2.1 Un vieux vicelard

Mardi

7 h 49

 

— Allez ! Encore toute une matinée avec M. Mougenot ! souffle Séraphin. Des cours de quatre heures, deux matinées de suite… c’est plus tenable, là !

Séraphin s’assoit à côté de Sophie. Il sort ses affaires et pose machinalement sa veste et son sac sur la place à côté de lui en signe qu’elle est réservée.

— Tu sais que ça ne sert à rien de faire ça ? s’impatiente Sophie.

Séraphin s’étonne.

— C’est pour… commence-t-il à expliquer.

— Peuh ! le coupe Sophie. Depuis le temps ! Toute la promo sait pertinemment qu’il ne faut pas s’installer à côté de Séraphin le crétin parce qu’il faut garder la place pour princesse Élise, la catin ! Parce que, voyez-vous, mesdames et messieurs, Sa Magnificence, Madame Élise Delecour, ne peut pas s’abaisser à trouver une place toute seule comme le commun des mortels !

La journée n’a pas commencé et Séraphin ne sait déjà plus quoi dire. Dis donc, Sophie lui en veut en ce moment !

— Dès le matin, tu attaques déjà ?

— Désolée… J’ai eu du mal à me lever aujourd’hui. Je n’ai pas eu le temps de faire mes six séries de pushups ni mon travail de stomach vacuum. D’habitude, ça me détend… mais tant pis, je me défoulerai sur toi ! T’es là pour ça, non ?

Séraphin tire la tête.

— Si, si… et c’est un vrai plaisir !

— En parlant de ça, elle est toujours pas là, ta princesse ? En retard, tu crois ? ou bien elle sèche toute la semaine ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu de nouvelles… A priori, elle devrait venir.

Sophie attrape la trousse de Séraphin.

— Oh, tiens ! Tu as mis un dra…

Dans l’amphithéâtre résonne tout à coup le clac clac clac d’une paire de spartiates à talon haut. Séraphin libère le siège à sa gauche. Élise s’assoit en prenant garde de ne pas plisser sa jupe. Son parfum est frais, très floral ; une bouteille hors de prix qu’elle a reçu pour la Saint-Valentin. Séraphin le reconnaîtrait entre mille.

— Merci d’avoir gardé ma place ! s’enthousiasme Élise en lui faisant la bise. T’es vraiment un ange… Oh ! Super le petit drapeau sur vos trousses !

— J’en ai pris un pour toi, lui annonce fièrement Séraphin.

Élise accepte avec un grand sourire. Elle tend sa trousse à Séraphin qui attache le petit drapeau bleu et jaune sur le zip.

— Trop merci ! T’es le meilleur ! s’extasie Élise. C’est trop cool ! Il faut soutenir les Ukrainiens, c’est la misère pour eux ! Allez, Zelensky ! Ha ha ! Et toi, Sophie ? Ça va, ma belle ?

Sophie, qui faisait mine de s’intéresser à ses notes de la veille, se tourne vers Élise et lui adresse un sourire de convenance.

— Pas aussi fraîche et reposée que toi, mais ça va ! Alors, ce long week-end… c’était chouette ? Séraphin m’a dit que tu étais à la mer avec ton copain, c’est ça ?

Tandis que princesse Élise se recoiffe en préparant sa réponse, Sophie chuchote à l’oreille de Séraphin :

— C’est qui Zelensky, déjà ?

— J’en sais rien… marmonne Séraphin en retour.

Gloups ! Il comprend où Sophie veut en venir et la supplie en grinçant des dents.

— Elle est contente de mon cadeau, ne me grille pas, s’il te plaît…

Pour toute réponse, Sophie se contente de lever les yeux au ciel et de crier en pensées ce qu’elle aimerait dire haut et fort. 

« Tu n’en as rien à foutre de la guerre en Ukraine ! Tu n’en as rien à foutre de rien, d’ailleurs. Ton petit numéro, c’est juste pour te faire bien voir auprès de cette cruche ! » 

Sophie enrage ; c’est vraiment par amitié pour Séraphin qu’elle se tait ! Et tandis qu’elle bouillonne, Élise replie son miroir de poche.

