(2)

Par Dan

2

 

22 janvier 2020

 

Célestine connaît aussi bien le dessin de ses taches de rousseur que celui des étoiles dans le ciel. Mais les étoiles ont changé au-dessus l’icosaèdre, et Célestine change aussi.

Le nez à deux centimètres du miroir écaillé, un éventail de buée troublant son reflet, elle contemple les nouvelles constellations déployées sur ses pommettes. Elle repense à l’école – expérience lointaine mais inoubliable –, à son surnom de « chiure de mouche » et aux interminables heures passées à frotter ses éphélides presque jusqu’au sang, jusqu’aux larmes en tout cas, qui n’avaient jamais suffi à lui nettoyer la figure. L’âge n’avait rien atténué, si ce n’était le regard de Célestine ; quand on aime les filles dans les années 80, de toute façon, on a d’autres chats à fouetter.

La pulpe claire de son index trace une ligne invisible, comme un jeu de points à relier, et quand Célestine reconnaît enfin la forme oblique de la Grande Ourse, toute la cartographie stellaire se dévoile avec une clarté quasi surnaturelle. Si elle avait encore besoin d’une preuve de la magie qui imprègne ce monde, Célestine n’aurait pas pu en espérer de plus significative.

Le cœur léger, elle termine de se débarbouiller et range ses affaires sur l’étagère qu’elle s’est appropriée. Les lois du partage ont été consciencieusement établies à leur installation, de la terrasse au cabinet de toilette – plus haut lieu de discorde, même dans les ménages bien ordonnés. Santiago et Célestine y font savonnette et dentifrice communs, mais veillent à reposer leur brosse à dents du bon côté du lavabo – un coquillage aussi large qu’un bénitier.

Au mur de tôle ondulée, une couronne de chèvrefeuille tressé décore l’un des gros hameçons de pêche où lui suspend sa serviette et elle son tignon en madras. Célestine a fabriqué une lanterne pour éclairer la pièce ; Santiago, lui, a entamé une collection de cailloux blancs, disposés par ordre croissant le long de la traverse qui tient vissées les planches de contreplaqué encadrant les W.C.

Qu’il ait préféré les exposer là que dans sa chambre en dit long sur leur plus grand drame domestique : le manque de lecture aux moments critiques – et Dieu sait s’ils ont souffert de leur nouveau régime alimentaire. Célestine s’émerveille encore de la rapidité et de la facilité avec laquelle ils ont fait leur nid ici : après trois semaines, cet assemblage de containers et de carcasse d’avion a déjà tout d’un foyer.

— Bonjour ! lance Célestine quand Santiago la rejoint dans la cuisine quelques minutes plus tard.

Les oiseaux ont entamé leur concert et la rosée décuple les effluves floraux qui se déversent par la fenêtre ouverte. Le plexiglas fendu ne freine d’ailleurs pas grand-chose du bruit et des odeurs, mais l’effet verre poli de la crasse leur assure un minimum d’intimité.

— ’Jour, marmonne Santiago en retour.

Son colocataire n’est pas quelqu’un qu’on peut qualifier de matinal. Sans ses lunettes, il s’oriente à tâtons vers la cafetière à piston et jauge au poids la tasse qu’il se sert. Tant qu’il n’en a pas avalé la moitié, Célestine limite l’agitation et déploie tout ce qu’elle a de self-control pour ne pas lui adresser la parole ; en revanche, dès que son taux de caféine permet à Santiago de tolérer son existence, elle se lâche :

— J’ai fait un rêve formidable, cette nuit. J’étais chez moi, en France, et il y avait une immense célébration, avec des feux d’artifice, des danses et de la musique. Pas comme le 14 juillet, plutôt comme une fête des voisins pour tout le pays, toute la planète, même ! Je crois qu’on avait tous une sacrée victoire à arroser.

« Tu te souviens de tes rêves, toi ? Il paraît qu’avec certaines méthodes de conditionnement, on peut apprendre à les maîtriser ! C’est formidable, non ?

— Formidable, oui, je crois que c’est le maître-mot.

Célestine plonge les yeux dans son thé et reprend sans appétit la mastication de sa tartine de purée de mangue. Elle regrette que leur aventure à bord du Kahana n’ait pas tissé des liens plus forts, mais Santiago a d’autres préoccupations que son chagrin : en plus d’avoir changé de réalité, il subit maintenant l’intérêt insatiable de leurs hôtes envers ses machines et ses projets.

Reprenant son petit-déjeuner avec plus d’entrain, Célestine demande :

— Encore un interrogatoire, aujourd’hui ?

— Oh, heu… Non, je crois pas. J’espère pas, en tout cas !

Elle réprime un froncement de sourcils. Les yeux bruns de Santiago paraissent beaucoup plus grands sans le verre de ses binocles et fuient ceux de Célestine de façon d’autant plus évidente. Inutile de comprendre la physique des vortex pour saisir qu’il se trame quelque chose depuis leur arrivée.

