2.4 Deep throat

Mardi

15 h 55

 

— Ça pue toujours autant ici ! déclare Élise en tournant le robinet.

Élise déteste les toilettes mixtes de la fac et les évite autant que possible. Laissant l’eau couler abondamment, elle rafraîchit d’abord ses mains, puis éponge son front sous le regard inquisiteur de Séraphin.

— Les chiottes sont censées être nettoyées tous les jours pourtant… répond-il bêtement.

Élise inspecte son visage dans le miroir.

— J’espère bien qu’elles le sont ! s’emporte-t-elle.

Après avoir rangé ses fameuses lingettes qui la suivent partout, Élise s’attaque à son épaisse chevelure. Cette chaleur caniculaire ne fait aucun bien à ses cheveux. D’ordinaire, ils gardent du volume et de belles ondulations – dignes d’une pub L’Oréal –, mais en ce moment ils deviennent de plus en plus raides. Tout desséchés.

— Tu avais quelque chose à me dire ? s’enquit Élise.

Face au miroir, elle fixe le reflet de Séraphin. Pourquoi l’a-t-il suivie juste ici ? (C’est pour ce genre de situations qu’elle déteste les toilettes mixtes !)

— Moi ?

— Oui, toi. Il n’y a personne d’autre ici. Tu m’as suivie aux toilettes. Dis-moi pourquoi, insiste Élise.

Elle se repoudre sans lâcher des yeux le reflet de Séraphin. Gêné, celui-ci fait mine de se laver les mains pour se donner une raison d’occuper l’espace. Après de longues secondes de silence, il finit par lâcher :

— Je m’inquiète pour toi, en fait.

— À quel sujet ?

— Ce que tu nous as raconté ce matin. Ton histoire de morsure…

— Mon « histoire » de morsure ? répète Élise.

Elle ferme le robinet puis se tourne vers Séraphin, les bras croisés.

— C’est donc ça ! Tu crois que je raconte des histoires ? s’énerve-t-elle.

— C’est-à-dire que… bredouille Séraphin.

— Écoute ! Je sais qu’il m’est arrivé un truc de ouf. Moi-même, j’ai du mal à y croire. Je n’en reviens pas. Et je n’aurais jamais imaginé me faire agresser de la sorte ! J’ai déjà eu des soucis avec des relous dans la rue, mais ça… jamais ! Alors, je veux bien comprendre. Je sais, c’est bizarre. J’aurais aimé te voir à ma place, tiens ! J’étais sous le choc. Je ne sais même plus comment je suis arrivée aux urgences.

— Oui, je comprends tout à fait, mais…

— Mais rien du tout, Séraphin !

— Élise…

— Tu te prétends mon ami, oui ou non ?

Séraphin baisse la tête.

— Oui…

— Alors, crois-moi sur parole quand je dis qu’une cinglée m’a attaquée à l’arrêt de bus ! Je ne sais pas ce que tu t’imagines mais il s’est passé ce que j’ai raconté, point final.

Séraphin garde les yeux baissés. Le carrelage bleu et blanc habillant le sol et les murs imprègne ses couleurs immondes sur sa rétine.

— C’est juste que… entame-t-il.

Élise lance un regard de défi. Cependant, un élan de courage venu du fond de ses tripes ragaillardit soudain Séraphin.

— … tu as de lourds antécédents, Élise. Oui, je suis ton ami. Et tu sais que je ferai toujours tout pour te protéger. Je veux bien croire à ton histoire, mais comment être sûr que tu ne mens pas ?

— Séraphin… 

— Il y a eu Marc. Il y a eu Medhi. Il y a eu Antoine. Il y a eu Marc à nouveau. Plusieurs fois. Puis à nouveau Medhi. Puis à nouveau Marc. Tu leur trouvais des excuses. Tu mentais. Tu cachais ce qu’il se passait alors qu’on aurait pu t’aider. Alors que j’aurais pu t’aider !

Emporté par la colère, Séraphin regrette déjà ses paroles. Il a prononcé le nom qu’il ne faut plus prononcer. Élise fond en larmes.

