13. La filature

Notes de l’auteur : La chanson présente dans ce chapitre est un chant traditionnel italien dont la traduction est, à peu près : "(R) Mais viens danser la belle. Danse bien ! Regarde ce qui passe, la villanelle, Agile et svelte nous savons danser ! Danse le matin, danse le soir, Toujours légère, comme si tu volais ! Regarde ce merle, sur cet arbre, Comme il chante bien, avec passion."

« Ma come beli bella bimba, bella bimba… » Une marche, une autre, et une dernière syllabe qui claque comme un fouet. Encore une marche, une autre. Le palier. Un mur, et un dos qui s'y colle. « Ma come beli bella bimba, bali ben ! »  Et le dos qui glisse contre le mur, les hanches ondulant juste ce qu'il faut. « Guarda que passa, la villanella ! » Des jambes qui avancent en rythme, des cuisses qui flottent dans un short en jean usé jusqu'à la trame et bien trop large. « Agile snella, saben balar ! » Des épaules qui roulent, et une petite danse improvisée sur chaque nouvelle marche descendue. « Ma come beli bella bimba, bella bimba… » Une jambe qui se soulève et un fessier qui glisse contre la rampe en pierre. Un petit saut pour éviter le griffon menaçant qui l'achève, et une petite danse sur les trois dernières marches. 

Le panier dans une seule main, et le genou pour assurer la prise tandis qu'on ouvre la porte d'entrée sans cesser de marquer le rythme avec la tête dont les gesticulations ont fait lâcher l'élastique et répandu la longue chevelure façon crinière. « Danza’l matino, danza al sera… » Les pieds nus sur le pavé chauffé à blanc, et les pas qui ondulent en fonction des notes crachées dans chaque tympan. « Sempre leggera, sembra volar ! » Roulements d'épaules, ondulations des hanches, et cheveux qui fouettent l'air, jamais la cour n'aura été arpentée de cette manière. « Ma come beli bella bimba… » L'herbe enfin, et sa relative douceur comparée à la fournaise des pavés sur la plante des pieds. Les orteils qui s'enfoncent à intervalle régulier, en fonction des pas dansés, de l'avancée déstructurée, hachée, mouvementée. Le téléphone sursautant sur le linge humide à chaque nouvelle agitation de sa propriétaire. 

Un dos qui heurte le fer rouillé, un corps qui glisse contre le pilier. Un panier qui finit au sol. Et le même corps qui se courbe puis s'étire. Courbé vers le panier, étiré jusqu'aux fils en nylon. « Bella bimba, bella bimba… » Un vêtement humide après l'autre, le panier se vide au profit des fils. « Guarda quel merlo, su quella pianta… » Douceur. Le linge délaissé, les paupières fermées. « Come ben canta, senza passion ! » Une syllabe qui s’étire à l’infinie. Une main qui tapote une épaule, forçant cette même épaule à l'immobilisme, et les paupières à une ouverture rapide et paniquée. « Ma come beli… » Une blonde qui articule muettement, le regard sévère, la mine franchement contrariée. Quoi ? Que veut-elle ? « …bella bimba… » Des lèvres qui s'agitent dans le vide sans former aucun son. Pourquoi lève-t-elle les yeux et les mains au ciel ? « …bella bimba… » Une main manucurée qui s'approche vivement du visage, et un écouteur qui s'arrache d'une oreille tandis que le même phénomène s'opère aux antipodes. Et soudain, le silence...

...bimba, bali ben !

Ou presque. Les dernières notes mourantes, la dernière strophe à peine fredonnée, et tous les éléments du décors perdirent de leur magie presque instantanément.

— Little Miss Sunshine ! Que me vaut ce plaisir ?

Cette fois, elle ne chantait plus, et son entrain n'était que façade, tout comme le sourire greffé à ses lèvres. Astrée n'avait pas énormément d'instant d'insouciance, elle n'en avait presque aucun. Si seulement Charlotte avait pu la laisser profiter de ces deux minutes et trente cinq secondes de repos cérébral ! Mais sûrement était-ce trop demandé à en croire l'air courroucé affiché par cette dernière.

— Je ne reviendrais pas sur le caractère très discutable de la qualité de tes goûts musicaux, mais si tu pouvais éviter de nous les imposer en hurlant à travers la cour, ce serait fortement apprécié, grinça l'autre en balançant, d'un revers de main, une crinière blonde par-dessus son épaule.

Très aimable, comme à son habitude, Charlotte fut bien vite canalisée par une main masculine se déposant sur son épaule menue, et un rire bref et chantant.

