16.Aomi

Par Codan

Le lendemain, dans les gradins et comme ce qu’ils en avaient convenu, Peon l’avait ignorée. Il s’était assis à côté d’elle comme le désirait le dieu-père, mais sans lui adresser la parole, et continuait de grignoter tranquillement une pomme d’un rouge brillant. Aomi retint comme elle put un soupir d’agacement. 

Au moins, si Peon n’était pas encore capable de maîtriser correctement son eau, il pourrait désormais la museler pour qu’elle ne se déclenche pas au pire moment.

Mala fut la suivante à les rejoindre et les salua avec douceur. Ni Peon ni Aomi ne lui répondirent. Danaël clopinna ensuite vers eux et prit place à l’autre bout du rang, loin de Peon à qui il rendit son regard assassin. 

— Alors t’es capable de faire des trucs, le boîteux ? 

— Ferme-la, l’Orgoï, fous-lui la paix, soupira Aomi. 

— On a failli tous perdre à cause de lui, et tu le défends ? 

— Je défends juste ma tranquillité.

Dans un geste de colère, Peon enflamma son trognon de pomme et jeta les cendres vers l’arène. Le vent les emporta, sous le regard sans émotion d’Aomi. Et il fallait qu’elle fasse équipe avec un morveux pareil qui ne savait même pas maîtriser ses émotions ?

Le héraut de l’empereur pénétra dans la tribune d’honneur et attira l’attention de tous. Elle annonça l’entrée de l’empereur, qui rejoignit son trône sans un mot et l’incita à poursuivre, puis Gaïa, suivie de près par son Donneur, le beau Zalin. L’une comme l’autre étaient vêtus du pagne des Alayis et des peintures rituelles s’étalaient sur leur peau, marques blanches sur l’ébène, captant la lumière. 

Gaïa était magnifique dans sa simplicité, presque sauvage. Sa longue chevelure nattée tombait librement autour d’elle, des bijoux de bois et de plumes chamarraient sa silhouette. Une main sur son ventre rond, elle s’installa sur le trône ouvragé et balaya l’assemblée du regard. Zalin posa une main sur son épaule. Ils échangèrent alors un regard presque amoureux. Comme Leti l’avait fait pour Waal, Zalin avança, ses longs cheveux nattés bercés par le vent, sa voix calme et apaisante : 

— Bonjour à toutes et à tous. Je suis Zalin, Donneur de Gaïa, et c’est en son nom que je vais organiser les épreuves suivantes. Pour aujourd’hui et les deux prochains jours, nous allons travailler votre force mentale.

Il leur adressa un sourire bienveillant. Un sourire dont se méfia instinctivement Aomi.

— Je vous invite à rejoindre l’arène. 

Peon se releva prestement et descendit avec sa spontanéité brutale. Aomi le suivit avec plus de maintien. Derrière elle, elle savait que Mala freinait son allure pour être à la hauteur de Danaël. La relation entre l’Alayi et le Thaelin avait imperceptiblement changé, mais Aomi ne pouvait pas encore dire avec précision en quoi. 

Ils se retrouvèrent sur le sable en peu de temps, tandis que Zalin descendait de la tribune via le système d’escaliers cachés de l’Amphithéâtre. Aomi s’aperçut qu’ils avaient légèrement plus de place que d’habitude, et se rappela des calculs de Danaël : quarante personnes en moins. Apparemment, elle n’était pas la seule à avoir eu la même réflexion, car elle capta le regard un peu étonné d’autres candidats qui observaient l’arène. Un groupe attira son attention : ils n’étaient que trois. Où était l’Orgoï de cette équipe ? 

Zalin arriva vers eux, toujours souriant. De près, la largeur de ses épaules et de son torse nu avait quelque chose d’impressionnant, et lui donnait des airs de puissance tranquille. Il n’avait pas besoin d’hausser la voix pour se faire entendre : le silence s’était fait automatiquement à son approche. 

— Pour cette épreuve, c’est très simple : nous allons méditer. 

Hormis les Alayis, presque tous les autres candidats le regardèrent comme s’ils attendaient la suite. Peon inspira lourdement. Zalin s’assit sur le sol, en tailleur, et tous l’imitèrent, certains un peu plus gauches que d’autres.

— Cette méditation va vous permettre de trouver l’harmonie intérieure. L’harmonie intérieure est le pilier de notre tradition : si votre esprit est encombré, vous ne pouvez pas trouver l’équilibre et vous ne pouvez pas trouver l’harmonie avec une autre âme. 

Peon, à côté de Mala, tapotait son genou des doigts. Pour le calmer, elle emprisonna sa main dans la sienne. Il se dégagea avec fureur. 

— Alors qui est-ce qui va handicaper les autres, maintenant ? 

