2.2 Ulrich

Mardi

10 h 06

 

— Enfin la pause ! entonne Sophie en s’étirant.

Un essaim d’étudiants se disperse dans les couloirs pour blablater, à l’entrée du parking pour fumer ou devant les distributeurs automatiques pour boire un café. Certains jonglent avec les trois options.

— C’est moi ou Mougenot est de plus en plus barbant ? souffle Élise.

— La fin de troisième année se fait sentir, développe Sophie. Je plains ceux qui se le coltineront en master l’an prochain !

— L’enfer ! s’égosille Élise.

Séraphin se poste devant la machine à café. Celle qui rend 50 centimes en trop de temps en temps. La rumeur fait le tour de la fac de promo en promo depuis la nuit des temps. On vient y commander son shot de caféine avec la même excitation que devant une machine à sous. La légende dit que la pièce de 50 centimes supplémentaire tombe une fois sur deux.

— En réalité, c’est pas si souvent… se lamente Séraphin en récupérant le gobelet brûlant qu’il tend à Élise. Cappuccino, double dose de sucre, comme d’habitude ?

Élise replace une anse de son sac sur son épaule et accueille le cappuccino entre ses paumes.

— Oui, merci…

— Attention, c’est très chaud.

— Tu es un ange, mon petit Séraphin.

Sophie toussote pour que l’on n’oublie pas sa présence dans cette charmante scène pleine de poésie.

— J’ai oublié de prendre de la monnaie… dit-elle sur un ton plein de mièvrerie. Tu ne me proposes pas un café, Séraphin chéri ? C’est ta tournée apparemment !

Offrir un café à Sophie n’était pas dans les plans de Séraphin. La boisson d’Élise coûte plus cher, alors il lui reste tout juste la monnaie pour un expresso. Sans rien ajouter, Élise trempe ses lèvres dans son cappuccino et observe la réaction de son « petit ange ». Séraphin devine que s’il paie un café à Élise et pas à Sophie, sa princesse risque de trouver ça louche. Il ne veut surtout pas se retrouver dans une situation malaisante. Encore une fois. Alors, devant l’insistance des deux jeunes femmes, Séraphin finit par céder. Sa réaction manque de naturel, mais il tente de se rattraper.

— Ah ! Euh… Si, bien sûr ! Qu’est-ce que je te sers ?

 — C’est trop gentil, merci ! Noir sans sucre, s’il te plaît.

— Noir ? s’étonne Élise. Je ne sais pas comment tu fais… J’ai essayé une fois, c’est super amer. Beurk ! Dégueu !

Sophie s’esclaffe :

— Moi aussi, les premières fois je tirais la langue, mais c’est juste une question d’habitude. Un petit noir bien serré, ça donne un bon coup de fouet !

Puis, un ton plus bas, en prenant soin de vérifier que leur professeur n’est pas dans les parages, elle ajoute :

— Et après un cours aussi soporifique, il n’y a que ça pour me réveiller.

La championne d’aviron se lance dans une imitation du conférencier et des étudiants qui s’endorment instantanément au son de sa voix. Les deux jeunes femmes piquent un fou rire.

— Ah, cette fois-ci, il y a la pièce bonus ! se félicite Séraphin.

Sophie attrape le gobelet qu’il lui tend.

— Tu vois, tu as été récompensé de ta bonne action ! Tu as un café gratuit maintenant… glousse Sophie.

— Bon, vous vous dépêchez tous les trois ! râle-t-on derrière eux.

— Toujours les mêmes qui bloquent la machine.

— Vous vous raconterez votre vie ailleurs !

Séraphin introduit la pièce qu’il vient de gagner et se commande un café long. Sophie tire la langue à la file d’impatients agglutinés derrière eux, puis les trois compères migrent à l’extérieur pour prendre le soleil.

— C’est surtout Séraphin qui en a bien besoin, entonnent en chœur les demoiselles. Il est blanc comme un cul !

 

En ce milieu de matinée, une chaleur étouffante se fait déjà sentir. Pour celles et ceux qui ont du mal à supporter ces températures caniculaires, le ciel reste désespérément bleu et le soleil désespérément brillant.

