1740
« Rentre chez toi, gamine, l'histoire est finie. »
Mais Agnès ne bougea pas et attendit que la conteuse du port daigne lever les yeux de son filet. Comme de nombreux habitants avides de récits d'aventure, elle avait descendu les rues du Havre juste pour l'entendre.
Depuis plusieurs jours, cette femme racontait les légendes de la piraterie près d'un petit bateau de pêche qui mouillait dans la partie la plus éloignée des commerces et des entrepôts. Vu l'état du rafiot, cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas connu le grand large. Marchands, commerçants, marins et mendiants s'y rassemblaient pour écouter le son de sa voix cassée, munie d'un fort accent anglais. Barbe-Noire, Benjamin Hornigold, Charles Vane, Stede Bonnet... Elle relatait tout sincèrement, faisant fi des rumeurs qui circulaient à leurs sujets. Toujours, elle gardait les yeux baissés sur un nouveau filet à réparer, comme si elle tissait les mots au rythme des nœuds qu'elle nouait et dénouait.
Agnès se rendait au port tous les jours. Pour l'adolescente, le remous languissant des vagues, associé aux odeurs de sel, de poisson, d'épices et de victuailles l'apaisaient. L'agitation qui y régnait ne cessait jamais de stimuler son imagination. Bien souvent, elle laissait son esprit s'envoler vers la mer ou s'engouffrer dans la cale d'un navire marchand. Elle pensait alors à son grand frère, qui s'était engagé dans la marine quelque mois plus tôt. Si elle était née garçon, c'est probablement le destin qu'elle se serait choisi.
Ce jour-là, comme toujours, la jeune fille était passée devant trois grands bâtiments qui venaient tout juste d'accoster : La Fugueuse, l'un des navires marchand qui fournissait la France en sucre, en cacao et en café, L'Expédition, bâtiment négrier appartenant à la Compagnie des Indes, et L'Aurore-Boréal, navire qui faisait la traversée de l'Atlantique depuis le Canada pour le commerce des fourrures. D'autres embarcations moins importantes mouillaient dans le port, les cales remplies de poissons. Très vite, elle avait rejoint la foule qui s'était rassemblée pour écouter l'histoire du jour.
Tandis que la foule se dispersait, Agnès ne put se résoudre à s'en aller, même si la conteuse lui ordonnait.
« Je viens vous écouter tous les jours, vous savez, déclara-t-elle. Comme tous le monde, j'ai frissonné lorsque vous faisiez le récit des abordages du Queen Anne's Regenge. Comme tout le monde, je me suis émerveillée lorsque vous racontiez comment Charles Vane et ses hommes ont repêché le trésor espagnol, englouti sous les eaux du golfe de Floride. Jusqu'à présent, je n'avais entendu que des rumeurs, que des histoires décousus sur les pirates. Mais vous, ce n'est pas ce que vous faites. Vous les connaissiez tous, n'est-ce pas ? Alors qui êtes vous ? »
La conteuse leva la tête de son ouvrage. Quand son visage se laissa entrevoir sous son grand chapeau à plume, l'adolescente regretta tout de suite sa témérité. De nombreuses cicatrices le recouvraient, dont les plus importantes étaient celle qui épousait les contours de sa mâchoire, du côté gauche, et celle qui se dessinait au-dessus de son arcade droite. Jamais Agnès n'avait vu un visage aussi mutilé. Même les marins ne présentaient pas autant de cicatrices. Sa peau satinée semblait polie par le soleil et le vent, comme toutes personnes passant son temps dehors sans se protéger des intempéries. Cette femme devait avoir une quarantaine d'année environ. Agnès frémit quand ses yeux croisèrent ses prunelles bleues, emprunt de férocité. D'un seul regard, elle pouvait embarquer qui bon lui semblait dans les profondeurs des océans.
« Comment tu t'appelles ? demanda la balafrée.
— Agnès.
— Moi, c'est Saoirse. Saoirse « Abyss » Fowles.
— « Abyss » ?
— Les pirates ont souvent des surnoms.
— Donc vous êtes une pirate ?
— Je l'étais. »
De plus en plus intriguée, la jeune fille se rapprocha de l'ancienne pirate. Elle déplaça une caisse pour s'asseoir auprès d'elle. Saoirse Fowles la regarda faire sans broncher. Elle comprit qu'elle ne se débarrasserait pas de cette gamine si facilement. C'est drôle, cela lui rappelait quelqu'un. Elle ne fut donc pas étonnée d'entendre la requête de l'adolescente :
« S'il vous plaît, racontez-moi. »
La conteuse ricana. Elle considéra sa jeune auditrice, promenant son regard sur son jupon usé, son corset mal serré et sur les mèches de cheveux qui s'échappaient de son chignon.
« Tu n'es pas un peu jeune pour entendre mes histoires ?
— Croyez-moi, j'ai entendu des histoires encore plus épouvantables, sortis tout droit de la bouche des marins !
