14. Conseil (II)

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonjour à tous et merci d'être resté jusque là !

Précédemment : Bann, impatient de partir au gouffre, a proposé à son père de brûler la carcasse du mastodonte pour faire partir les rapaces. Ce dernier a jugé sa solution trop imprudente. Pendant la Fête du Vent, une attaque de rapaces a fait de nombreux morts et blessés.

Bonne lecture et merci à ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 4 : La fête du Vent

 

Conseil (II)

 

L’affliction s’était emparée de la salle du conseil, endeuillée par les événements de la matinée. Certains administrateurs manquaient à l’appel afin d’assurer la sécurité des citoyens ou s’occuper des blessés et des morts. Chaque quartier avait malgré tout veillé à envoyer au moins l’un de ses deux représentants. La situation exceptionnelle l’exigeait.

Face à lui, Nedim pouvait lire des expressions vides sur la plupart des visages. Les autres regardaient leurs pieds ou le mur devant eux. Lui-même était sorti de l’état de choc dans lequel l’irruption des rapaces l’avait plongé tout à l’heure et se sentait étrangement soulagé d’un poids. Maintenant au moins, tous devraient assumer la responsabilité de la décision qui aboutirait de cette session extraordinaire du Haut Conseil.

Encore fallait-il pouvoir en prendre une. Pour la cinquième fois, il balaya l’assemblée des yeux, cherchant un regard sur lequel accrocher le sien. Enfin, l’administratrice du quartier Quadri se leva.

— Puisque la Cité va devenir indéfendable contre les rapaces, pourquoi ne pas nous cacher dans les caves et les sous-sols ? Cette stratégie a fonctionné par le passé. Après tout, les bêtes de l’ombre ne sont mues que par la faim. Si elles ne dénichent rien à se mettre sous la dent, elles devraient passer leur chemin !

Ce fut soudain comme si la salle se réveillait. Chacun avait à présent son mot à dire, voulait partager son opinion et critiquait celle de son voisin. Un brouhaha de voix, certaines assurées, d’autres plus tremblantes, emplit la pièce. Plus discret, le Général Ekvar, qui se trouvait aux côtés de Nedim sur l’estrade réservée au Gouverneur et aux invités, lui indiqua qu’il souhaitait prendre la parole à son tour. Nedim calma l’assemblée en frappant dans ses mains puis enjoignit le chef de l’armée à se lever.

— Vous avez raison, cette stratégie a déjà fonctionné, répéta-t-il en s’adressant à l’administratrice Quadri. Parmi tous les protocoles établis pour la défense de la ville en cas d’attaque de bêtes, celui-ci est le plus simple à mettre en œuvre. C’est également le moins risqué pour les habitants, mais seulement à court terme. J’insiste sur ce point. Cette solution est très hasardeuse et imprudente, car nous ne savons même pas si les rapaces vont quitter un jour les abords de la vallée. Combien de temps devrons-nous nous terrer ? Comment acheminer la nourriture dans toute la ville sans sortir dans les rues ? 

À son tour, le dirigeant du quartier Jocav, dont l’agriculture et l’élevage représentaient la majorité des revenus, bondit sur ses pieds.

— Si nous nous cachons, nous ne pourrons pas nourrir ni traire les animaux, fit-il remarquer. En cas de quarantaine prolongée, nous perdrons beaucoup de bétail. Sans compter les autres créatures de la forêt qui auront la voie libre pour saccager nos champs.

En compagnie d’Oblin, son premier conseiller, Nedim avait déjà réfléchi à une idée similaire avant de réunir le Haut Conseil et abouti aux mêmes conclusions. La dernière fois qu’il avait été instauré, une centaine d’années auparavant, le plan de quarantaine avait apporté l’invasion des bêtes dans la vallée, la destruction des cultures et une pénurie de ressources de première nécessité. Néanmoins, il fallait se rendre à l’évidence : une solution imparfaite valait mieux que pas de solution du tout ; et le massacre de la matinée ne devait pas se répéter. Alors qu’Ekvar et l’administrateur Jocav se rasseyaient, le silence s’empara à nouveau de la salle. Nedim soupira. Il avait l’impression de se trouver devant des enfants, bavards quand ils devaient écouter, mais muets dès que quelqu’un se tournait vers eux. Il se força à relancer la discussion.

— En l’absence d’alternative, voici la stratégie que nous adopterons : nous attendrons que les rapaces se replient, quand ils auront fini de consommer le mastodonte. D’ici là, des sentinelles seront postées toute la journée en haut du rempart est, pour surveiller les mouvements des volatiles et sonner l’alerte. En cas de nouvelle attaque, nous lancerons le protocole de quarantaine.

Comme il l’avait prévu, des voix s’élevèrent aussitôt dans l’assemblée et le calme qui régnait se mua une seconde fois en débat chaotique.

— Honte à vous, s’écria une femme aux longs cheveux blonds. Vous appelez ça une stratégie ? Attendre sans rien faire jusqu’au moment où on devra se terrer comme des rats ?