Danaël était assis en demi-fleur de lotus, sa jambe droite tendue. Il y avait sur son visage un sourire moqueur qu’il avait emprunté à Peon. Aomi roula des yeux : si lui aussi devenait aussi immature que l’autre !

— Bouclez-la vous deux, lâcha-t-elle avant que Peon ne réplique. 

Ils obéirent non sans s’envoyer des regards plein de rage. Zalin, qui avait attendu que tous s’asseoient sur le sable, poursuivit avec une bienveillance trop douce pour être honnête : 

— Il va falloir apaiser le flux de vos pensées pour trouver votre équilibre, et rester dans un état méditatif pendant plusieurs heures. Vous êtes prêts ? 

La plupart acquiescèrent. Zalin arbora un sourire encourageant. 

— Alors fermez les yeux et écoutez ma voix. 

 

Comme ils s’y attendaient tous, Peon avait eu un mal fou à tenir. La dernière heure avait été un calvaire pour lui, et il avait déconcentré Aomi qui avait cédé à son tour. Danaël et Mala avaient tenu jusqu’à ce que Zalin fasse retentir le gong de fin. 

Aomi fusilla Peon du regard. Celui-ci, loin d’être penaud, haussa les épaules comme s’il n’y était pour rien. 

— Quoi ? 

— T’es sérieux ? Si on est encore nominé à cause de toi, je te lâche, je te préviens. 

Le sous-entendu fit mouche : il blêmit à vue d’œil. Aomi ressentit avec jouissance tout le pouvoir qu’elle avait sur lui.  

— Tu… 

— Je t’aide si tu m’aides. Et là, tu ne m’as pas aidée, chuchota-t-elle. 

Peon assentit comme un petit garçon. 

— Comme on a dit, on se retrouve là-bas ? 

— Même salle qu’hier, confirma Aomi. 

Elle quitta l’Amphithéâtre en passant par la tour des Mushadins. La veille, elle avait emmené Peon au gymnase proche de l’Amphithéâtre, où elle réservait une salle d’entraînement tous les jours. Le gymnasiarque à la musculature effroyablement développée lui avait donné une petite clef, et, alors qu’ils cherchaient la pièce correspondante, Peon et Aomi avaient essuyé une quantité impressionnante de regards surpris, voire dégoûtés. Elle n’y avait pas fait attention, mais Peon s’était tendu. Il n’aimait pas être l’objet d’attention des autres, si bien qu’ils avaient choisi de faire le chemin chacun de leur côté le lendemain.

Quand le gymnasiarque l’aperçut, il lui sortit la clef habituelle, la quatre. 

— Un Orgoï va arriver, s’il demande la salle quatre, laissez-le passer s’il vous plaît.

L’homme assentit sans poser de question. De toute façon, elle ne lui en laissa pas le temps : elle allait déjà dans le long couloir de pierres bordant le palestre, un vaste carré à ciel ouvert. Elle tira la porte coulissante, pénétra dans la pièce et la referma. Au quatre coins de la pièce, des vases en étain avaient été disposés : au nord, un vase plein d’huile inflammable, à l’est un vase plein d’air, au sud un vase plein de terre, et à l’ouest un vase plein d’eau. La pièce mesurait à peu près une centaine de mètres carrés et était recouverte de tatamis épais. La lumière provenait de deux meurtrières, à l’opposé de la porte, et d’une lampe à huile suspendue au plafond. La Mushadine retira ses bottes et s’assit sur le sol. Dehors lui parvenait les brouhaha des autres candidats qui cherchaient leur propre salle. Elle ferma les yeux. 

La porte se rouvrit avec brutalité : Peon entra comme un sauvage. 

— Tu ne peux pas respecter les lieux, pour une fois ? 

Il soupira et balança ses bottes dans un coin. 

— Là, ça va, t’es contente ? 

— Je te rappelle que si tu nous fais perdre, je te balance aux autorités. 

Il se figea alors que l’effroi gagnait sur la colère. Elle se releva, l’invita à la rejoindre autour du vase d’eau et remonta ses manches. 

— Tu as besoin de maîtriser tes émotions pour verrouiller ton eau. L’eau se dompte. 

Peon assentit. Les doigts d’Aomi attirèrent un peu d’eau qu’elle forma en une boule avant de la projeter au visage de Peon. Celui-ci ferma les yeux d’instinct, mais les gouttes s’étaient arrêtées juste à quelques millimètres avant de retomber. 

— C’est pas gagné, soupira Aomi. 

Pour être honnête, Aomi était presque jalouse de la maîtrise instinctive de l’Orgoï. Elle avait dû se battre pour que l’eau apparaisse et veuille bien se donner à elle… Il lui sembla que son élément s’était prostitué à un étranger, et l’idée ne lui plaisait pas. 

