16. Nesli

Immergée jusqu’aux yeux dans l’eau, Nesli passait complètement inaperçue. Elle se maintenait sur place dans des grands mouvements fluides et silencieux. Même si cette eau sale et stagnante ne lui facilitait pas la tâche, son corps se passait de bouche ou de nez pour respirer. Seuls ses yeux verts et le haut de sa tête dépassaient, le tout se fondant parfaitement dans le décor. Contrairement à tous les hybrides cachés au bord du lac, elle distinguait chaque détail la scène.

La course effrénée de la faune dans la pente. Les tatouages noirs qui recouvraient sa peau. Le mouvement saccadé de ses jambes. Son visage déformé par la peur.

Puis l’apparition de celui qui la poursuivait. Son écharpe. Son arme. Son aplomb.

Il arma l’arbalète et un frisson secoua Nesli. Même en s’élançant immédiatement, même en nageant le plus vite possible, il était impossible qu’elle arrive à temps, si ?

Un bruit derrière elle la fit pivoter brusquement. Beherzt avait quitté les roseaux.

– Nesli, l’appela-t-il à voix basse et le souffle court. Reste ici, je t’en prie. Tu ne peux rien faire pour elle.

Il restait prudemment accroché, tout en nageant, aux herbes du bord. Ses yeux suppliants, eux, restaient fixés sur elle. Quelque chose d’autre, au-delà de son ami, accrocha le regard de Nesli. Une silhouette ailée qui émergea brusquement du feuillage d’un grand arbre.

Elle le suivit des yeux tandis que l’Ailé traversait le lac comme une flèche. Il allait sauver la jeune femme ! Il allait vraiment…

Au moment où l’Ailé allait enfin atteindre la rive, la faune s’affala brusquement. Non, relève-toi ! Nesli se sentait attirée irrépressiblement vers cette jeune femme étendue là-bas sur la plage. Elle était touchée. Mais tout n’était pas perdu. Si elle rampait un peu plus loin, Nesli pourrait la tirer dans l’eau, la ramener avec eux dans les roseaux. Mais la faune ne bougea pas d’un pouce.

Nesli détacha les yeux de son corps et vit l’Ailé à terre, fuyant son adversaire. Elle le vit patauger vers le lac, tandis que, derrière lui, l’homme tentait fébrilement d’armer son arbalète, mais sans y parvenir. Quand enfin l’arme fut prête à tirer, l’hybride avait disparu. Nesli ne n'hésita plus et s’enfonça dans l’eau à son tour.

Elle nagea comme si sa vie en dépendait. On n’y voyait mal dans cette eau trouble, mais elle savait que les ailes blanches de l’hybride seraient impossibles à rater. Elle devait aller vite, plus vite, droit devant elle.

Là ! Il ne bougeait déjà plus ! Sa silhouette désordonnée s’éloignait lentement de la rive, comme attiré par le centre du lac, s’enfonçant de plus en plus. Nesli l’atteignit, se glissa sous l’une de ses grandes ailes, découvrit son visage, celui d’un adolescent à la peau sombre et au regard incroyablement clair.

Ses yeux bleus restaient mi-clos mais l’Ailé ne semblait pas la voir. Ses lèvres entrouvertes laissaient passer de petites bulles d’air. Il était peut-être déjà trop tard !

Elle agrippa les bras du garçon et se mit à les tirer violemment vers le haut. Cela ne fonctionnait pas. Elle enveloppa ses bras autour de son torse et se mit à battre furieusement des jambes. Ils remontaient…Ou du moins en avait-elle l’impression. Mais trop lentement, bien trop lentement… Il allait finir par mourir dans ses bras. Non, elle ne pouvait pas laisser cela arriver !  

Le corps de l’hybride se contracta brusquement et s’agita dans un spasme. Au même moment, le lac explosa.

 Toujours agrippée au garçon, Nesli se sentit tomber et atterrir sur un sol vaseux. Le… fond du lac ? Incroyable ! L’eau trouble s’était comme écartée d’eux pour former un gigantesque tourbillon qui les encerclait.

L’hybride se mit à tousser et cracher. Elle desserra aussitôt son étreinte et s’écarta légèrement de lui. La lune soit louée, il vivait !

La tension accumulée se relâcha brusquement, elle se remit à respirer normalement en même temps que l’Ailé. Il avait arrêté de tousser et semblait reprendre peu à peu ses esprits. Nesli remarqua seulement à ce moment-là les deux cornes qui pointaient sur son crâne. Un coup d’œil à ses jambes lui confirma que ce garçon n’était pas seulement un Ailé, mais aussi un faune. Cela n’avait pas grande importante, il était vivant et hormis la coupure qui saignait sur son bras, ne semblait même pas blessé.