— Ça, je veux bien te croire ! s'esclaffa Saoirse. Et tu n'as rien d'autre à faire ? Où sont tes parents ? »
Agnès regarda ses pieds un court instant, embarrassée.
« Ma mère est couturière. Elle voudrait que j'apprenne le métier, mais moi je ne rêve que de la mer. Mon père n'est plus là, et mon frère est loin. Le port, c'est chez moi. »
La conteuse soupira. Elle considéra le filet qu'elle tenait toujours entre ses mains, pesant le pour et le contre de l'affaire.
« Bon très bien, finit-elle par céder. Tu veux entendre mon histoire ? Soit. Mais je te préviens, ça n'a rien à voir avec tout ce qu'on t'a raconté sur les pirates jusqu'à présent, y compris moi. Aussi, je ne suis ni ta mère, ni ta nourrice, ni le prêtre de ta paroisse, alors ne t'attends pas à ce que j'adapte mon histoire juste parce que tu es encore une gamine. L'expérience d'une vie, ça se transmet telle qu'elle est, et pas autrement, on est d'accord ? Très bien, alors commençons. »
Les mains de Saoirse commencèrent alors à dénouer les nœuds du filet qu'elle venait de réparer.
Ça fait un moment que je lorgne ton histoire, et je suis ravie de pouvoir la commencer. Pour être honnête, j’ai été attirée par ce nom (Saoirse Abyss Fowles, ça claque!) et par ses origines gaéliques ; un de mes personnages tient le sien de Grace O’Malley (Gràinne si je ne me trompe pas?), et ce combo Irlande et Pirates m’a intriguée (d’ailleurs bravo pour ton résumé!)
Cette introduction est imagée et immersive, hyper efficace, j’adore ! Hâte de découvrir la suite, je m’y lance de ce pas :)
l'age d'or des pirates
on dirait du Stevenson!
je vais adorer cette histoire
tout ce qui me plait est là
le nouveau monde
l'aventure....et l'histoire surtout
j'étais il y à peu sur la bio de selkirk
il à eu une chance folle
ce jour ou il demanda d'être débarqué
pour revenir au texte de D Defoe
je ne le connaissait pas...
le livre parait super
j'ai un bouquin chez moi
pirates et corsaires des fréres poivre D'arvor
ils ne parlent pas des pirates des bahamas
moi mes favoris
c'est surcouf, Jean bart
et Jean Lafitte
et bien sûr Jack sparrow !
l'aventure...le vent salé...les voyages...l'histoire
j'adore !
Du coup, j'aime bien ta méthode !
Je suis passionnée de récits historiques et la piraterie est un thème bien cool. Je suis donc intriguée par ton histoire, alors m voilà =)
Et je dois dire que je ne suis pas déçue ! C'est bien écrit, prenant et immersif dès les première lignes. J'adore ce genre d'ambiance des bas-fonds, des ports, où on croise le peuple, les mendiants, des balafrés et toutes sortes de marginaux aux histoires extraordinaires.
Très touchante aussi, l'image des ces filets à réparer, un peu comme un texte peut être un tissu avec des trous, et une histoire un genre de filet à raccommoder aussi par la parole. Bref un bon incipit, et c'est une bonne idée, que celle de cette ancienne pirate qui va raconter son récit.
Je repasserai donc rapidement lire la suite =D
Au plaisir !
Bien vu pour le filet! Il s'agit effectivement d'une reprise d'un motif littéraire connu: celui du tissage de l'histoire. C'est dans l'Odyssée qu'il apparaît notamment, quand Pénélope dénoue les fils de son métier à tisser pour rester à travailler dessus pour ne pas faire face aux prétendants. C'est sa manière d'attendre Ulysse, perdu en mer. Les chercheurs en Lettres ont alors supposé que c'était une métaphore de l'histoire d'Ulysse qui se tisse. Hâte de connaître ton avis sur la suite !
Très bonne entrée en matière, qui donne très envie de lire la suite ! (En plus j’adore les histoires de pirates )
L’histoire racontée par un personnage à un autre, ça apporte beaucoup de dynamisme, d’autant plus que Saoirse est très intrigante (d’ailleurs, merci d’avoir précisé la prononciation, parce que je n’y étais pas du tout...)
J’ai juste relevé deux-trois coquilles en passant: tu as oublié un s à « quelqueS mois plus tôt », au sujet du frère parti en mer, et tu as mis « tous le monde » au lieu de « tout le monde », au moment où Agnès commence à parler à Saoirse
Je vais lire la suite de ce pas! ;)
Ton histoire a l'air très intéressante. Une femme pirate, balafrée en plus, ça promet de belles aventures.
Petit coquille repérée: tous à la place de tout vers le début.
Hâte de connaître les histoires de Saoirse (j'étais allé voir la prononciation de ce prénom trop intriguant après avoir vu l'actrice Saoirse Ronan)
A bientôt :)