18. Jeanne

Par tiyphe

Jeanne

Penchée au-dessus des remparts du château, Jeanne observait le véhicule devenir une tache noire qui ressortait sur cette immensité blanche. Le point s’éloignait vers les plaines vides du Sud. Tout en gardant ses yeux gris acier sur son amie, la dirigeante à la chevelure de jais commençait déjà à sentir l’inquiétude la ronger. C’était la première fois que les deux femmes se séparaient. L’ancienne servante n’aimait pas cette situation, cela l’angoissait de ne pas pouvoir garder un œil sur la Princesse.

Elle avait toujours été là pour la jeune fille. Elle l’avait vue naître l’année de ses 16 ans et s’était tout de suite attachée à ce poupon tout rose, au regard vert comme les émeraudes qui parsemaient son petit diadème posé sur son front. Depuis ce jour, elle ne l’avait jamais quittée. Elle lui avait préparé ses repas, l’avait aidée à s’habiller dans ses plus belles robes, avait partagé ses moments de bonheur et avait séché ses larmes.

Louise avait été une enfant capricieuse, gâtée par ses parents qui l’aimaient plus que tout au monde. Mais, avec Jeanne, elle s’était toujours montrée douce et généreuse. Un matin au début du printemps, elle s’était roulée en boule sur le sol froid tout en tapant du poing, mais la servante avait su la calmer, sans s’énerver.

Dame Emiliane, la mère de Louise, lui avait confié que ses yeux avaient le don d’adoucir la petite fille. C’était la veille de sa mort, avant que la peste n’emporte la pauvre femme. Louise n’avait que 8 ans. Monsieur s’était alors enfermé dans une solitude rustre, l’éloignant peu à peu de sa Princesse adorée.

Jeanne n’avait pas toujours fait partie des domestiques de Dame Emiliane et Monsieur le Marquis. Orpheline depuis son plus jeune âge, elle avait vécu plusieurs années dans un internat, une vieille bâtisse grise et froide qui ne lui avait apporté aucune chaleur. Elle n’y avait pas reçu d’amour, ni de la part de ses tuteurs ni de ses camarades, mais elle y avait appris l’indépendance. À 8 ans, elle s’était alors enfuie pour s’installer dans une boulangerie comme bonne.

Le couple qui l’avait accueillie, d’adorables trentenaires sans enfant, avait été juste envers elle. Ils lui avaient proposé un lit de paille et un repas par jour en échange des courses et du ménage. Jeanne avait rapidement accepté leur généreuse offre et, pendant de longues saisons, s’était investie joyeusement dans sa tâche. Au fil des années, la fillette avait eu la possibilité d’apprendre de ceux qu’elle avait alors considérés comme sa famille. Ils lui avaient enseigné l’art de la pâtisserie, les bons mouvements pour pétrir la pâte ou encore le meilleur temps de cuisson pour obtenir une croûte bien croquante.

Elle avait mené six ans de joie avec ce couple, six ans de bonheur détruits en un matin d’hiver. Alors que la petite fille aux tresses ébène était allée au moulin pour chercher la farine, elle avait aperçu de hautes flammes lécher le ciel noir. La frayeur l’avait submergée, elle avait tout de suite su que c’était la boulangerie. Cela n’avait pu être que la maisonnette en chaume sur la place du village. De loin, elle avait senti les arômes du pain mélangés aux odeurs âcres des pierres brûlées et de l’enduit.

Jeanne avait lâché ses sacs de farine et avait couru jusqu’à la bâtisse en flammes. Elle avait vu les mercenaires quitter les lieux rapidement. Les voisins et certains villageois s’étaient tout de suite empressés d’éteindre le feu à l’aide du puits de la place. Effondrée, Jeanne était tombée à genoux devant cette épouvantable scène. Un cri de fureur avait résonné dans le bourg, arrêtant un instant le travail des paysans.

Alors que les dernières flammes avaient été contenues, Jeanne s’était relevée, de la colère dans ses yeux gris comme l’acier d’une lame. Elle s’était ruée à la poursuite des mercenaires responsables de cette tragédie. On lui avait enlevé ses parents à sa naissance et on venait de les lui arracher de nouveau. La rage lui avait fait oublier son sang-froid habituel. Elle avait couru pendant de longues minutes, recherchant qui avait fait cela, en vain.