— Veuillez excuser la rudesse de notre douce amie, la frustration met ses nerfs à l'épreuve.

Grand, massif, cheveux clairs et teint hâlé. L'inconnu ôta sa main de l'épaule de sa « douce » amie pour la tendre à Astrée. Le tissu de sa chemise se tendit et s'étira sur le biceps né de ce mouvement. Il était musclé, presque autant que Mister Freeze, mais en moins élancé, ce qui ne faisait qu'accentuer l'impression de se trouver face à un colosse. Il souriait. Un sourire bienveillant qui, pourtant, n'atteignait pas ses yeux couleur café. Un café glacé, serré, très noir. On ne distinguait pas l'iris de la pupille. Étonnant. Déroutant. Elle avait dû le fixer un peu trop longtemps, puisque le regard sombre quitta le sien pour se porter sur cette main qui attendait toujours la sienne. 

— Pierre, insista-t-il poliment.

— Astrée, répondit-elle.

La main tendue, elle prit conscience, trop tard, que cette dernière n'était pas vide. Une culotte accrochée à la paume, elle secoua néanmoins celle de l'homme, la confusion lui montant rapidement aux joues.

— Original, s’amusa-t-il, un rire aux lèvres, avant de ramener sa main jusqu'à l'épaule de la blonde en train de s'étrangler. Le prénom presque autant que la poignée de main.

Dans un mouvement précipité, Astrée dissimula la culotte dans son dos, avant de chercher à la rejeter dans le panier à linge. Confuse, elle en regretta presque que Charlotte se soit brusquement convertie au silence. Tout aurait été préférable à ce flottement teinté de gêne.

— Eh bien... Désolée de vous avoir contraint au déplacement, je note qu'en plus de ne plus pouvoir écouter de musique chez moi, je n'ai également plus le droit de chantonner. Puis-je me permettre de vous conseiller un couvent pour vos prochaines vacances ? Les Carmélites font vœux de silence, il me semble.

Blasée et fatiguée, elle ne cherchait même plus à se battre. Une semaine plus tôt, il en aurait été différemment, mais à présent que son cahier des charges n'en finissait plus de s'étoffer, elle ne nourrissait plus qu'une seule envie : les voir le moins souvent possible. Charlotte et son agressivité passive en particulier.

— Charlotte dans un couvent ! Voilà une image rafraîchissante ! se moqua-t-il à nouveau, cette fois de la blonde. Cela dit, je tiens à préciser pour ma défense que je ne suis là que par curiosité. La seule à se trouver incommodée par votre petit son et lumière c'est elle.

Du mouvement de bras, il tapota l'épaule de la Barbie, dévoilant l'intérieur d'un avant-bras tatoué. Un drôle d'animal encerclé. Moitié oiseau, moitié autre chose d'indistinct. Une chimère ? Une encre noire sur laquelle il s’empressa de ramener la manche de sa chemise. Sans jamais cesser de sourire. Il semblait ravi du déplacement. Il s'amusait de tout, savourait la situation et s'acharnait à se montrer aimable. Trop aimable. 

— Et vous êtes qui, au juste ? demanda-t-elle finalement, suspicieuse.

— Un ami de passage, coupa court Charlotte tandis que le tatoué s'apprêtait à répondre.

Incommodée par le regard insistant de l'homme, Astrée ne chercha pas à approfondir plus avant, ni à se renseigner sur la durée dudit passage entre ses murs. Un écouteur après l'autre, elle remit le son dans ses oreilles, jetant un dernier regard aux deux trouble-fêtes, avant de leur tourner le dos et de reprendre son activité première : le linge.

—  Ma come beli bella bimba, bella bimba…

Elle chantait à nouveau, les informait de ce fait que l'obéissance ne faisait pas vraiment partie de ses qualités. Elle attendit quelques instants avant de jeter un œil par-dessus son épaule. Juste histoire de vérifier. Ils s'éloignaient, faisant route vers leur partie de la maison, si loin et pourtant trop proche. Un tee-shirt trempé entre les mains, Astrée suivit la façade mangée par le lierre du regard. Ses yeux grimpèrent jusqu'à la silhouette accoudée à l'un des balcons. Un maigre contact visuel plus tard, et l'ombre tournait les talons à son tour, laissant Astrée lèvres entrouvertes et cœur ravagé. Elle n'aurait su dire si elle était terrifiée ou irrémédiablement attirée, mais quoiqu'il en soit, il fallait que cela cesse. Et vite. 

