2.5 Banque à images à ...

Mardi

17 h 56

 

« Mon pote… » rumine Séraphin.

S’il l’osait, il lui dirait sa façon de penser à ce surfeur de mes deux ! Mais ce sera pour plus tard. Pour l’instant, son téléphone vibre. Séraphin retourne les draps et les oreillers pour le retrouver. Quel bazar dans son lit ! Le téléphone vibre une deuxième fois. Deux messages d’Élise :

« Hello ! Excuse-moi pour tout à l’heure. Je n’aurais pas dû t’envoyer chier comme ça. Je sais que tu veux juste m’aider… »

Séraphin pousse un soupir. Bien sûr qu’il veut juste l’aider. Sans arrière-pensée aucune !

« Mais c’était giga intrusif de me suivre aux toilettes ! Ne fais plus jamais ça ! » conclut Élise avec le smiley aux sourcils froncés.

Dans la moiteur de sa chambre, Séraphin pèse le pour et le contre. D’un côté, il fallait qu’il sache. Et d’un autre côté… Oui, il a clairement manqué de finesse sur ce coup.

— C’était hyper malsain, tu veux dire ! intervient Sophie.

En tailleur sur son lit, Séraphin lance un regard de chien battu à sa colocataire. Il n’ose imaginer ce qu’Élise a pu lui raconter… Après la pause pipi de cet après-midi, les deux jeunes femmes l’ont quelque peu tenu à l’écart.

— Je t’ai déjà dit cent fois pourtant de ne plus faire de trucs aussi débiles ! se lamente la sportive.

Serrant un oreiller entre ses bras, Séraphin essaie d’argumenter :

— Toi, tu as tout de suite cru à cette histoire de femme qui a lâché un croc dans son épaule ?

— Bien entendu !

Séraphin répond avec une moue dépitée. Il ne comprend pas comment Sophie peut être aussi sûre d’elle. Et aussi sûre d’Élise. Elle qui ne manque jamais une occasion de la critiquer…

— C’est justement ça, ton problème, Séraphin ! Tu l’idéalises trop, ta princesse.

— Je ne…

— Tût ! Tût ! Bien sûr que si tu l’idéalises. Tu es complètement obsédé par elle. Ose dire le contraire !

Séraphin ne pipe pas un mot. Pire : un léger hochement de tête indique qu’il acquiesce.

— Tu es tellement obsédé par cette fille que tu en es devenu incapable de la décrypter. Quand elle ment, tu n’y vois que du feu. Mais quand elle dit la vérité, tu ne le vois pas non plus. Complètement aveugle.

Séraphin souffle pour chasser le nœud qui comprime sa trachée.

— Alors, selon toi, elle a dit toute la vérité ?

— Oui, affirme Sophie. Pour cette fois, en tout cas, c’était pas des craques.

— Mais comment… ?

— Séraphin… Toi et moi, on sait qu’Élise est capable de mentir pour nous cacher ses histoires tordues. Je suis la première à me méfier d’elle, tu le sais assez. Là, c’est différent. Qui irait inventer une histoire pareille ? Non, non, Séraphin… Je pense qu’elle n’a vraiment pas eu de bol sur ce coup-là. Elle a fait une très mauvaise rencontre et même si c’est la reine des pestes, on doit la soutenir, OK ? On est à Lille après tout… C’est la capitale mondiale de la kassosserie, ici. Tout peut arriver !

Toujours sur son lit, Séraphin attrape de-ci de-là feuilles blanches, classeurs et brouillons. Il les rassemble en un tas à peu près ordonné devant lui. Son téléphone trône sur la pile ainsi créée. Aucun nouveau message d’Élise ne le fait vibrer. Sophie, elle, s’apprête à partir.