— Où est donc votre fierté ? renchérit l’administrateur Lumis en se levant péniblement et pointant Nedim du doigt. De toute l’histoire de notre Cité, je n’ai jamais entendu que les humains ont un jour abandonné face aux bêtes !

L’homme qui venait d’intervenir, Maco Lumis, soutint le regard de Nedim comme pour le défier. Petit et trapu, il boitait depuis des années à cause d’un éclat de métal qui avait gravement blessé sa jambe droite. Son visage mangé par sa barbe broussailleuse et ses yeux plissés exprimaient tout son orgueil de vieil administrateur infirme. Alors que le Gouverneur allait réclamer plus de mesure dans la discussion, Vélina Letra se leva à son tour pour interpeller Maco.

— Sombre crétin, avez-vous seulement déjà mis les pieds aux archives ? Le protocole de quarantaine a été utilisé de nombreuses fois depuis des centaines d’années ! Que préférez-vous sauver ? Votre orgueil mal placé ou les milliers de vies des habitants de la Cité ? Si c’est là notre unique chance de survie, cachons-nous ! À quoi bon faire le fier alors que la mort frappe à nos portes ?

— Le Général Ekvar lui-même nous met en garde contre cette stratégie, répliqua un Maco rouge de colère et probablement de honte. En plus d’être lâche, elle ne nous mènera qu’à une fin plus lente que si nous nous battons.

— Et c’est vous qui prendrez les armes ? railla Lajos Volbar. Je refuse que notre quartier envoie ses habitants mourir dans une tentative suicidaire de protéger les murailles.

Le ton montait et l’ambiance s’échauffait progressivement. Pour le moment, à la surprise de Nedim, personne n’avait essayé d’inculquer ses idées à coups de poing. Il interprétait les attitudes agressives des uns et des autres comme un moyen de faire sortir la pression qu’ils ressentaient tous depuis le bain de sang de ce matin. Puisqu’ils ne pouvaient s’en prendre directement aux rapaces, ils se battaient entre eux. Il attendit encore un peu, laissant à chacun le loisir de se défouler en crachant son opinion à qui voulait l’entendre, avant de réclamer le silence.

— Merci pour vos interventions. Pour résumer, deux options ont été jusque-là identifiées : se défendre contre les créatures ou se cacher. Personne n’a-t-il rien d’autre à proposer ?

— Nous pourrions tendre des pièges dans toute la ville, lança Heifri, le Premier Commandant de l’armée et bras droit du Général. Le bétail et la volaille serviraient d’appât pour forcer les rapaces à s’approcher du sol, où ils pourraient être retenus par des filets lestés. Ainsi, il serait plus facile de les tuer.

Sa voisine, une administratrice d’une quarantaine d’années, leva les yeux au ciel.

— Absurde ! s’écria-t-elle. Ces bêtes sont des milliers. Nous pouvons bien sacrifier toutes les chèvres de la ville, nous ne pourrons jamais toutes les attraper, surtout avec de simples filets.

La discussion reprit de plus belle et Nedim sentit la fatigue le gagner. Pour chaque pas en avant, il avait l’impression d’en reculer de deux. Il chercha des yeux Subor et le trouva assis dans le fond de la salle, placide derrière les débats enflammés de deux autres administrateurs. Son ami semblait perdu dans ses pensées, en proie à un conflit intérieur, comme si une idée le tracassait et qu’il hésitait à la soumettre. Le Gouverneur ordonna aux membres de l’assemblée de se calmer et se rasseoir, puis feignit de répondre à une sollicitation de l’administrateur Kegal.

— Oui, Subor, nous t’écoutons, dit-il d’une voix forte.

À la mention de son nom, l’interpellé, le front barré par un pli soucieux, leva brusquement les yeux vers Nedim, qui l’encouragea à s’exprimer d’un mouvement du menton.

— J’ai peut-être une alternative à soumettre, commença-t-il d’un ton mal assuré. Les rapaces occupent la vallée, car ils ont été attirés par la carcasse du mastodonte. Depuis tout à l’heure, nous cherchons le meilleur moyen de tenir en attendant qu’ils s’en aillent. Prenons le problème dans l’autre sens : comment faire en sorte qu’ils partent le plus vite possible ?

Toute l’attention de la salle était à présent concentrée sur lui. Après une très courte pause, il continua d’un ton plus assuré.

— Coupons-leur les vivres. Nous connaissons à peu près la position de la carcasse du mastodonte. Rassemblons un groupe de volontaires, de l’huile, de la paille et envoyons une équipe la brûler.

Subor se tut sous les chuchotements et les regards abasourdis des membres du Haut Conseil. Plusieurs personnes bondirent et les exclamations reprirent de plus belle.

— Votre proposition est invraisemblable et ahurissante ! s’insurgea Ereban Tosnir, administrateur d’un quartier du centre-ville.