Elle se redressa sur ses pieds pour essayer à présent de comprendre leur situation.

L’eau ne s’arrêtait pas de tourner autour d’eux. Quand Nesli effleura de la main les parois du tourbillon, elle sentit tout de suite que le courant rejetterait au centre quiconque tenterait d’en sortir. Il était pour le moment impensable de repartir sous l’eau. Sauf qu’ils ne pouvaient pas s’attarder ici. Pas alors qu’elle ne savait pas qui ou quoi était responsable de cet étrange phénomène. Elle savait maintenant que s’ils se faisaient de nouveau ensevelir sous l’eau, hisser l’hybride avec elle était hors de sa portée. Ses ailes constituaient un poids trop considérable. A moins que…

Elle leva la tête vers le bout de ciel qui se découpait en haut du tourbillon. Puis reporta son attention sur le faune ailé.

Il avait réussi à se hisser debout sans aide. Il se tenait sur des pattes de bouc tremblantes dont la toison dégoulinait. Ses grandes ailes s’ébouriffaient faiblement dans son dos. Aurait-il la force de les sortir de là ?

Elle retourna près du faune ailé et n’eut pas à lui expliquer son plan. De lui-même, l’hybride ouvrit ses bras et lorsque Nesli eut enroulé les siens autour de son cou, il la serra contre lui. Ils s’envolèrent et tout l’intérieur de son corps sursauta. Quelle sensation étrange d’évoluer dans les airs. Nesli chercha le sol du regard, mais le fond du lac avait déjà disparu : au fur et à mesure qu’ils s’élevaient hors du tourbillon, le vortex se refermait, et le niveau de l’eau montait en même temps qu’eux.

Lorsqu’ils arrivèrent au niveau de la surface, le lac avait repris en-dessous d’eux son apparence initiale. Mais un nouveau phénomène inexplicable se produisait déjà un peu plus loin. Tout en s’agrippant de son mieux au cou du faune ailé, Nesli dévora du regard le spectacle de l’eau qui reprenait vie.

Ce furent d’abord de gros bouillons, puis des formes qui enflèrent, des poings qui frappaient la surface, des gueules qui claquaient dans des gerbes d’éclaboussures. Cette meute énervée prit de l’ampleur, puis bondit en direction de la plage.

L’homme à l’arbalète s’y trouvait, debout dans l’eau jusqu’aux genoux. Il lâcha un cri étouffé par son foulard en voyant la vague étrange qui fonçait sur lui. Au moment où il lui tournait le dos pour se réfugier sur la plage, l’eau se rabattit sur lui avec violence. L’homme se débattit un moment, puis disparut tout bonnement, aspiré dans les profondeurs.  

Nesli le chercha des yeux le cœur battant, mais la surface du lac était redevenue calme et ne donnait plus le moindre signe de vie. Le faune ailé perdit tout à coup en altitude, lui arrachant un cri de frayeur. Heureusement, son vol se stabilisa de nouveau, et il parvint à leur faire rejoindre indemnes la berge du lac. Nesli lâcha aussitôt le jeune homme, qui vacillait sur ses jambes de bouc et ne tarda pas à tomber à genoux dans la boue.

Ils devaient se cacher. L’homme à l’arbalète avait disparu mais il fallait à tout prix éviter que d’autres ennemis les surprennent ici. Avec un peu de chance, ces gens partiraient sans fouiller les abords du lac. Cela dit, ils viendraient probablement faire un tour sur cette plage malgré tout, ne serait-ce que pour boire. Nesli devait effacer toute trace de leur présence.

Elle marcha vers la faune tatouée qui gisait dans la boue. Pas un cadavre. Juste une personne inconsciente. Elle allait simplement traîner un peu plus loin cette personne endormie. Le contact de sa peau avec ce corps complètement inerte lui arracha un frisson de répulsion. Les yeux soigneusement fixés dans le lointain, Nesli tira la faune par les bras, jusqu’à un bosquet de joncs où elle la poussa avant de cracher dans l’eau un filet de bile amère.

Elle s’essuya la bouche en revenant vers le faune ailé. Toujours accroupi dans l’eau, il se tenait la tête entre les mains. Ses ailes pendaient comme deux poids morts dans son dos. Elle avait peine à croire que c’était avec lui qu’elle s’était envolée hors du tourbillon.

Elle posa sa main sur son épaule, mais il n’eut aucune réaction. Nesli jeta un regard derrière elle. Bon, au moins elle avait réussi à bien cacher le corps, même d’ici on ne voyait rien de suspect. Allez, maintenant il fallait bouger ce faune ailé.