— Une copine de l’aviron m’a parlé d’une salle d’arts martiaux, rue du Crocquet. C’est pas loin de chez nous. Et ils proposent une initiation au vovinam…

Un art martial typiquement vietnamien. Séraphin connaît bien. Enfin, de nom ! Parce qu’autrement… les tatamis et les vestiaires qui sentent la chaussette, c’est pas trop son truc.

— Ça te bougerait un peu, et ça t’aérerait ! Ici aussi ça sent la chaussette, je te signale !

Séraphin repense au musclor qui le toisait dans le métro, la veille. Fréquente-t-il ce club ? Pas impossible ; la rue du Crocquet est vraiment dans le secteur… Séraphin considère un instant ses bras tout fins et ses cuisses sans tonus. Aucun doute qu’il se ferait aplatir face à un adversaire de cet acabit. Pourquoi irait-il là-bas ? Pour se faire casser la gueule ?

— C’est pas ça du tout l’esprit du vovinam ! récuse Sophie. Enfin… c’était juste pour te passer l’info. Ça te musclerait un peu, tu sais ! Tu augmenterais tes chances avec Élise… Bon, allez ! Je te laisse ! Je suis en retard pour aller à la salle !

Et jetant son gros sac de sport par-dessus son épaule, Sophie quitte l’appartement en sautillant.

 

 

— Enfin seul ! se dit Séraphin en se rendant à la cuisine. Un club de vovinam ? Sérieusement !? C’est bien du Sophie, ça !

Cette idée l’amuse. Il sourit en repensant à Sophie et à son air si sérieux, tandis qu’il allume le gaz sous une casserole de coquillettes. L’odeur des lardons et du fromage fondu se répand dans tout l’appartement. Un petit espace de liberté, assez cher mais bien situé, rue Estelle Doudet. Une pièce à vivre, deux chambres, une mini cuisine et une micro salle de bain. Et un nano toilette. Ce qui est somme toute un luxe ; tous les étudiants n’ont pas cette chance. Dans la casserole fumante, Séraphin ajoute de grosses cuillerées de crème fraîche.

« Si Sophie voyait ça… Elle me ferait encore une scène pour me dire que je mange trop gras ! »

À juste titre.

Au grand dam de Sophie, trois ans de vie commune avec elle n’auront pas appris à Séraphin l’amour du sport et de la dépense physique ! Elle s’est épuisée en vaines tentatives… mais ça n’a rien donné.

Pour tout le reste, leur colocation a toujours été un long fleuve tranquille. À partir du moment où Séraphin a laissé carte blanche à sa coloc pour l’agencement et la décoration des pièces communes – c’est-à-dire, dès le premier jour –, tout ne pouvait que se passer pour le mieux ! Sans ça, pas d’entente ; et sans cette entente, impossible pour lui d’assumer seul le loyer pour un appart’ aussi confortable. Sophie le pourrait, elle, mais sa mère voyait là une trop belle occasion pour que sa fille préférée ne se retrouve pas seule dans cette grande ville. La sportive a eu beau négocier et avancer tous les arguments qu’elle a pu, rien n’a su la faire plier. C’était la coloc avec « ce garçon qui a l’air très bien » ou bien rentrer tous les soirs avec le train. Sophie n’était pas emballée, mais elle était dingue de l’appart’. Face à cet intérêt commun, chacun a donc fait un compromis. Enfin… surtout Séraphin. Mais tant qu’on ne touche pas à sa chambre, ses figurines et sa montagne de comics, tout va bien pour lui.

— Oh ! il reste de la raclette dans le frigo !

 

 

« Je te demande pardon, je ne voulais pas te mettre mal à l’aise… » écrit Séraphin.

Ne pas répondre tout de suite, mais attendre une vingtaine de minutes. C’est une technique que Sophie lui a apprise.