Célestine avait capté quelques éléments en espionnant Frankie et Levi à la sortie de leur entretien nocturne avec Santiago : les cachotteries de ce dernier, l’accueil mitigé que le camp pourrait réserver à ses collègues si d’autres débarquaient, et Sanderson. Le Sanderson, forcément. Dans l’icosaèdre. Pendant trente-cinq ans. Pas étonnant qu’il ait théorisé les vile vortices s’il en avait emprunté un pour atterrir ici. Plus étonnant : le fait que les rescapés qui l’avaient côtoyé à l’époque se méfient maintenant de ses héritiers. Que s’est-il passé pour que Levi s’intéresse de si près à Santiago ? Pour que Frankie lance ce regard incendiaire à Célestine quand elle a surgi de sa cachette pour lui parler ?

Rétrospectivement, elle songe qu’elle aurait sûrement mieux fait de retourner à son bungalow ; mais comment résister ? Elle venait de reconnaître Frankie. La petite fille qui avait passé ses premiers jours et les huit étés suivants dans la maison voisine. La petite fille dont le thème astral, si Célestine l’avait mieux interprété, aurait certainement pu lui annoncer l’arrivée de l’homme-lézard et l’ouverture de cette étrange brèche de lumière. Et voilà qu’elles se retrouvent là, dans un univers parallèle ?

Célestine avait des centaines de questions à lui poser, ce soir-là, près de l’abri à provisions, mais elle a interrompu ses messes-basses avec Levi, peut-être interrompu autre chose de plus important encore, et leur discussion lui a laissé un terrible sentiment d’erreur et de danger.

— Je dois filer, lâche Santiago dès qu’il a fini son café. Passe une journée, heu… formidable !

— Bonne journée à toi aussi, répond Célestine, les yeux plissés face à son sourire forcé.

Après un crochet par sa chambre où il récupère sac et lunettes, Santiago s’enfuit. Célestine hésite, regarde la silhouette de son colocataire perdre en taille et en netteté à mesure qu’il s’éloigne, puis enfourne le reste de sa tartine et saute dans les grosses bottes de pluie qu’Amelia lui a prêtées.

Santiago a pris la direction de l’est, Dottie caracolant autour de lui en claquant des mâchoires tantôt à proximité de ses fesses, tantôt derrière les poules et les perruches qui s’envolent en olas caquetantes avant de replonger vers les mangeoires. Célestine le suit à bonne distance. Le camp fourmille déjà d’activité : cultivateurs, réparateurs, ouvriers, tous profitent des heures les plus fraîches de la journée pour abattre un maximum de travail.

Parvenu dans la « banlieue », Santiago se dirige vers les écuries, à droite, et Célestine s’engage sur un chemin parallèle. Gardant sa cible dans le collimateur, elle fait moins d’une dizaine de mètres avant de s’immobiliser.

Elle a trouvé le cimetière.

Moins vaste que le parc – après tout, personne ne vieillit, ici, alors les morts ne se bousculent pas – il déroule ses rangs de statues, de pierres tombales et de colliers de fleurs jusqu’à lisière des fougères arborescentes. Célestine jette un coup d’œil à Santiago, qui a ralenti à l’approche des stalles, et s’engage dans l’allée centrale. La tombe la plus fraîche attire aussitôt son attention : propre, carrée. Quand Célestine se rapproche du tertre sous lequel leur camarade naufragé repose à jamais, Santiago lui est complètement sorti de l’esprit.

Elle n’a même pas pu discerner son visage : quand on l’a convoquée pour une visite médicale réglementaire le lendemain de la tragédie, Harry avait déjà évacué le cadavre de l’infirmerie. Méconnaissable, de toute façon, selon le docteur. Célestine aurait pourtant voulu s’assurer que le corps ne portait pas la chemise d’Alain, ou le short d’un Japonais qui avait ri longtemps avant de ne plus rire du tout. Elle a repensé au corps de Laurence que personne n’a voulu aller chercher et aux chocs répétés de son crâne contre la coque du canot. Parfois, entre deux rêves de feux d’artifice, elle entend encore ces échos insupportables.

Célestine détache les yeux de la plaque nue déposée sur la terre – ni nom ni foi connus – et remarque un petit édifice érigé en bordure du cimetière. Intriguée, elle en rejoint l’auvent puis la salle principale. Une impressionnante sculpture orne son mur latéral : des icosaèdres, des croissants de lune, des octogones taoïstes et des étoiles à six branches dont l’enchevêtrement semble sur le point d’éclater, comme soumis à une expansion perpétuelle, une quête infinie de l’après et de l’ailleurs.

Cet endroit n’est pas une église, pas même un temple, simplement un refuge où les croyants du camp et leurs innombrables religions se rejoignent et se mélangent. Un toit de palmes sur quatre murs de torchis, si on le réduit à ses purs composants ; mais Célestine y trouve un certain souffle. Un génie du lieu.

Quand elle en sort, la vision de Santiago chasse brusquement la brume mystique qui l’enveloppait : il n’est plus seul.