– Viens, dit-elle en prenant ses mains dans les siennes.

Il posa enfin ses yeux sur elle, mais son regard était encore vide, perdu. Ce garçon semblait sur le point de perdre connaissance. Nesli ne pouvait pas laisser cela se produire, pas avant qu’ils aient atteint les roseaux. Elle tira sur ses mains pour le hisser debout. Heureusement, suivit le mouvement.

– Tiens bon, l’encouragea Nesli tout en se glissant sous son bras.

S’il sombrait, c’était fichu. Elle soutenait déjà avec peine son corps au bord de l’inconscience.

Ils pataugèrent hors de la plage, longèrent le plus rapidement possible la rive du lac jusqu’à leur cachette dans les roseaux.

Malgré la fatigue, elle sentit le regard muet de tous les hybrides planqués ici se poser sur eux. Pour autant, personne n’amorça le moindre geste pour l’aider. Tout le monde restait recroquevillé dans les joncs et la boue, pétrifié de peur. Puis Beherzt la vit et se précipita pour lui prêter main forte. Ensemble, ils emmenèrent le faune ailé jusqu’à un espace libre. A peine cessèrent-ils de le supporter que le garçon s’écroula par terre.

Est-ce qu’il allait bien au moins ? Elle devait vérifier que son cœur n’avait pas tout bonnement cessé de battre. Non, pas après tout ça… L’étreinte de Beherzt la coupa dans son élan. Son ami la relâcha presque tout de suite mais d’une main sur le bras, lui intima de s’asseoir. Oui, elle avait besoin de se reposer un peu. Et puis, le faune ailé allait bien : elle le voyait respirer.

– Tu ne m’avais pas dit que tu étais aussi Révélée de l’eau, lui murmura Beherzt. Ce que tu as accompli pour sauver ce garçon, c’était incroyable.

Mais bien sûr ! Le Don de l’eau ! Beherzt avait raison, c’était sûrement le pouvoir d’une nymphe Révélée qui avait manipulé ainsi les eaux du lac. D’abord pour les faire sortir de l’eau, puis pour se débarrasser de l’homme à l’arbalète. Et comme elle était la seule nymphe sur des lieues à la ronde…C’était du moins ce qu’elle avait cru jusqu’à maintenant.  

Elle savait quel effet cela faisait de mobiliser son Don. Elle était absolument certaine de n’avoir rien éprouvé de tel lorsque l’eau avait pris vie. Elle savait d’expérience qu’on ne manipulait pas un élément sans s’en rendre compte. Au contraire, créer de tels tourbillons aurait dû lui demander une énergie folle et l’épuiser complètement.

Son regard glissa sur le faune ailé allongé près d’elle. Il avait failli se noyer, certes, mais entre-temps le garçon était tout à fait revenu à lui. Et si c’était le Don qui l’avait vidé de ses forces comme ça ?

Après tout, il avait le visage plutôt fin et des yeux inhabituellement bleus. Non, elle délirait. La peau de l’hybride n’était pas seulement halée : son teint avoisinait clairement le noir. Au milieu de ses mèches courtes, parfaitement brunes, pointaient bien deux cornes de faune. Ses jambes aux longs poils noirs, ses ailes et ses sabots : ce garçon n’avait définitivement rien d’une nymphe. Alors comment, au nom de la lune, aurait-il pu invoquer les eaux ?

Ce n’était pas tellement urgent de le savoir, si ?

Elle s’autorisa à savourer un peu le fait que ce faune ailé ne s’était ni fait transpercer de flèches, ni noyé au fond du lac, et qu’ils étaient pour le moment en sécurité.

Les battements de son cœur commençaient à peine à se calmer quand Beherzt lui chuchota nerveusement :

– Nesli, je ne vois plus Domyrade nulle part !

Impossible, elle était venue se cacher ici en même temps qu’eux. Nesli la revoyait encore assise dans les roseaux, juste là… Ou peut-être là … Elle discernait des hybrides de tout âge et de toute race dans la pénombre verdâtre, mais plus aucun signe de Domyrade et ses cheveux bouclés.

C’était complètement absurde ! Elle ne pouvait pas disparaître comme ça ! Pourquoi aurait-elle quitté cet abri où Beherzt et elle se cachaient aussi ? Est-ce qu’elle s’était enfui dans la Plaine sur ses deux jambes minuscules ?! Et alors quoi ? Le campement était attaqué par des gens armés jusqu’aux dents, et possiblement ravagé par un incendie. Elle n’avait pas pu choisir de s’y réfugier.

La meilleure chose à faire était encore d’attendre sagement ici qu’elle se décide à revenir, quel que soit l’endroit où leur amie était allée se fourrer.