— On n’a déjà plus beaucoup de temps… annonce Séraphin en surveillant sa montre.

Élise fait une moue boudeuse en constatant qu’en effet la pause détente est déjà bien avancée.

— Prenez votre temps pour avaler votre café ! les enjoint Sophie. Je ne suis pas pressée de retourner en amphi.

— En parlant de ça, tu voudras bien me passer tes cours, Séraphin ? demande Élise. J’ai tout loupé hier…

Qu’elle se rassure, son ange gardien avait déjà tout préparé sur clé !

— Quelle prévenance ! se réjouit Élise. Je serais perdue sans toi… glousse-t-elle ensuite.

Séraphin rougit. De son côté, Sophie se face palm intérieurement.

« Quel benêt ! pense-t-elle. Il se laisse complètement avoir par son petit numéro. Elle a vraiment trouvé le bon pigeon, celle-ci ! »

Se frayant un chemin entre les différents groupes, un grand blond au style surfeur se glisse près d’Élise. C’est Ulrich, le beau gosse de la promo. Sophie ne peut pas le voir. Elle trouve ridicule d’entretenir un tel look quand on habite à cent kilomètres de la côte la plus proche. Naviguer elle sait ce que c’est, elle. Les entraînements, la compétition, les cheveux rongés par le sel, la combinaison qui ne sèche jamais… Et elle n’en pas fait tout un plat ! Ulrich, son palmarès c’est de porter des fringues trop amples, avoir une mèche devant les yeux et faire du kite une fois de temps en temps au cap Blanc-Nez. Il n’y a pas de quoi se la raconter !

— Salut, Élise, ma bichette ! lance le surfeur en prenant le gobelet de cappuccino de ses mains.

— Salut, Ulrich… minaude Élise. 

— Comment ça va, ma belle ? Ça glisse ? Hé, dis ! J’ai pas vu ton joli petit cul en cours hier !?

Ulrich fait courir son index des épaules d’Élise jusqu’en bas de son dos. Son chemisier est serré jusqu’à en faire péter ses boutons. Un œil malicieux devine très bien la cambrure de la jeune femme sous ce tissu léger ; presque transparent sous ce soleil éclatant. 

— Wow ! Jolie vague ! s’exclame Ulrich. J’aimerais bien la surfer…

Élise chasse sa main avec amusement et lui décoche son plus grand sourire. Le beau surfeur trempe ses lèvres dans son cappuccino.

— T’es con, Ulrich ! Hi hi ! J’étais souffrante, hier. Et mon petit cul se passe très bien de toi !

— T’es sûre ? C’est pas ce que tu disais à cette soirée rue Solfé’ !

— Hi hi ! Non, t’es con… J’étais bourrée ! se défend la bimbo avec un rire faussement teinté d’innocence.

« En vérité, ce serait injuste de la détester pour être ce qu’elle est, se répète souvent Sophie. Ces gestes déplacés, ces remarques salaces, ce petit jeu de séduction dénué de respect… Elle n’a jamais connu d’autre modèle relationnel avec les garçons. Si seulement Séraphin pouvait comprendre ça ! Le mec la tripote, boit dans son café, expose leur intimité au grand jour, et elle… elle rayonne. C’est triste, mais face à ce genre de comportement, elle se sent dans son élément. »

Ulrich change tout à coup d’attitude. Il a fallu du temps à l’information pour monter au cerveau. Silencieux, il considère le gobelet qu’il a dans la main avec circonspection.

— Tu as dit que tu étais… souffrante ? T’es pas contagieuse, j’espère ! s’écrit-il sur un ton qui se veut être celui de la plaisanterie.

Élise, paniquée, s’empresse de répondre :

— Ah non, non ! Rien de grave, je t’assure ! J’avais simplement besoin de me reposer. J’ai passé un week-end très chargé sur la plage de Bray-Dunes, alors tu comprends…

Sophie ne peut retenir un petit « Hm ! » lourd de sous-entendus. Son colocataire, lui, préfère s’effacer de la conversation et se trouve une soudaine fascination pour la pointe de ses pieds.