Elle était alors retournée sur la place encore bondée. Le maire du village, désolé, avait réuni les habitants. Certains d’entre eux avaient perdu des amis, les boulangers étaient aimés de tous dans le bourg. Jeanne l’était aussi, seulement personne n’avait voulu d’une bouche en plus à nourrir. Cette année-là avait été particulièrement pauvre en récoltes, alors les familles avaient eu des difficultés à subvenir à leurs propres besoins. La décision avait donc été de l’envoyer dans le château le plus proche, où elle serait vendue comme servante dans les cuisines afin de payer les travaux pour construire une nouvelle boulangerie.

Sur les remparts de l’Entre-Deux, Jeanne sourit en repensant à son arrivée devant l’imposante bâtisse. C’était une somptueuse forteresse ressemblant fortement à celle qu’elle avait érigée, ici, avec Louise. Des tourelles surmontées de toits en ardoise encadraient de hauts murs de pierres devenues grises avec le temps. Un grand et majestueux jardin décorait l’arrière-cour, tandis que les fanions des couleurs du Marquis pendaient aux longues fenêtres vitrées de motifs.

Encore abattue par les événements, la jeune fille âgée de 14 ans s’était présenté les larmes aux yeux devant Dame Emiliane. La maîtresse des lieux s’était alors éprise de tendresse envers cette enfant portant le fardeau de la perte de trop de proches pour son âge.Elle l’avait accueillie, lui avait introduit les autres domestiques, son travail aux fourneaux et sa paillasse. Elle l’avait traitée aussi gentiment que le couple de boulangers, si ce n’est plus.

Étant également une femme de bon goût, Dame Emiliane avait apprécié les baguettes que lui faisait Jeanne tous les jours. La jeune fille avait eu le plaisir et le temps de s’améliorer en six ans grâce à ses parents adoptifs. Ses desserts étaient devenus savoureux et le feuilleté de ses pâtisseries croustillait sous la dent. Chaque matin, Dame Emiliane était alors descendue dans les grandes cuisines du château, humer les bonnes odeurs de pain sortant du four, de croissants fraîchement préparés et elle en avait profité pour écouter Jeanne.

L’adolescente avait raconté son histoire depuis le début. Sa famille avait été emportée par la crue d’une rivière avant sa première année. Elle y avait seulement survécu grâce à sa tante qui s’était occupée d’elle ce jour-là. Le lendemain, elle l’avait abandonnée à l’orphelinat et était décédée d’une phtisie pulmonaire quelques mois plus tard. Ce qui avait suivi, l’histoire de la boulangerie : le feu, la terreur, le chagrin ; la femme l’avait entendue du compteur de la région.

Alors tout naturellement, l’épouse du Marquis s’était rapprochée de la petite, intéressée par son triste passé et sa maturité pour une si jeune enfant. Lorsqu’elle avait été enceinte de Louise, la future mère lui avait inévitablement proposé le rôle de servante personnelle du nouveau-né. Elle avait su, au plus profond d’elle, qu’elle pouvait faire confiance à Jeanne et l’adolescente en avait été plus qu’honorée.

À présent, la tache noire avait disparu. La Créatrice garda son regard gris un instant de plus sur les plaines vides avant de retourner au château. Tout lui paraissait dépeuplé depuis le départ de Louise. Peu d’Occupants se risquaient dans la cour et les couloirs étaient déserts. Elle se rappela alors l’agitation qu’il y régnait au temps de leur vie : les serviteurs qui couraient partout, les conseillers qui discutaient à voix basse dans un coin ou encore les paysans qui venaient réclamer moins d’impôts.

Jeanne soupira. Elle s’arrêta devant le tableau de la Princesse et son amant. Il avait logiquement remplacé celui de Monsieur le Marquis et Dame Emiliane. Les yeux de Conan étaient glacials, ils lui donnaient la chair de poule. Troublée, elle gagna la salle où se tenait l’assemblée quotidienne afin de créer pour les Occupants ce dont ils avaient besoin.

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