— C’était très sympa, ce week-end ! Bon… ça ne vaut pas Le Touquet, hein ! Mais David avait loué un appart’ qui donne directement sur la plage de Bray-Dunes, et ça, c’était top !

Le cours tarde à commencer, alors Élise en profite pour sortir son téléphone et montrer quelques photos à Sophie. Des images de dunes, de cocktails et de serviettes sur le sable blanc défilent.

— Tu devrais en profiter aussi, Séraphin ! le sermonne Élise. Au lieu de rester enfermer à Lille… C’est super beau la côte d’Opale.

— Là-dessus, je suis d’accord ! renchérit Sophie.

Arrêtée sur une photo d’Élise posant en tenue légère devant la batterie de Zuydcoote, Sophie lui glisse :

— Tu sais qu’il est resté enfermé tout le week-end sur ses jeux en ligne ?

— Oh, Séraphin… s’indigne Élise. Tu es vraiment un enfant.

À ce moment, M. Mougenot entre et descend les marches de l’amphi. Séraphin s’échappe de cette situation difficile en faisant remarquer à ses camarades que leur professeur a l’air mal en point. Très mal en point.

— Tu as raison, il a l’air malade… commente Sophie.

— Oh ! Ben, c’est pas moi qui vais m’en faire pour lui… grince Élise.

— Ah bon ? répond Sophie. Pourquoi ? Il est pas si terrible Mougenot…

Élise range son téléphone. Le ton de sa voix devient plus sérieux.

— C’est un gros cochon. Une fois, je suis arrivée en retard, en première année, et j’ai dû m’asseoir tout devant au premier rang parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs. Et cet immonde pervers a passé tout le cours à reluquer mes nichons. Mais genre avec un regard insistant… c’était super gênant ! À la fin du cours, il est venu me demander si c’était pour lui que je m’étais « apprêtée » comme ça. Et comme si je n’étais pas déjà assez mal à l’aise, il a continué de me poser des questions pour savoir où j’habitais, si je connaissais bien Lille, si j’avais besoin d’heures de « soutien personnel »… Du soutien personnel, tu parles ! Il bavait sur mes seins avec un regard lubrique de gros pervers. Dire qu’il est marié ! Quel gros dégoûtant !

Sophie se retient d’éclater de rire.

— C’est vrai qu’avec la chaire qui surplombe les premiers rangs… il devait avoir une vue plongeante sur ton décolleté, le coquin !

— C’est pas drôle, Sophie… se plaint Élise. C’était hyper creepy, hyper malsain. C’est depuis ce cours que j’embête mon petit Séraph’ pour qu’il me garde une place près de lui. Plus jamais je ne veux vivre ça ! Et j’aimerais pas me retrouver seule à seul avec ce prof… Avec ses culs-de-bouteille, la calvasse qu’il essaie de cacher et sa vieille veste en tweed, il a toute la panoplie du prédateur sexuel. Il attend que ça de pouvoir serrer une étudiante dans un coin ! Ça se voit ! Regardez ses yeux vitreux… Ce regard plein de concupiscence…

Sophie attrape la main d’Élise et essaie de la raisonner.

— Tu dramatises trop, ma chérie !

Élise hausse les épaules.

— Faut le comprendre aussi… poursuit la championne d’aviron. Tu te poses devant lui et tu lui sers les chutes du Niagara ! Franchement, Élise… Même moi, là, j’ai du mal te regarder dans les yeux ! Alors, un homme, j’te raconte pas… Il ne faut pas trop leur en vouloir, ce sont des esprits faibles, on le sait toutes. Hein, Séraphin !?

Les deux filles éclatent de rire. Si leurs rapports ne sont pas toujours cordiaux, il y a cependant certains points qui les unissent. Élise retrouve son sourire éclatant.

— Bon alors, je-vous-pré-viens… entonne M. Mougenot en allumant son micro. C’est un des derniers cours magistraux et ce matin il faudra suivre en silence. Je vous annonce que je tourne au Doliprane et au Nurofen depuis hier soir, alors on va faire vite et bien, et surtout… dans-le-calme.