Mais avant le dégoût, elle était curieuse. Pourquoi un étranger pouvait maîtriser cet élément si volatile, si capricieux, dont la pureté avait été préservée depuis des siècles par la noblesse mushadin ? Elle l’analysa de haut en bas : il était plus petit qu’elle, alors que les Orgoïs étaient tous grands et musculeux. Il avait cette constitution nerveuse et vive qui le différenciait des siens. Il était un mystère, un mystère qui lui ressemblait, et le constater était une chose aussi effrayante qu’intéressante.

— Au fait, y’a une équipe à qui il manque un Orgoï, t’as pas remarqué ? 

Peon haussa les épaules. 

— S’il manque un membre, toute l’équipe est éliminée. T’as peut-être mal vu. 

Aomi roula des yeux. 

— Je sais ce que je dis, c’est cette fille qui arrête pas de te vanner. Je ne l’ai pas vue sur l’arène. 

Peon papillonna des yeux. 

— Comment tu sais que Chalae… 

Faudrait être aveugle pour pas le voir, se dit Aomi. De toutes les personnes qui méprisaient Peon, celle-ci était sans doute la plus virulente. 

— Quand tu rentreras, tu feras attention. Si elle n’est pas là, ça veut dire qu’ils nous enfument avec ces histoires d’équipes. 

Et Aomi détestait l’injustice.

 

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Tac
Posté le 14/02/2023
Yo !
Peon qui ne semble pas apprendre la leçon de canaliser ses émotions, qu'est-ce qu'il m'agace ! Il m'apparaît comme très puéril.
J'ai l'impression aussi que les deux filles sont celles qui se comportent de façon plus matures, en tout cas elles ne se balancent pas des piques à tout bout de champ et se tolèrent, voire sont amicales avec les 3 autres. Y a que les deux garçons qui se tirent la bourre et j'ai du mal à ne pas y voir des stéréotypes de genre qui personnellement m'agacent un peu.
Autrement c'est toujours aussi agréable à lire !
Plein de bisous !
Isapass
Posté le 30/06/2021
Bon, j'ai recommencé : j'ai lu d'une traite jusqu'au chapitre 21. Mais je reviens quand même commenté chapitre par chapitre, parce que je sais que ça peut être utile de savoir à quel moment les lecteurs comprennent telle ou telle chose.
Alors j'ai enfin compris que c'était Peon qui avait fait jaillir l'eau autour des chevilles de son adversaire lors du duel. Je pensais que c'était quelqu'un d'autre pour truquer le combat, mais ce n'était pas la peine de chercher si loin !
J'aime bien que le rapprochement entre Peon et Aomi ne soit pas si facile : les deux sont des têtes de mules, donc ça aurait été bizarre qu'ils se tombent tout d'un coup dans les bras.
Aomi s'est aperçu de la disparition de la fille Orghoï, alors est-ce que l'équipe où ils ne sont plus que trois va être disqualifiée ? Et qu'est-ce qui va leur arriver ? Rien de bon, si on en croit les découvertes de Danaël...
Codan
Posté le 18/09/2021
xD
OUI c'est Peon pour l'eau !!! Et leur rapprochement, au vu de leurs caractères, est.... voilà. T'as tout dis xD
Je te laisse mariner jusqu'au prochain chapitre :P mais j'adore tes réflexions xD
Notsil
Posté le 07/01/2021
Coucou !

Ah ah j'ai adoré l'épreuve de méditation et la réaction de Peon ^^ Ils sont mignons à se chercher des poux ! Vive l'entraide ^^

Curieuse aussi de voir pourquoi il manque une Orgoï, du coup. Apparemment ce n'est pas Peon qui s'est débarrassé d'elle, mais y'a peut-être des candidats un peu plus prêts à tout ?

En tout cas, Aomi est déterminée.

J'ai eu un peu de mal avec les "assentit" mais apparemment le verbe existe, vrai que je suis plus familière du classique "acquiesça" ^^ Je le note dans un coin pour plus tard, du coup.

Toujours très curieuse de la suite ;)
Codan
Posté le 09/01/2021
Coucou Notsil, ravie de te revoir ici :D
Si c'était Peon qui l'avait fait, il n'aurait pas pris de gant et ça ne serait pas si "secret"... XD
Aomi et son caractère... ne pas se mettre au milieu de sa route...
Oui, j'essaie de varier, et c'est vrai que ce verbe me vient assez naturellement ! C'est assez bizarre au début, mais maintenant je n'y fais plus attention >< mais je note pour acquiescer, que je n'utilise pas beaucoup !

Au plaisir de te revoir ici :)
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