18 - Les Hautes Autorités

Par Elodie

Une fois la porte franchie, Lily se retrouva happée dans une gigantesque bulle d’air qui l’enveloppait et la protégeait d’un flux aquatique des plus déroutants. S’approchant de la paroi diaphane qui la séparait du milieu entièrement liquide dans lequel elle se trouvait, Lily aperçut, de l’autre côté, différents poissons qui nageaient paisiblement, allant du plus discret hippocampe à l’imposant Napoléon. Leurs mouvements étaient calmes et fluides. Le silence régnait. Ici, le temps semblait s’être arrêté.

Lily avait toujours été attirée par le monde marin et avait fait plusieurs initiations à la plongée avec des Eautistes expérimentés. Mais jamais encore, elle n’avait été témoin d’un tel spectacle. Entièrement au sec et isolée par la poche d’air qui la contenait, elle était immergée dans un gigantesque aquarium. Ne sachant que faire, elle en profita pour admirer la vue. L’accalmie ne dura que quelques instants. Dans toute la quiétude du décor dans lequel elle se tenait, Lily ressentit peu à peu monter en elle une impatience qui ne lui appartenait pas. Bien malgré elle, elle se résolut à se mettre en mouvement, espérant que la bulle d’air la suivrait.

Elle avança tout d’abord un pas timide, soucieuse de ne pas faire éclater la fine membrane qui la maintenait en vie au milieu de ce volume considérable d’eau. Quand elle s’aperçut que la bulle d’air accompagnait sa progression, Lily se hasarda encore quelques mètres jusqu’à distinguer, de l’autre côté du barrage aquatique, une pièce comparable aux chœurs des cathédrales d’autrefois. Lorsqu’elle l’atteignit, la bulle se dissipa sans un bruit.

Lily était à nouveau à l’air libre, dans une vaste pièce elliptique, complètement ceinte par un muraille liquide peuplée d’animaux marins. Devant elle, une chaise. Et plus loin, lui faisant face, cinq sofas de banquets romains occupés par les membres fondateurs des Hautes Autorités. Lily les considéra tour à tour.

Sur le lit de gauche, une femme aux abondants cheveux blonds était nonchalamment accoudée, la tête totalement immergée dans la paroi d’eau. Tel un scaphandre, une bulle d’air entourait un visage sage, complètement lisse et inexpressif. Son attention était entièrement portée sur les poissons clown qui jouaient à cache-cache entre ses mèches immergées. Dans cet environnement aqueux, sa chevelure prenait une couleur olivâtre alors que le reste de sa crinière dorée brillait autour d’un étonnamment long cou, néanmoins très gracieux, reposait sur des épaules saillantes puis longeait une toge immaculée pour tomber au sol et s’y promener sur plusieurs mètres. Il émanait de cet être une pureté virginale. Seules les mains ridées qui émergeaient des larges manches de sa robe trahissaient son âge avancé. Au pied de sa couchette, un homme était installé en tailleurs. Alors qu’elle se demandait qui pouvait bien être cet individu qui paraissait si insignifiant aux côtés d’une telle créature, Lily savait que la vieillarde sans âge n’était nulle autre que Chimer.

Chimer était la souveraine de leur société depuis la Grande Réforme. A la différence de ses confrères fondateurs, elle semblait immortelle malgré l’extrême fragilité de son apparence. Elle leur avait à tous survécu et était devenue la matriarche, cela depuis des centaines d’années. Vénérée par l’ensemble de la population, elle était une Eautiste respectée pour son sens de la justice, véritable garante de la paix qui demeurait depuis tant d’années. D’une sensibilité disproportionnée à tous les types de sensations, qu’elles fussent tactiles, sonores, olfactives, gustatives, visuelles ou émotionnelles, elle se montrait pour le reste très peu encline aux contacts humains, leur privilégiant ceux des animaux marins, comme le témoignait la position dans laquelle elle se trouvait en ce moment. Sa recherche d’autarcie n’avait d’égal que la puissance de son pouvoir sur l’eau. Le palais dans lequel elle vivait était entièrement constitué de liquide et, de ce fait, inaccessible au commun des mortels. Depuis des décennies, elle ne sortait de cet univers marin que sur sollicitation des autres membres des Hautes Autorités, la plupart du temps pour rendre justice dans des cas de litige. Son impartialité était légendaire, tout comme la sévérité de ses condamnations en cas d’atteinte à la paix de leur communauté.