Convaincu par cette vague explication, Ulrich avale un grand trait de cappuccino. Il rend à Élise un gobelet aux trois quarts vide et répond que oui, il comprend ; le sable, ça irrite les genoux. Elle avait besoin de récupérer.

— Mais c’est sûr, hein !? renchérit le surfeur. T’as pas la variole du singe au moins ? Hé hé ! Quel foin, cette histoire de monkey pox ! Ça cause que de ça sur Twitter. Bon, allez, je vous laisse ! Je dois passer au garage… mon gros engin a besoin d’une vidange ! Hé hé !

Ulrich mime la « vidange » de son « gros engin », comme si des éclaircissements étaient nécessaires. Élise est la seule à rire. Cet humour-là lui parle.

— Allez ! À plus, bichette !

Fébrile, Élise le salue avant de se perdre dans le fond de son cappuccino. Les joues empourprées, elle caresse machinalement le bord du gobelet du bout du doigt. Sitôt Ulrich disparu de leur champ de vision, Sophie s’empresse de relancer sa camarade :

— Et en vrai ? Tu étais où hier ? À nous, tu peux le dire…

Séraphin attend ostensiblement les explications d’Élise, d’autant plus que celle-ci a l’air de vouloir faire des mystères.

— Ah oui ! Euh… rien de grave, figurez-vous. Même si c’est assez dingue comme histoire ! Hi hi ! M’enfin… il vaut mieux en rire, comme on dit !

À l’évocation du douloureux souvenir de la veille, Élise frotte la plaie sur son épaule sans y réfléchir. La manche de son chemisier remonte légèrement et Séraphin remarque enfin le pansement qu’elle dissimulait jusque-là.

 « Ce n’est pas possible, Élise… se désespère-t-il dans sa tête. Dans quelle histoire sordide es-tu encore allée te fourrer ? »

 Le petit ange gardien attrape la manche de sa protégée et la relève. La pause se termine, mais il y a encore quelques étudiants dehors qui traînent les pieds avant de retourner au charbon. Par crainte d’être vue dans cet état, Élise chasse la main de Séraphin d’un coup sec et abaisse la manche de son chemisier. Humectant ses lèvres des dernières précieuses gouttes de son café, Sophie se met en retrait et attend qu’Élise leur raconte l’origine de ce pansement chirurgical.

— Qu’est-ce que c’est ? insiste Séraphin.

Élise souffle, lève les yeux au ciel, puis se résigne. Elle sait que Séraphin ne va pas la lâcher.

— C’est trois fois rien, je te dis…

— Élise !

— Bon ! Bon ! D’accord… Mais je te préviens, cette fois, c’est pas du tout ce que tu crois !

— On verra ça… Dis-nous tout.

Élise prend une grande inspiration. Ce matin, elle trouve du réconfort dans le regard de Sophie qui, en silence, l’encourage à parler. La blonde contre la brune. La prévoyante contre l’insouciante. La sportive contre l’oisive. L’étudiante assidue contre la fêtarde inconséquente. Sophie a toujours considéré Élise comme une peste opportuniste, mais en tant que femme, elle ne tolérerait pas qu’on la violente.

Dont acte, quand l’occasion se présente, une solidarité inhabituelle unit les deux jeunes femmes.

Élise se lance :

— Hier matin, je partais de chez David pour venir en cours, et…

— Et c’est lui qui… ? la coupe Séraphin.

— Mais pas du tout ! s’indigne Élise.

— Écoute-la jusqu’au bout, Séraphin ! lui ordonne Sophie.

— Merci, Sophie. Soit dit en passant, il est très bien David. Je ne vois pas d’où tu peux penser des trucs comme ça sur lui, Séraphin. Bon, OK, il y a eu une fois où il m’a… Mais c’est de l’histoire ancienne ! Il a beaucoup changé, tu sais. Enfin, bref ! Je pars de chez lui, et je prends le bus pour venir ici.