« C’est le minimum ! se souvient-il. En dessous de cette limite, tu passes pour un cas désespéré. En revanche, si tu attends trop longtemps, là, ça veut dire que t’en as rien à foutre. Essaie de paraître détaché mais pas trop. Il faut savoir t’affirmer sans effacer l’autre. C’est à affiner en fonction de la personne et de la relation que tu envisages, évidemment… mais l’équilibre se trouve souvent autour de vingt minutes. Retiens ça. »

Séraphin applique ces conseils bêtement ; par conséquent, ils n’ont jamais l’effet escompté. Accroupi sur sa chaise de bureau, il considère son téléphone avec circonspection. Pourquoi n’a-t-il pu s’empêcher d’attendre ces foutues vingt minutes ? Pourquoi Sophie aurait-elle tout le temps raison et lui tout le temps tort ?

— M’enfin ! lâche-t-il en s’étirant. On a du pain sur la planche, ce soir ! Ganbate! s’encourage-t-il.

Depuis deux ans maintenant, Séraphin tient à jour un blog dans lequel il partage sa passion pour la sous-culture post-apo ; scénarios catastrophes et dystopies. Livres, films, séries, jeux vidéo… tout y passe ! Il se tient au courant des sorties, de l’actualité des auteurs, des tournages, des castings, des critiques…

« Mais dix minutes dans la journée pour regarder les infos, ça non !? »

Parfois, il entend les remontrances de Sophie comme si elle était dans la pièce.

Les doigts de pied recroquevillés sur le bord de sa chaise, Séraphin hésite entre deux grands sujets du moment : soit il conclut sa critique du jeu Dead Matter sorti ce week-end, soit il continue son dossier sur Georges Romero. Un reportage très complet qu’il compte publier dans un journal communautaire. À ce jour, c’est son meilleur travail d’investigation ; le plus long, le plus soigné, le plus complet !

« C’est pas grave, écrit Élise. C’est oublié ! »

Cette fois-ci, elle ponctue son SMS d’un smiley clin d’œil qui tire la langue. Super bizarre cette expression faciale… Séraphin n’en a jamais compris le sens exact.

— Et elle ? Elle n’attend pas vingt minutes ? C’est un cas désespéré… 

Malheureusement, Sophie n’est pas là pour rétorquer que pour susciter de l’attachement, Élise n’a pas besoin d’attendre vingt minutes, elle. Mais Séraphin est-il capable de le comprendre ? Au lieu d’y réfléchir sagement, il abandonne Romero et plonge tête la première dans la galerie où il stocke toutes ses photos d’Élise. Quelques photos qu’il a reçues ­– pas des plus intéressantes. Beaucoup de photos qu’il a volées – beaucoup plus intéressantes ! Oubliant totalement son blog, le jeune homme sombre dans la contemplation.

— En vérité, elle en a juste rien à foutre de moi, souffle-t-il.

Sous son pouce, ce défilement de selfies, de stories et de tenues affriolantes commence à l’émoustiller. Sur chaque capture d’écran, ces vêtements moulants, ces poses… c’est sûr, elle le fait exprès ! Et cette photo qu’elle vient de poster ! Cette façon de tenir l’appareil bien haut pour qu’on ne rate rien du sillon creusé entre ses seins, c’est voulu, non ? Elle sait très bien l’effet que ça va produire. Comment pourrait-elle ne pas être au courant ? Avec tous les commentaires salaces qu’elle reçoit… Et ces grands yeux ! Et ce sourire faussement naïf ! Et ce haut quasiment transparent… Élise est une sacrée coquine, c’est sûr ! Elle doit aimer ça, ça se voit ! Par tous les trous et dans toutes les positions !

Séraphin a le souffle court. Ses pupilles se dilatent. Il bande de plus en plus.

— Ma petite Élise, on va profiter d’être seuls un moment… 

Sophie est encore à la salle. Elle peut faire du rameur pendant des heures. Séraphin ne risque pas d’être dérangé avant longtemps. Il cale son téléphone à hauteur de ses yeux et ouvre sa braguette. Après tout, si les filles s’affichent de cette façon sur Instagram, c’est pour que ça serve !

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