15. Le salut de la Résistance

Lorsque Katy entra, Johann était étendu, immobile, le visage tourné vers la fenêtre. Le soleil bas qui commençait à rougir nimbait son visage pâle d’une lueur dorée. Elle s’approcha silencieusement, et se pencha sur lui. Ses cheveux châtain-roux étaient soigneusement écartés pour dévoiler son doux visage aux paupières fermées. Katy, veillant à ne faire aucun bruit, finit par s’écarter.

C’est alors qu’il ouvrit soudainement les yeux.

— Katy, pars pas ! s’écria-t-il.

Elle le considéra un instant.

— Je croyais que tu dormais, lâcha-t-elle.

Il ne put s’empêcher de rougir, gêné.

— Oui, c’était le cas, mais tu m’as réveillé…

Il se redressa avec un sourire incertain, son bras recouvert d’un plâtre semblait lui peser.

— Alors, ton bras ? lui demanda-t-elle.

— Les médecins disent que j’ai eu de la chance, les éclats n’ont pas touché d’artère. Mais mes muscles et mes ligaments sont abîmés pour que je puisse me servir de mon bras comme avant.

— Tu vas pouvoir devenir soldat ?

Il baissa la tête.

— Non… Ils disent qu’ils vont me trouver une nouvelle affectation.

Katy fut envahie par le soulagement. Il sembla le comprendre et soupira.

— Tu sais, fit-il, être soldat c’est très important pour moi. Je veux participer aux combats pour protéger au mieux les civiles, dont ma famille. C’est ça, mon but, protéger les gens. Je… je me suis résolu à ne pas te protéger, toi… mais…

Il eut un sanglot.

— Ne t’en fais pas, tenta-t-elle de le rassurer, gênée. Tu seras aussi utile à un autre poste. Et je te protègerai, toi et ta famille.

Johann opina en séchant ses larmes.

— Je… M… merci d’être venue, en tout cas…

— De rien.

— Tu sais les autres te trouvent très froide et pas très causante… mais ils ne savent pas à quel point tu es gentille.

— Je ne suis pas gentille.

Elle se figea, elle avait parlé plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. Les mots étaient si difficiles à manier, parfois. Johann la dévisageait.

— Bon, trancha-t-elle. Rétablis-toi bien. Au revoir.

— Au… au revoir…

Sur ce, elle fit volte-face et sortit de la chambre d’hôpital. Elle traversa les couloirs bondés, encombrés de nombreux soldats blessés. Johann avait eu de la chance, une remise avait été aménagée pour lui, même s’il n’allait sans doute pas tarder à avoir des camarades de chambre. La jeune fille se faufila entre les infirmières affairées, une nouvelle cargaison de blessés arrivait à chaque minute, preuve que les combats ne cessaient jamais.

Katy sortit de l’atmosphère lourde de l’hôpital militaire avec soulagement. Le bâtiment, un ancien séminaire, se trouvait à la bordure de la ville QG. Elle longea la façade du côté de la campagne pour rejoindre la route principale. Son regard dériva vers l’horizon. Ici, ce n’était pas des champs qui s’étendaient à perte de vue, mais un gigantesque cimetière.

Un cimetière jonché de milliers de pierres tombales inégales, parfois nues, parfois faites de simples planches de bois posées à même le sol. Un cimetière dont la terre était constamment retournée pour accueillir de nouveaux cadavres.

Le soleil rougeoyant noyait ce cimetière dans le sang, qui semblait émerger des milliers noms gravés à la va-vite. Katy sentit un malaise monter en elle, c’est alors qu’elle aperçut une silhouette pourpre, dressée, solitaire et élancée, au milieu des tombes.

La jeune fille s’approcha, surprise.

— Rupert ?

L’intendant se tenait de profil à elle, et observait le visage impassible une parcelle de terre fraîchement retournée. Il ne daigna même pas dévier les yeux des petites fleurs posées çà-et-là, mais émit un petit son l’enjoignant à parler.

— Rupert… que fais-tu ici ? Tu as perdu quelqu’un de cher ?

Un sourire amer s’étira sur le visage de l’intendant.

— Pas vraiment non. Je suis venu m’excuser. Aujourd’hui, des centaines de personnes d’un village frontalier sont mortes à cause de moi. Ma stratégie n’a pas été assez bonne.

Katy ne releva pas le fait qu’un intendant n’était pas censé être un tacticien. Elle avait compris depuis longtemps que Rupert était bien plus pour la Résistance que ce qu’il semblait être.

— Tu as fait de ton mieux, avança-t-elle. On ne peut pas tout le temps réussir, malheureusement.

— Tu ne comprends pas, la coupa-t-il. C’est moi qui ai choisi leur mort.

Son ton était dénué d’intonation et son visage plus lisse qu’une mer d’huile. La jeune fille eut un mouvement de recul involontaire.

— Comment ça ?