Penaud, Séraphin écoute le récit qu’Élise leur fait des événements de la veille. Le type louche. Pourquoi elle a dû descendre trois arrêts plus tôt pour changer de bus. L’angoisse. Le choc. Les frissons qu’elle éprouve encore en repensant à ce léchage de nénés. Puis cette femme étrange, hagarde, qui s’est approchée d’elle à pas feutrés et l’a mordue aussi subitement que violemment. Élise raconte la surprise, l’hébétude, la stupeur de l’instant. Cette sensation restera marquée au fer rouge dans son esprit ; ces dents qui s’enfoncent dans sa chair, ces lèvres poisseuses collées à sa peau. Sophie et Séraphin n’en croient pas leurs oreilles. Élise, elle, se bouche le nez. Le souvenir le plus prenant de cette mésaventure, c’est cette odeur fétide qui se dégageait de la mordeuse.

— Et c’est donc ça, ce bandage ? s’enquit Sophie.

— Oui… répond Élise en passant à nouveau sa main sur son épaule. J’ai dû courir comme une dératée pour me sortir de là.

— Tu m’étonnes ! compatit Sophie. Ma pauvre chérie, tu as dû avoir tellement peur !

La sportive fouille dans son sac puis tend un mouchoir à sa camarade. À revivre toutes ces émotions, Élise ne peut retenir quelques larmes. C’est comme un poids qu’on lui enlève, mais qui lui pèse toujours sur l’estomac.

Séraphin l’interroge timidement maintenant :

— Et qu’as-tu fait ensuite ? Tu as appelé de l’aide ?

Élise essuie le coin de ses yeux.

— J’étais terrorisée. Je ne savais plus quoi faire. Quand la pression est retombée, je me suis mise à pleurer comme jamais. Mon épaule saignait beaucoup, alors j’ai cherché un coin d’ombre pour me réfugier et essayer de stopper l’hémorragie. Il me restait une seule lingette dans mon sac à main, c’était la galère ! Il s’est passé du temps avant que je me reprenne. Dans l’état où je me trouvais, je me méfiais de tous ceux qui m’approchaient.

— Dans un moment pareil, c’est bien normal… la console Sophie en attrapant ses mains.

Sophie s’en veut beaucoup. Elle n’avait pas envisagé la possibilité qu’Élise se soit fait agresser en pleine rue. Et surtout, elle n’aurait jamais imaginé qu’une histoire pareille soit possible ! D’ordinaire, elle aurait été la première à être hyper sceptique, mais là… Élise est capable de mentir, certes. Inventer une dinguerie de ce genre, en revanche, non. Quel serait l’intérêt ? Son récit est tellement improbable qu’il est impossible de ne pas y croire. Un peu mis de côté, Séraphin se retrouve à tenir les gobelets de tout le monde. Sophie enveloppe les mains d’Élise entre ses paumes et les serre contre son cœur.

— Dépêchez-vous de rentrer, le cours reprend ! leur crie un bigleux à lunettes.

En effet, le temps qu’Élise narre sa mésaventure, tous les autres étudiants sont rentrés. Il ne reste que les fumeurs de « La dernière ? Allez, on a le temps ! » devant la grille. Ils se font avoir tous les jours, mais tous les jours, ils recommencent… Tout en reprenant le chemin de l’amphi, Élise conclut rapidement :

— J’ai fini par trouver le courage d’aller aux urgences. J’ai dû reprendre les transports, j’étais tétanisée de trouille, mais ça s’est pas trop mal passé. Quand je suis arrivée sur place, les infirmières étaient débordées. J’ai dû attendre quatre heures pour voir un médecin. Un interne m’a recousue, mais je crois qu’il a fait ça un peu à l’arrache. J’entendais les infirmières se plaindre dans le couloir ; c’était panique à bord. La cicatrise va être affreuse. Quinze points de suture ! Je vais devenir hideuse.

Avec toute la compassion du monde, Sophie ne peut s’empêcher de penser :

« Eh bien… Séraphin aura peut-être une chance avec elle, maintenant ! »

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Richard Darko
Posté le 30/08/2023
Impatient de voir comment ça va tourner... J'ai relevé une petite erreur dans les dernières lignes : *j'étendais les infirmières. Vous vouliez écrire "entendais" je suppose. Au plaisir de lire la suite.
Rosario_gnd
Posté le 30/08/2023
En effet, il fallait lire "j'entendais". Je sais pas ce que j'ai foutu ^^'
Merci pour tes commentaires encourageants :)
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