Comme tous les enfants de son âge, la petite Lily avait joué à se faire peur en écoutant la terrible histoire qui relatait le destin de Martin le Pêcheur lorsque Chimer l’avait condamné à se noyer dans l’eau que contenait son propre corps. Elle voyait encore aujourd’hui les terrifiantes mimiques de noyade qui accompagnaient le récit de son frère aîné et l’avaient empêchée de dormir plusieurs nuits d’affilée. En ces instants pourtant si alarmants pour son avenir, Lily ne pouvait s’inquiéter d’une pareille méchanceté de la part de cette vieille femme qui se trouvait à quelques mètres d’elle.

Vieille mais charismatique. A ses côtés, ses quatre condisciples paraissaient bien fades. Installés dans les des lits adjacents, ils attendaient un signe de Chimer. Elle seule pouvait ouvrir la séance. Nul autre n’avait ce pouvoir.

Afin de préserver un certain équilibre, les Hautes Autorités étaient fondées sur un modèle quadripartique régi par la matriarche Chimer. Chacun des partis avait un représentant qui était élu selon ses capacités à maîtriser ses phénomènes et à poursuivre les missions attribuées à sa fonction.

Le Parti Triangle était axé sur le mouvement et le dynamisme issus des besoins, projets et rêves des citoyens. Ce mandat était naturellement destiné à un Flambeur et Ignace en était l’actuel représentant. Aux côtés de Chimer et faisant face à Lily, ce dernier se prélassait, couché sur le dos, tenant dans sa main une grappe de raisin dont il lançait un à un les grains dans sa bouche amusée. Lily entendait son manque d’intérêt et son impatience. Elle ne savait pas si c’était parce qu’ils partageaient les mêmes phénomènes ou par pur hasard mais elle lui trouvait un fort air de ressemblance avec Séraphin, quoique la bienveillance en moins.

Ignace avait, tout comme le mentor de Lily, une chevelure de jais indomptable, des yeux scintillant de malice et une tenue vestimentaire provocatrice. Entièrement vêtu de cuir noirci, il contrastait parfaitement avec sa voisine à la peau laiteuse et à la robe albe. Lily se fit la réflexion qu’elle n’avait jamais vu Séraphin affublé de blanc, couleur sûrement beaucoup trop virginale pour un esprit si indiscipliné. Ignace partageait-il la même éviction ? Son visage, en revanche, laissait transparaître une amertume et une causticité complètement étrangères à Séraphin malgré la similarité de leurs traits.

Bon alors elle a quoi de spécial cette sauterelle pour qu’il m’ait toujours refusé son accès ? Elle n’a pas l’air si redoutable avec son air craintif… Ah ! ça doit être une farouche ! Comme sa mère. Tiens, elle a sa bouche d’ailleurs… Pulpeuse et toujours en train de faire la moue. Lily sentit une forte douleur lui serrer le cœur. Inutile de revenir sur cette affaire, Ignace, inutile ! La rancune vola soudainement sa place à la tristesse. Non ! Beaucoup trop benoîte pour Elise… Je perds mon temps et je ne peux même pas m’amuser un peu avec Chimer qui s’est ramenée équipée de son aquarium, quelle mise en scène ridicule ! Les petits poissons, dans l’eau, nagent, nagent, nagent, nagent, nagent, les petits poissons, dans l’eau, nagent aussi bien que les gros[1]. Ignace chantonnait dans sa tête, au rythme des raisins qu’il ingurgitait avec monotonie. Merde à la fin ! Je suis en train de rater une orgie pour ça…

De plus en plus étourdie par l’agacement croissant d’Ignace, Lily porta son attention sur sa gauche où se trouvait son antithèse. En bon Terrien, Lambert se tenait assis, le dos bien droit et le regard scrutateur. Son rôle était de défendre l’ordre et les règles, le Parti Carré dont il était l’ambassadeur exigeant rigueur et sévérité. De nature ou par assimilation, toute son apparence reflétait rudesse et fermeté. Depuis ses cheveux poivre et sel coupés court qui laissaient place à un large front plissé jusqu’à ses pieds enserrés dans des souliers lacés avec précision. Entre ces extrémités, il portait un costume gris avec une chemise cintrée grise, une cravate unie grise, un gilet brodé gris et, sur ses genoux, un chapeau haut de forme gris. Seule éclat de folie dans cet ensemble morose, une montre à gousset dorée dépassait délicatement de sa poche droite. Oppressée par toutes les interrogations qui émanaient silencieusement de ce sobre et immobile dignitaire, Lily s’intéressa rapidement à son plus proche voisin et eut le soulagement de ressentir toute la bienveillance et la douceur de Cybèle.