Le brouhaha des étudiants qui s’installaient descend d’un cran. Le professeur a l’air fiévreux. Ses cheveux – du moins, ce qu’il en reste… – brillent de transpiration. À cause des fortes chaleurs de ces derniers jours, de nombreux cas inexpliqués de fièvres se sont déclarés. C’est ce que Sophie a entendu ce matin à la radio. On parle aussi d’une bactérie intestinale, d’infections pulmonaires… Comme d’hab’, on sait tout mais on ne sait rien ! Les urgentistes interrogés évoquaient des cas de malaises, de lésions cutanées, de désorientation, d’agressivité… Le record du nombre d’hospitalisations en une seule journée a été battu, et de très loin, selon les premières estimations.

— En parlant de ça… Comment ça se fait que tu ne sois pas venue hier ? s’enquit Séraphin. Tu étais malade ?

Le visage d’Élise s’assombrit tout à coup. Pendant quelques secondes, elle cherche quoi répondre. Sophie attend sa réplique comme un faucon guettant sa proie. Elle ne lui tombera pas dessus… Qui est-elle pour la juger ? Mais elle a sa petite idée sur la raison de cette absence, alors elle attend de voir si princesse Élise lui dira la vérité. Tout en bas de l’amphi, M. Mougenot attrape la télécommande actionnant le rétroprojecteur.

— Malade ? répète Élise. Oui. Enfin, si on veut…

— Si on veut ? reprend Séraphin. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

L’ange Séraphin connaît très bien les « si on veut… » d’Élise. Ils annoncent rarement de bonnes nouvelles. Au lycée, « si on veut… » se traduisait par « Je suis retournée avec Marc et il m’a encore tapé dessus ». Un garçon charmant et bien sous tous rapports qui avait juste oublié de lui dire qu’il avait dix ans de plus qu’elle. En première année, « si on veut » signifiait « Je vois plusieurs gars et je ne sais pas lequel est responsable de ce test positif ». Bien sûr, tous étaient certains d’avoir pris leurs précautions. Ceux qu’elle a réussi à contacter, en tout cas. En deuxième année, « si on veut » annonçait tantôt un nouveau fiasco avec Marc – qui a également omis de dire qu’il était fiancé –, tantôt des bleus qu’elle essayait de cacher – des bleus d’un genre « nan, mais tu comprends, il a pas fait exprès ! » –, tantôt des dettes qu’elle avait contractées pour un certain Matthias que personne n’a jamais rencontré. Un musicien sans avenir à ce qu’on dit.

En somme, les « si on veut » l’inquiètent plus que tout.

— Je ne sais pas trop comment dire ça. C’est tellement fou ce qui m’est arrivé… commence Élise en vérifiant que son pansement reste bien dissimulé sous la manche de son chemisier.

Oubliant totalement les deux cents étudiants qui les entourent, Séraphin l’encourage à parler, quand une grosse voix masculine le coupe. Le micro éructe de colère.

— Ma-de-moi-selle Delecour ! Ma-de-moi-selle Dewaele ! Et mon-sieur Nguyen ! Si c’est pour refaire la même scène qu’hier, vous pouvez sortir tout de suite ! rugit M. Mougenot.

Stupeur dans les rangs. Mougenot avait prévenu ; il n’est pas d’humeur ce matin.

— Ce ne sera pas la peine, monsieur… répond timidement Séraphin. On avait fini.

Silence dans l’assemblée.

Le ronron monotone de l’exposé du professeur redémarre et l’amphi, brusquement réveillé par ce coup de pression, s’endort de nouveau. Quelques chuchotements à droite à gauche rythment discrètement chaque changement de diapo. Certains tapent le cours sur leur clavier, d’autres prennent encore leurs notes à la main. Beaucoup écoutent d’une oreille tout en scrollant sur Twitter. Dévorée par l’envie de lui raconter sa mésaventure, Élise glisse un mot à l’oreille de Séraphin en lui faisant un petit clin d’œil ; ce petit clin d’œil qu’il aime tant et qui le fait tant craquer ; ce petit clin d’œil pour lequel il finit chaque fin de mois à découvert.

— Je te raconte tout à la pause café !

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