— Tu es dégueulasse de reparler de Marc dans un moment pareil ! Tu devrais me soutenir, me réconforter et au lieu de ça, tu m’enfonces encore plus !

— Mais je ne demande que ça de te soutenir ! Seulement, si tu veux du réconfort, il faut commencer par me dire la vérité !

— C’était une folle et elle m’a mordue ! Voilà. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.

Élise ferme son sac à main et avance à grands pas vers la porte. Séraphin essaie de la retenir par le bras.

— Ne me touche pas ! explose Élise. Laisse-moi retourner en cours, tête de nœud !

Séraphin lâche prise et fait un pas en arrière. Ses fesses atterrissent dans un lavabo. Ses mains se rattrapent au rebord sale et moite.

— Élise !

Mais Élise ne l’écoute pas. Elle quitte les toilettes en courant et en essuyant ses larmes. Tête baissée, elle ignore même la présence d’Ulrich qui entre pile à ce moment-là. Toujours là où on ne l’attend pas, celui-là…

— Dis donc ! commente le surfeur en suivant la belle étudiante du regard.

Séraphin reste coi. Il ramasse son sac et essaie de s’enfuir pour éviter tout contact avec Ulrich. Celui-ci est déjà en train de défaire sa braguette dans une cabine. Il n’a pas pris la peine de fermer la porte.

— Hé ! Nguyen ! siffle-t-il.

Séraphin, qui s’apprêtait à quitter les toilettes, s’arrête net. Une cascade d’urine se fait entendre dans la cuvette.

— Je veux pas me mêler de vos histoires, hein ! clame le surfeur. Mais, si tu veux mon avis… Attends…

Le jet se tarit. Séraphin entend le zip d’une braguette qu’on remonte, puis le bruit de la chasse d’eau. Ulrich sort de la cabine la tête haute. Il a l’air si fier de son gros pipi que Séraphin en rirait s’il avait le cœur à ça. Le robinet s’ouvre.

— J’te file juste un conseil, s’enorgueillit Ulrich. Cette fille-là, c’est pas d’un ange gardien dont elle a besoin.

Ulrich frotte ses mains avec cette espèce de mousse qu’on ose faire passer pour du savon. D’un seul regard, il inspecte la pièce pour s’assurer que personne ne les entende.

— Tu l’as suivie aux chiottes ? murmure le surfeur. T’es quoi ? Une sorte d’obsédé ?

Séraphin ne répond rien. À quoi bon ? Quoi qu’il dise, il sait que ça se retournera contre lui.

— Enfin bref… souffle Ulrich.

Dans le miroir, le surfeur inspecte son visage sous tous les angles. Du bout de la langue, il fait briller ses incisives et décolle un reste de brocoli coincé entre ses dents.

— Même en cas de fin du monde, t’auras jamais aucune chance avec elle. Cette fille-là, ce qu’elle a besoin c’est d’un bonhomme. Un vrai. Un qu’a pas peur d’appuyer sur sa tête pendant qu’elle lui bouffe la queue.

Se tournant vers Séraphin, Ulrich se lance dans l’imitation d’un va-et-vient et d’une tête que l’on attrape par les cheveux pour accompagner une gorge profonde.

— T’appuies bien, et ça tape tout au fond, explique-t-il. Comme ça, là… Tu saisis ? Jusqu’à la glotte !

Séraphin déglutit.

— C’est ça qu’elle recherche, conclut le surfeur en s’essuyant les mains. C’est ce qu’elles recherchent toutes. Alors, si tu veux avoir une chance avec elle, arrête d’être sa meilleure copine… et utilise tes couilles, mon pote !

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Richard Darko
Posté le 10/09/2023
Un texte toujours très vivant... Et malheureusement, des Ulrich il y en a partout. J'espère que votre histoire lui réserve un sort peu enviable... Je vais lire la suite de ce pas.
Rosario_gnd
Posté le 13/09/2023
Je ne vais rien dévoiler mais l'histoire réserve quelques surprises à Ulrich !
Merci pour tes commentaires <3
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