— Aujourd’hui, les Amaryens ont mené deux attaques de grande ampleur à deux points stratégiques de la zone frontalière. L’une était ce village, l’autre était celle du laboratoire n°5. Je savais que je ne pouvais pas défendre les deux. Alors, entre la vie de quelques centaines de personnes, et celle de scientifiques, j’ai dû faire un choix.

Le cœur de Katy s’était mis à battre plus fort en pensant que Théodorus avait failli mourir.

— Tu… c’est une décision logique… Après tout, les avancées technologiques permettent de mieux protéger le reste de la population… c’était un sacrifice nécessaire.

Rupert eut petit rire rêche.

— Sans doute. Mais le reste de la population, comme tu dis, va bien finir par mourir aussi. L’Amarye est trop puissante pour nous, elle grignote peu à peu tout notre territoire. On pourrait se dire qu’on se donne le temps d’évacuer les civils, mais la réponse est toujours la même : on a besoin de main d’oeuvre pour nous nourrir, fabriquer des armes… Bref, pour pouvoir nous battre justement. Cruel paradoxe n’est-ce pas ? Seulement, si nous abandonnons la Terre Libre maintenant, nous allons perdre un avantage stratégique et nous n’aurons pas le temps d’évacuer tout le monde. Non, ce n’est pas le reste de la population que j’ai sauvé en faisant ça, c’est moi.

— Je ne comprends pas… tu étais au laboratoire n°5 ?

— Non. Mais la percée à cet endroit aurait donné un avantage aux Amaryens. Quelle est leur première cible, à ton avis ? Le QG, l’état-major de la Terre Libre. Dont moi et Otto faisons partie. Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place ? C’est une vraie question, j’aimerais bien savoir.

— Je… j’aurais fait comme toi. Parce qu’un être cher se trouve au laboratoire n°5.

Rupert leva les yeux vers le ciel en feu.

— J’aurais dû m’en douter. Toi, ta vie t’importe peu, en revanche celles de ceux qui te sont chers sont plus précieuses que tout à tes yeux. Moi je ne suis pas comme ça. J’ai toujours tout fait pour survivre, quitte à sacrifier les autres. Quand les Amaryens ont attaqué mon orphelinat, j’ai eu la bonne idée de me coucher dans le sang d’un de mes camarades et de faire le mort. Cela a merveilleusement bien marché. Je suis resté immobile, même alors que tous ceux que je connaissais se faisaient tuer sous mes yeux. Quand les Amaryens sont partis, j’ai fait de même, enjambant le cadavre de ma mère adoptive sans aucune hésitation. Je savais que s’attarder signifiait mourir, alors je me suis réfugié en forêt. J’ai survécu quelques temps puis j’ai décidé de quitter ma petite île alycienne en me faufilant dans un navire de guerre amaryen. C’était le cinquième jour du mois du lys 933.

Katy frémit, c’était la date d’une célèbre bataille navale qui s’était déroulée près de l’archipel de Crowcket, l’une des seules grandes victoires de l’Alycie.

— Et oui, continua Rupert, mais j’ai survécu. Malgré le fait que le bateau où je m’étais réfugié a coulé. Je me suis servi de la première bouée que j’ai trouvé sur mon chemin : un soldat ennemi que j’ai moi-même tué. Je suis resté deux jours entiers accroché à lui. Ça aussi, c’était une très bonne idée. Le corps humain flotte admirablement bien, et j’ai pu ainsi me nourrir des poissons venus gober les yeux de mon compagnon. Cela dit, heureusement que nous avons dérivé vers la côte, il était tellement troué, le pauvre, qu’il n’aurait pas tenu beaucoup plus longtemps… Dis-moi, Katy, tu détestes les Amaryens ?

Un peu surprise par ce changement de sujet, elle ne répondit pas tout de suite.

— Je… je crois… J’ai envie qu’ils disparaissent, mais je sais maintenant qu’ils ne sont pas tous comme ceux qui ont tué mes proches.

— C’est une sage pensée. Eh bien tu vois, ce n’est pas mon cas. Je ne ressens aucune animosité envers les Amaryens. Je les aurais sans doute rejoints si j’avais pu, car c’était les vainqueurs. Mais impossible de me faire passer pour l’un d’eux. Alors, je suis entré dans la Résistance. À l’époque, elle occupait encore la moitié de la Cocardie, et l’état-major du pays s’était réfugié en Terre Libre pour organiser la contre-attaque. Malheureusement, ce n’était qu'une bande de vieillards séniles incapables de réfléchir à leurs erreurs, ils allaient tous nous mener à la mort. J’ai donc fait le nécessaire pour me débarrasser d’eux et mettre quelqu’un de bien plus compétent à leur place.

— Le commandant Otto…

— Oui. J’avais décelé très tôt ses qualités de meneurs. Mais son ascension dans l’armée était freinée par sa couleur de peau. Chose difficile à changer, tu en conviens. J’ai préféré éclaircir la place.

— Il… il sait ce que tu as fait ?

— Il ne m’a jamais posé la question, mais je pense qu’il s’en doute. Je ne lui ai pas dit, son cœur est trop noble pour laisser en vie un meurtrier tel que moi. Alors il préfère faire mine de ne rien savoir.