 

*

 

Les lieux avaient été désertés. Elle le savait parce qu'elle avait entendu la voiture passer sous ses fenêtres. Une voiture tape à l'œil dont le simple but était d'attirer l'attention, de son prix jusqu'à son bruyant moteur. Son seul avantage : impossible de la confondre avec une autre. Astrée avait appris à apprécier le ronronnement qu'elle faisait en partant, et à appréhender le grognement qu'elle émettait en revenant. Sensiblement le même bruit mais bizarrement pas le même effet sur elle. En l'absence des critiques musicaux, elle aurait pu en profiter pour monter le son à en faire vibrer les murs, mais c'était tellement moins drôle lorsqu'elle pouvait se le permettre. Attendre qu'ils ne soient pas là pour faire ce qu'elle voulait chez elle c'était comme se soumettre. 

Or, les Beynac ne se rendent jamais. Ils meurent au combat. Pas vraiment raisonnable, mais tellement plus glorieux. Ce qui expliquait le grand nombre de portraits d'aïeux en armure qui couvrait les murs de la gentilhommière. Trop jeunes pour mourir mais fièrement fixés ainsi, pour l'éternité, sur toile. Tellement jeunes et tellement nombreux, qu'elle s'étonnait aujourd'hui que le nom ait pu se transmettre jusque là. À son insu, une remarque de Jeanne lui revint en mémoire. «  Sans l'apparition de l'amour courtois, peut-être aurais-tu été mariée de force à un vieux riche depuis tes quinze ans. » avait-elle dit. Elle avait juste oublié de préciser qu'elle aurait été également enceinte dès sa nuit de noces et probablement morte en couche avant son vingtième anniversaire. La belle époque !

Rassemblant ses affaires, Astrée décida qu'il valait mieux s'occuper l'esprit plutôt que de ressasser une conversation qu'elle n'avait déjà pas apprécié la première fois. Et pour ce faire, elle ne connaissait qu'un seul exutoire : la photo. Elle n'avait pas touché à son vieil appareil depuis qu'elle avait poussé la lourde grille de la cour à son arrivée, et de manière plus générale, elle l'avait quelque peu délaissé depuis le drame. Ça avait toujours été leur truc à elles, une activité, une passion qui semblait à des années lumières du reste des Beynac. Mais pas d'Isabella. Dès ses premiers clichés, elle avait poussé sa fille à poursuivre, à lui ramener toujours plus d'instants volés au monde. Plus encore aux confins de sa maladie, lorsqu'elle ne pouvait plus sortir du cocon de son lit. Les photos, alors, avaient été autant d'offrandes déposées sur l'autel de sa mère. 

Ses lieux préférés, ses relations privilégiées, Astrée s'était efforcée de les faire vivre en son absence, et de les rapporter à sa mère. Figés sur papier glacé. Captifs du temps. Finalement elle n'avait jamais fait ça que pour cette récompense ultime, une ébauche de sourire, un éclair de vie sur une rétine, une main blanche et rachitique qui se tendait vers la sienne. Cet instant fugace où douleur et maladie disparaissaient le temps d'une contemplation. Alors la jeune femme était devenue obsédée, et séchait les cours pour s'en aller voler quelques âmes et les ramener, toujours plus nombreuses, à sa mère. Elle avait entassé les clichés, les avait démultipliés comme autant de grains dans un sablier. Chaque photo était une minute de gagnée sur la souffrance. De deux elle était passée à dix par jour, puis vingt, puis trente, jusqu'à ce qu'Isabella sombre dans le coma. Et là encore, elle s’était entêtée, elle les avait entassé pour le jour où... Mais ce jour n'était jamais venu, et la mort avait triomphé. Qu'avait-elle imaginé ? Que quelques clichés seraient de taille contre un cancer ?

Depuis lors, les portraits et paysages de cette période gisaient enfermés dans une boîte, elle-même dissimulée sous plusieurs piles de vieux vêtements au fond d'un placard, et Astrée avait toutes les peines du monde à se réapproprier son vieil appareil. Si son œil était resté intact, sa raison d'être s'était envolée. Est-ce que ça avait encore du sens lorsque plus personne n'était là pour partager ça ? Elle se savait relativement douée, du moins avant, mais devait-elle continuer ? Fut un temps elle avait eu un objectif, un leitmotiv. C'était ce qui avait animé chacun de ses clichés. Aujourd'hui disparu, et si la flamme s'était égarée avec lui ? Aucun de ses très récents essais n'avait été développé, et encore moins vu. Quelque part, elle craignait le verdict. Sa mère aurait souhaité qu'elle poursuive. Qu'adviendrait-il si elle n'en était plus capable ? Ce n'était pas comme si elle savait faire autre chose. Ce n'était pas comme si elle avait envie de faire autre chose.

