Kingdom and collaborated (through its network of international offices) with many foreign law enforcement and intelligence agencies.

The Agency was formed following a merger of the National Crime Squad, the National Criminal Intelligence Service , the National Hi-Tech Crime Unit (the investigative and intelligence sections of HM Revenue & Customs on serious drug trafficking, and the Immigration Service's responsibilities for organised immigration crime.

 (remplacé en 2013 par la NCA :  National Crime Agency )

[4] Le Security Service (« Service de la sûreté »), communément dénommé MI5 (pour Military Intelligence, section 5) est le service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni. Il est chargé principalement de produire des renseignements sur les actes de terrorisme, l'espionnage, la prolifération d'armes de destruction massive.

[5] Nirvana un groupe de grunge américain, originaire d'Aberdeen, dans l'État de Washington, formé en 1987 par le chanteur-guitariste Kurt Cobain et le bassiste Krist Novoselic. Puis Dave Grohl le batteur les rejoint en octobre 1990. Le groupe se dissout à la mort du chanteur en avril 1994.

[6] Le BMX (Bicycle motocross) est un sport extrême cycliste, physique, technique et spectaculaire. Il est divisé en deux catégories : la Race où les rideurs font la course, et le Freestyle où les rideurs font des figures Les pratiquants de ce sport sont nommés pilotes, bicrosseurs, riders. Le BMX Freestyle consiste à effectuer des figures techniques et spectaculaires ; il existe plusieurs catégories : le Flat, le Street, le Park, le Vert, le Trail et le Dirt. Jude faisait du Park et du Dirt

[7] Dunhill est une marque britannique de cigarettes, appartenant au producteur de tabac et de cigarettes British American Tobacco. Lancée en 1907 par Alfred Dunhill, elle utilisent un tabac de meilleur qualité que la moyenne et sont plus couteuses que les cigarettes de marques plus courantes.

[8] Le chapati est un pain plat indien confectionné à base de farine de blé et d’eau sans levure ou levain. Une fois finement abaissée la pâte est cuite sur un tawa (plaque en métal) ou à la poêle. Roulés en cornet, les chapatis servent de cuillère pour les mets qu’ils accompagnent

[9] Le bénédicité (du latin Benedicite) est une prière chrétienne de bénédiction avant le repas. Inika récite traditionnellement en français cette variation : « Seigneur, bénis ce repas, ceux qui l'ont préparé, et procure du pain à ceux qui n'en ont pas. Amen. »

 

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