Rupert se tourna soudain vers Katy. Leurs regards se croisèrent, et elle put enfin mettre un mot sur la lueur étrange qu’elle avait toujours vu briller dans les yeux du jeune homme. Mais ce n’était pas une lueur, c’était un vide.

— Qu’en dis-tu Katy ? Me trouves-tu toujours des excuses ?

La jeune fille baissa la tête, elle avait d’un coup un peu peur de celui qui se trouvait en face d’elle. Il la déconcertait entre son attitude relâchée et ses paroles si lourdes. Elle ne put s’empêcher de se poser la question : si elle avait eu, ce jour lointain, l’occasion de s’enfuir en laissant Onetto, l’aurait-elle fait ?

Devant son mutisme, Rupert eut un sourire conciliant.

— J’avais le même âge que toi, tu sais, lorsque mon petit monde s’est effondré. La différence, c’est que moi je n’y étais pas attaché.

— Je… j’aurais pu faire comme toi… si j’avais eu la force de survivre, j’aurais abandonné ma famille…

— Allons, Katy, ne me mens pas pour me rassurer. Je ne t’en veux pas d’avoir un cœur. Je suis venu m’excuser ici, mais pas d’avoir choisi la mort pour toutes ces personnes. Je m’excusais de ne ressentir aucune tristesse pour eux.

La jeune fille releva les yeux. Rupert souriait, pourtant ses yeux étaient comme deux puits sans fond. La seule émotion humaine qui y était discernable était l’amertume.

— J’ai toujours tout fait pour survivre, reprit-il, quitte à enjamber les cadavres de mes congénères. Mais une question m’a toujours taraudé. Pourquoi ? Pourquoi s’entêter à survivre ? Je n’ai pourtant jamais eu l’impression de tenir à la vie. Alors pourquoi ne me suis-pas laissé mourir ? Pourquoi me battre pour une cause perdue d’avance ?

L’espace d’un instant, Katy crut percevoir une nuance de détresse dans sa voix si calme. Mais ce fut fugace, et Rupert reprit son attitude nonchalante. Il leva la tête sur le ciel pâle qui commençait à se teinter d’étoiles, un sourire ironique sur les lèvres.

— Aujourd’hui, j’ai trouvé la réponse, souffla-t-il. C’est parce que je tiens encore moins à la vie des autres qu’à la mienne.

Katy serra les poings, elle ne savait pas quoi dire. Elle aussi s’était demandé pourquoi elle vivait encore. Mais la réponse lui était venue d’elle-même.

Parce que c’était ce qu’Onetto et sa famille voulaient. Parce que c’était ce que Delphine avait souhaité en la poussant dans l’eau ce jour là. Parce qu’elle aurait sans doute agi comme Roy si elle avait été à sa place. Parce qu’elle se sentait le devoir de vivre pour eux. Et parce qu’elle voulait protéger Théodorus et Johann.

— Alors continue comme ça, déclara-t-elle. Survis, et fais survivre la Résistance avec toi. Tu rendras ainsi un service à tous ceux que tu n’as pas encore sacrifié, moi y comprise.

Rupert la considéra avec surprise, puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire ni amer ni ironique, mais franc.

— Je ne sais pas pourquoi je t’ai dit tout ça, mais j’ai bien fait, fit-il. Maintenant, va te reposer, soldate, et emploie toute ton énergie demain au salut de la Résistance.

Katy se mit au garde à vous et salua son supérieur. Elle quitta le cimetière, tournant le dos aux dernières lueurs sanguines du soleil.

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Guimauv_royale
Posté le 30/07/2023
Coquilles
- — Katy, pars pas ! s’écria-t-il. (J’aurais mis le “ne” même si c’est de l’oral je trouve ça très brusque sans)
- Mais mes muscles et mes ligaments sont (trop sinon ça veut pas dire grand chose)
abîmés pour que je puisse me servir de mon bras comme avant.
- pour protéger au mieux les civiles (civils)
- Le soleil rougeoyant noyait ce cimetière dans le sang, qui semblait émerger (euh j’ai pas bien compris je crois soit “dont semblait” soit “qui semblait héberger” peut être ?) des milliers (de) noms gravés à la va-vite.
- C’est moi qui ai choisi leur mort. (Dit comme ça c’est vraiment bizarre je trouve “ c’est moi qui est décidé de [faire ça], c’est comme si je les avais tué” je pense un truc du genre ah mais attends du coup j’ai lu la suite là son explication mais si c’est ça ok à la limite mais dans ce cas c’est la phrase “Ma stratégie n’a pas été assez bonne.” Qu’il dit un peu avant qui est bizarre puisque sa stratégie à fonctionner au final. Je sais pas si tu comprends ce que je veux dire)
- Malgré le fait que le bateau où je m’étais réfugié a (ait ? Non je sais plus) coulé.
AudreyLys
Posté le 31/07/2023
Merci !
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