Plénipotentiaire du Parti Rond, Cybèle appartenait à la grande famille des Souffleurs et avait pour mission de se concentrer sur le bien-être des citoyens, tâche à laquelle elle s’appliquait avec un amour inconditionnel. Cybèle était la seule figure fondatrice des Hautes Autorités que Lily avait déjà rencontrée. Comme sa vocation était d’être au plus proche de la population, elle venait régulièrement à sa rencontre, à l’occasion de manifestations ou simplement lorsque le cœur lui en disait. Elle pouvait tout aussi bien se présenter spontanément dans une école ou au sein d’une entreprise pour prendre la température ambiante que répondre aux appels d’individus inquiets, pour leur bien-être ou celui d’un proche.

C’était dans ce contexte que Lily l’avait rencontrée. Quand ses parents, très inquiets par son mutisme, n’avaient pas hésité à la solliciter. Alors qu’elle n’était qu’une enfant, Lily avait passé des heures agréables auprès de cette femme affable et maternante qui ne lui imposait jamais de lui parler. Sans un mot, elles jouaient, se promenaient ou dessinaient. Quelques fois, Lily la regardait danser. Aujourd’hui, elle n’avait guère changé de ses souvenirs. Toujours aussi douce et apaisante, tous ces gestes étaient empreints de grâce et de légèreté. Faisant fi des préjugés, elle portait, comme de coutume, ses rondeurs avec fierté, les mettant en valeur dans des saris colorés et vaporeux. Sa peau mate se dévoilait généreusement selon les positions qu’elle prenait et chaque mouvement faisait tinter les petites clochettes qu’elle portait au bout de ses longs cheveux tressés. Tout son être était lumineux, jusqu’à son visage ovale dont la bouche écarlate affichait continuellement des dents blanches et rondes comme des petits nuages d’été.

Avec un chaleureux sourire, Cybèle rassura Lily qui s’avança pour prendre enfin place sur sa chaise. En chemin, elle jeta un coup d’œil curieux au quatrième membre du quadriparti.

Pour donner une place à toutes les constellations de la communauté, les Hautes Autorités avaient intégré un membre aphénome à la tête du Parti Losange. Cet émissaire portait la lourde tâche de représenter les minorités, les exceptions et les particularités qui pouvaient émerger au sein de la société. Sages de leur lourd passé, les Hautes Autorités revendiquaient une idéologie basée non seulement sur un retour à la nature mais également, et surtout, sur l’intégration de tout en chacun, avec ses forces et faiblesses. C’est la raison pour laquelle les concitoyens aphénomes devaient eux-aussi faire partie des membres fondateurs et, de surcroît, garantir la mémoire de cette sombre ère écoulée où seul leur voix comptait. Le représentant aphénome à la tête du Parti Losange était ainsi toujours un Archiviste. Comme, à l’encontre de ses confrères, il n’avait pas de prédisposition et, par conséquent, de capacités particulières, notamment pour se protéger d’éventuels assauts, il se devait de rester dans l’ombre, si bien que la population n’en connaissait jamais l’identité.

De ce fait, quand Lily découvrit l’actuel représentant de ce parti, elle ne s’attendait pas à le reconnaître. Pourtant, quand ses yeux se posèrent sur l’individu recroquevillé sur son lit romain qui s’affaissait sous son poids, les doigts emberlificotés dans ses larges vêtements, le regard fuyant et les pieds tapotant nerveusement le sol à l’aide d’horribles scandales en cuir, elle l’identifia immédiatement et, le souffle coupé, ne sentit pas ses jambes se dérober sous elle.

 

[1] Comptine pour enfants

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So26
Posté le 07/03/2022
Mais non! Ce serait Sam le représentant des aphénomes?! Ou j'ai pas bien suivi?!
Les représentants me font un peu penser aux esprits de famille de la passe-miroir ces sortes de divinités qui représentent chacune des arches.
Elodie
Posté le 31/03/2022
Oui, c'est juste, c'est bien Sam ;-) Je suis contente d'avoir réussi à bien cacher mon jeu, vu ton commentaire :-)))
Ah oui! T'as totalement raison, c'est un joli parallèle avec l'esprit des familles. Une fois de plus, je ne m'étais pas vraiment rendu compte mais c'est bien, on sent les influences de mes lectures dans mon écriture. J'espère juste que ça ne fait pas copié-collé, du coup... Quand j'ai créé mon univers, j'ai plus pensé à un système démocratique, avec un parlement et un président qui le dirige, un peu à la Suisse! En fait, sur ce point, j'étais plus dans une pensée politique que dans l'univers si riche et original de la Passe-Miroir... Ces livres incroyables ont dû me rattraper inconsciemment :-D
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