2.2

J’observe mon reflet.

— Mince, d’habitude je reprends très vite mon apparence initiale…

Je porte toujours les traits de cette fameuse Magnolia. Comment ça se fait ?

— Ce n’est pas normal !  

Mon reflet ondule lorsque je le touche. Ce n’est pas un miroir comme les autres, bien encastré dans son cadre de pierre. Les sculptures d’hommes et de femmes, qui se cherchent et s’effleurent, font office de gardiens, liés entre eux par des ronces aux épines acérées. Des callas écarlates, violets et blancs poussent, on ne sait comment, dans la pierre et, ce, en toutes saisons. La petite cave est éclairée par des bougies éternelles. L’endroit pourrait paraître lugubre, mais je m’y sens bien. Un puissant attachement nous lie à lui. Nous naissons de son reflet, en simple esprit éthéré, minuscule orbe lumineux, telle l’apparition d’un fantôme. C’est aussi par lui que nous choisissons notre apparence, celle sous laquelle nous apparaîtrons jusqu’à notre mort. Un rite de passage très important, car il inaugure notre première chasse, notre première proie. C’est lui qui décide le moment venu, pour chacun d’entre nous. Plus encore, il nous sert de portail, connecté à d’autres portes comme lui. C’est notre point d’ancrage dans ce monde.

Un jour, à mes débuts de cauchemar, Lilith m’a confié qu’il recelait bien d’autres secrets, mais que rares étaient les créatures à les avoir percé. Et aucun ne se serait risqué à en parler. Ce serait comme révéler les paroles sacrées d’un dieu. Peu de gens sont capables de les entendre, m’a-t-elle dit. Je lui ai alors demandé si elle en faisait partie et elle ne m’a répondu que par un sourire chaleureux.

— Oh, tu es rentrée !

Quand on parle du loup…

Je n’ai pas le temps de me retourner qu’elle se rue sur moi, ses deux mains se posent avec délicatesse sur mes épaules et son nez s’approche de mon cou. Ses lèvres effleurent ma peau et je sens sa respiration glisser dans mes cheveux.

— Tu sens si bon. Voilà longtemps que je n’ai pas senti une odeur aussi exquise. La chasse a été très bonne, on dirait.

Elle passe machinalement le bout de sa langue au creux de mes épaules et  je la sens frissonner de plaisir. Puis, son regard tombe enfin dans le miroir et elle me voit sous les traits de Magnolia.

— Oh, oui, une chasse on ne peut plus productive.

Son sourire s’étire jusqu’à ses oreilles, chargé de sous-entendus. Elle est la plus vieille d’entre nous, et, de ce fait, la plus expérimentée. Elle doit sans doute connaître des choses auxquelles je ne pourrais même pas rêver.

— Elle me laisse enfin lui faire face et mes yeux sont chargés de questions.

— Plus tard, petite Asmodée. Tes sœurs ont faim !

Pas que nous soyons toutes femmes, quand elle parle de sœurs, elle parle de nos âmes.

Sans même prononcer son ordre, une multitude d’orbes fait son apparition et voltige au-dessus de nos têtes. Jamais ils ne se seraient permis de fondre sur moi pour s’abreuver à même ma peau, sans laisser la primeur à Lilith. Cette dernière porte ses lèvres à son endroit favori, le creux de mon cou. Ses dents s’y plantent et je ne ressens rien ni ne saigne. Je n’ai pas réellement d’existence. Elle s’abreuve de mon éther et, à chacune de ses sucions, elle laisse échapper un petit gémissement d’extase. Assouvir sa faim, il n’y a pas plus délicieux comme sensation pour les cauchemars. Elle en prend plus que de raison, mais c’est dans l’ordre des choses. C’est elle qui se chargera ensuite de distribuer l’énergie aux autres, ceux dotés d’un simulacre de corps, comme moi.

Quand elle estime avoir terminé, elle s’éclipse en quelques secondes et je me retrouve seule, en compagnie des nouveaux nés. Sans plus attendre, ils se jettent sur moi, s’y accrochent comme des sangsues sur son hôte. Leurs aspirations sont si violentes, que mes pieds décollent du sol. J’en ai partout. Je sens qu’ils me vident et la tête me tourne. La faiblesse me gagne.

Je ne peux pas me permettre de leur refuser ce repas. J’ignore quand ils pourront se nourrir à nouveau et aussi bien. D’habitude, la chasse est juste suffisante pour le traqueur. Et encore, parfois, il ne parvient même à pas combler sa faim. Cela me semble durer une éternité. Pourtant, même si je ne souffre pas, me sentir aussi vide me déplaît. En plus de l’énergie, les nouveaux nés me dérobent mes sensations, les émotions que j’ai ressenties un peu plu tôt. J’ai l’impression de n’être plus qu’une coquille vide, comme les coquillages échoués sur les rivages, abandonnés de la vie qu’ils abritaient.

Délaissée par mes nouvelles sœurs, je touche à nouveau la terre ferme et me sens déconnectée, absente. Je suis trop épuisée pour utiliser mes dons et me téléporter. Alors, je me contente de me laisser porter par mes petites jambes jusque dans ma chambre. Je remonte les escaliers taillés dans la pierre brute du manoir. En poussant la porte qui lâche un grincement plaintif, j’atterris dans le vestibule, l’entrée de la maison. En face des deux grandes portes, d’imposantes marches en marbre me mènent jusqu’à l’étage où se trouvent quelques unes de nos chambres. La mienne se situe au bout du couloir, le bruit de mes pas est étouffé par l’épais tapis en velours de couleur prune. Je tangue un peu et manque de me cogner aux mobiliers, mes doigts cherchent à s’agripper aux murs. Devant ma porte, je chancelle et rate de peu la poignée. J’ai beau me secouer la tête, je ne parviens pas à reprendre mes esprits. À l’intérieur de ma chambre, je m’écroule sur le lit, littéralement vidée.

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Marlee2212
Posté le 04/11/2022
Hey !
Je continue ma lecture après un petit moment et enfin j'attaque un nouveau chapitre après avoir tout relu pour me remettre dans le bain !
J'aime beaucoup le fait d'en apprendre plus ici sur la vie de ton héroïne bien que tout cela demeure un peu plus mystérieux. De ce fait, on s'attache plus à ton personnage et on commence à bien situer ton univers.
Un vocabulaire toujours bien choisi et tes chapitres sont toujours aussi bien écrits , je n'ai rien à redire là-dessus !
Continue comme ça :)
Isahorah Torys
Posté le 04/11/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire ^^
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