La première fois que Célestine a vu Frankie s’équiper pour quitter le village, c’était la semaine passée. Levée aux aurores – ce que quinze jours en sa compagnie ont suffi à rendre exceptionnel –, elle prenait elle aussi le chemin des écuries quand Dottie lui avait bondi au cou. Quelques léchouilles plus tard, la chienne la fixait d’un œil humide tandis que Frankie s’éloignait en évitant le regard curieux de Célestine.

Elle a recommencé au moins deux fois, depuis, mais si d’autres voisins ont trouvé son attitude surprenante, personne n’en a rien dit. Célestine a presque réussi à se convaincre que Frankie bénéficiait seulement d’une dérogation : être la seconde du chef devait l’autoriser à sortir régulièrement et sans escorte malgré les protocoles de sécurité.

Les excursions en solo sont terminées, apparemment : Frankie glisse quelques mots à Santiago, puis prépare deux chevaux et l’invite à monter en selle. Déjà installée, les mains sur le pommeau, elle regarde Santiago se hisser à plat ventre sur le dos de sa monture qui piaffe, renâcle et hennit pour de bon quand il manque de l’éborgner en tentant d’adopter une position plus conventionnelle. Célestine croit distinguer un sourire sur le visage de Frankie lorsqu’elle talonne sa jument et que les deux chevaux se mettent en route, le second montrant le blanc des yeux alors que Santiago se débat pour retrouver l’équilibre.

— Que fais-tu là ?

Célestine sursaute. Levi la scrute depuis l’allée voisine, les bras le long des flancs, aussi raide et solennel que n’importe quelle effigie dressée dans le cimetière.

— Je suis passé devant l’infirmerie, dit-il, du miel et du venin dans la voix. Je crois que ta première patiente t’attend.

— Oh, heu… Oui, j’arrive tout de suite.

Levi ne bouge pas d’un poil quand Célestine le dépasse, les épaules rondes et la mine basse. Elle ne devrait sans doute pas réagir comme une élève prise en faute – après tout, elle n’est pas techniquement en retard, et visiter le cimetière n’est pas un crime –, mais quelque chose dans le timbre et le regard de Levi lui fait l’effet d’avoir de nouveau dix ans et des chiures de mouche sur les joues.

Parvenue à la sortie, elle risque un regard en arrière et reste foudroyée. Levi se tient immobile dans le contre-jour, ses mains, sa silhouette mince et les traits de son visage oblitérés par le soleil rasant. Célestine voit la lumière dorée glisser de sa pommette saillante à sa mâchoire ciselée quand il se détourne et, quelques secondes plus tard, l’homme-lézard disparaît entre les tombes.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
EryBlack
Posté le 01/11/2021
Coucou Dan !
Ces deux derniers chapitres me font l'effet d'une accalmie au milieu d'une tempête, un moment de repos entre deux crescendo. Du coup, je dirais qu'on est moins impliqué dedans émotionnellement mais que ça aide à mettre un peu d'ordre dans les événements et les pistes qui se déroulent, ce qui est important vu la densité de l'intrigue. La réaction de Frankie m'a parue crédible, j'espère juste qu'elle ne va pas regretter de se confier à cette enquêtrice dont elle n'a pas regardé la plaque... Quant au chapitre de Célestine, il laisse entendre que Santiago a été un complice important pour Levi et Frankie au moment de quitter l'icosaèdre, donc on se rapproche des réponses ! Je suis vraiment curieuse de voir comment tout ça va se dénouer.
Ptit coup de coeur pour ce lieu de culte multi-confessionnel, je trouve ça émouvant. J'ai relevé une coquille au tout début de ce chapitre : "Mais les étoiles ont changé au-dessus (de) l’icosaèdre".
À bientôt pour la suite ! <3
Dan Administratrice
Posté le 21/11/2021
Coücoü !

Oui, ça ralentit sérieusement, et puis j'imagine que le retour à la "réalité" est peut-être un peu abrupt après la partie II. En tout cas si ça permet de démêler quelques fils, c'est cool !

Évidemment, je ne dirai rien concernant l'avenir de Frankie. Et pour ce qui est des réponses... oui, disons qu'on s'en approche lentement (ça va, pas encore soûlée ? x'D)

Merci pour la coquille ! Et surtout pour ta lecture et ton retour ♥
Kevin GALLOT
Posté le 16/08/2021
Salut Dan
toujours fidèle au RDV
un commentaire sans grande utilité, juste pour dire que je te lis encore et que ces deux nouveaux chapitres ouvrent encore de nouvelles questions et laissent présager je ne sais quelles surprises. Je vais finir par croire que Levi est vraiment un homme lezard et que ce n'est pas seulement des analogies
A+
Dan Administratrice
Posté le 28/08/2021
Salut !
Toujours un plaisir de te voir au rendez-vous ! Et de savoir que ça continue à te plaire :D Merci beaucoup !
Vous lisez