— Merci pour ces propos constructifs, Ereban, répondit sèchement Lajos. Ce plan est au contraire le seul qui tient la route pour le moment. Après tout, une fois cachés au fond de nos trous, impossible de savoir quand la nuée de rapaces aura enfin digéré le mastodonte. Au moins comme ça, leur source de nourriture sera tarie.

Nedim, qui regardait toujours Subor, le vit froncer les sourcils d’incompréhension. Il avait beau se creuser la tête, le Gouverneur n’expliquait pas non plus le soudain enthousiasme de Lajos pour une proposition émanant d’un Kegal. Mais qui pouvait prétendre deviner les motivations de l’impétueux administrateur ?

— Je refuse d’envoyer un seul de mes soldats dans cet enfer, gronda le Général par-dessus les autres voix. Les deux dernières expéditions en forêt ont tourné au fiasco et il y a eu bien assez de sacrifices inutiles pour aujourd’hui. Mieux vaut encore s’en tenir aux appâts, c’est la moins mauvaise des propositions que nous avons entendues cet après-midi.

Cette fois, Subor se leva, plus sûr de lui. Nedim le connaissait suffisamment pour savoir que l’entêtement de ses interlocuteurs l’agaçait autant que la discussion qui tournait en rond.

— Je ne suis pas d’accord ! Si cette idée fonctionne, nous serons tous hors de danger. Si des volontaires ont assez de courage pour risquer leurs vies, pourquoi les en empêcher ? Il sera toujours temps d’appliquer votre plan si le mien échoue !

— L’administrateur Kegal dit vrai. Même si ce n’est pas sans danger, quelques hommes peuvent en sauver soixante-quinze mille avant le prochain lever de soleil !

Le teint pâle et la voix tremblante d’Ilohaz, qui venait de s’exprimer, trahissaient son émotion à l’idée de poser les pieds dans la forêt pour la troisième fois en quelques jours. D’abord, sans autorisation, pour poursuivre le mastodonte, la raison de leur présence ici aujourd’hui. Ensuite, sur l’ordre du Conseil restreint, pour capturer des rapaces, dont l’étude n’avait pas abouti à grand-chose. Dans les deux cas, de nombreux éclaireurs n’étaient pas revenus. Nedim s’était imaginé que le Commandant refuserait de mettre encore des soldats en danger et se rangerait à l’avis d’Ekvar. Ce dernier parut aussi surpris que le Gouverneur, puis agacé.

— On ne sait que très approximativement où se situe la bête, dit-il en fusillant du regard son subordonné. Les hommes seront morts avant même de l’avoir localisée. J’interdirai toute intervention des éclaireurs.

— Vous vous plierez à la décision du Haut Conseil ! s’écria Lajos d’un air très irrité.

Redoutant une digression du débat sur un sujet plus politique, Nedim réclama le silence.

— Je soumets au vote l’idée de Subor. Ceux qui sont pour une nouvelle incursion en forêt ?

Plusieurs mains se levèrent parmi les administrateurs, seuls autorisés à s’exprimer ; puis ceux qui étaient contre se manifestèrent à leur tour. Le greffier lui fit parvenir le décompte des voix, qu’il lut à voix haute.

— La proposition est rejetée, par quatorze contre onze, et quinze abstentions.

— Vous avez tous perdu la raison, lança Subor avant de se frayer un chemin hors de la pièce.

La porte qui claqua derrière lui résonna comme un glas. Pendant un instant, personne ne réagit, puis une clameur de voix indignées s’éleva. Nedim resta interdit un moment, sourd aux protestations de l’assemblée. Puis son premier conseiller, Oblin, lui tapota l’épaule et lui chuchota de mettre un terme à l’agitation ambiante. Le cœur lourd, il annonça la préparation du plan de quarantaine dès le soir même, clôtura la session et ordonna à chacun de regagner son quartier jusqu’à nouvel ordre.

Las, le Gouverneur retomba pesamment sur son fauteuil. Comment devait-il réagir ? Envoyer les gardes arrêter son ami ? Le laisser partir et prier pour son retour ? Plongé dans ses réflexions, il ne vit pas la directrice de l’Observatoire s’approcher doucement de lui.

— Il ne faut pas que Subor fasse de bêtise, le pressa Dakla. Nous n’avons pas eu l’occasion d’en débattre sainement, mais son plan est voué à l’échec. Il ne parviendra jamais à brûler un corps aussi volumineux, doté d’un cuir aussi épais, armé seulement d’huile et de paille !

— Je vais m’en occuper, ne vous inquiétez, répondit Nedim pour la rassurer.

Il attendit que tout le monde fût enfin parti et que le calme de la salle fût enfin rétabli pour regagner son bureau, quelques étages au-dessus. Il avait la ferme intention de s’y enfermer et d’en interdire l’entrée à quiconque. Il était fatigué. Il était résigné. Il était à bout. Et il ne voulait plus entendre parler de mastodonte pour le reste de la journée. Après tout, le Haut Conseil avait tranché et malgré sa sortie théâtrale, rien ne disait que Subor mettrait vraiment son plan à exécution.

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