Aussi devait-elle se forcer. Peut-être n'était-ce pas le meilleur moyen, mais sans exercice, sans pratique, elle ne saurait jamais. L'appareil striant sa nuque, elle passa la porte d’entrée et s'offrit aux rayons brûlants dans une cour déserte. Elle ne savait par quoi commencer, les conséquences étaient trop importantes, la perspective de l'échec tétanisante. C'était comme remettre tout son avenir en jeu. Pile ou face. Pile c'est une lumière plus ou moins lointaine au bout du tunnel. Face, c'est un mur de briques en travers. Elle ne pouvait pas échouer, elle ne pouvait pas avoir perdu ça aussi. Elle se devait d'être douée, de maîtriser, de contrôler. Et pour ça, il lui faudrait passer outre son pessimisme usuel transformant chaque effort en déception. Le résultat était tellement lourd de conséquences... À quel moment sa passion s'était-elle transformée en contrainte ?

D'une ombre au profil de la statue, elle passa à une fenêtre, un balcon, une porte au heurtoir en forme de tête de lion... D'un sujet à l'autre, son inspiration allait et venait, glissait de un peu intéressant à totalement sans intérêt. Mais au moins, elle essayait. Elle s'entraînait. Elle pratiquait. Son œil était là, mais rien ne l'attirait réellement. Tout était plat, incolore, inodore. Insipide. Pourtant, le lieu était un parfait décor, mais il ne se suffisait pas à lui-même. Sa mère avait-elle eu raison de prétendre qu'Astrée devait y insuffler quelque chose ? N'était-elle donc pas simple observatrice mais active instigatrice ? Créait-elle les émotions plutôt que de simplement les dérober ? Et si tel était le cas, serait-elle capable de le reproduire de manière consciente lorsqu'elle n'avait jamais rien contrôlé de cet étrange phénomène ? 

L'œil contre l'objectif, elle trouva un peu d'intérêt dans une fenêtre aux lourds rideaux entrouverts, au premier étage, puis à celle du rez-de-chaussée, complètement ouverte cette fois, sur un bureau encombré de papiers et un pull négligemment abandonné sur le dossier de la chaise. Paroxysme du voyeurisme. Mais puisque son œil s'accrochait pour la première fois après des mois d'agonie, elle n'allait pas réprimer cette envie. Et bientôt, elle fut prise du besoin de reconquérir son histoire. Après la gentilhommière, ce fut le château sur lequel elle jeta son dévolu. Bien évidemment, en plein été et en plein jour, la foule de touristes risquait de jouer les trouble-fêtes, aussi opta-t-elle pour une observation à distance. Depuis le parc la vue pouvait être superbe.

Elle en était à sa quatrième prise lorsqu'un mouvement en provenance de son angle mort attira son attention. Rien de plus qu'un bruissement d’air. Suivi d'une ombre filante. Sous le couvert d'un arbre plus que centenaire, son regard n'eut pas le temps de couvrir les centaines de mètres qui la séparait du mouvement qu'il avait déjà disparu derrière la végétation. À moins que ce ne soit le fruit de son imagination ? Elle se trouvait à l'orée du parc savamment entretenu, mais à l'opposé, au-delà de ces deux cents mètres de pelouses, chemins, parterres et buissons taillés à la française, là où le chaos prenait le dessus sur l'ordre établi, les fougères se balançaient encore sur leurs pieds. Sans la moindre brise, ce mouvement n'avait pu être engendré que par l'ombre, celle qu'elle était sûre, à présent, d'avoir entraperçue.

Intriguée, pour ne pas dire attirée, Astrée pressa le pas en cette direction. Elle traversa la largeur du parc précipitamment, son appareil à l'épaule. L'ombre avait une très nette avance sur elle, et malgré la piste laissée via la végétation agitée, elle ne devait pas traîner si elle ne voulait pas la perdre. Cela dit, se voulant discrète, elle prenait soin d'avancer prudemment. Elle ne savait pas trop ce qu'elle filait de la sorte, elle savait juste qu'elle devait le faire, qu'elle avait besoin de le faire. Et un pied après l'autre, un mètre après l'autre, elle finit par resserrer l'écart, et s'avancer sur un chemin déjà ouvert pour elle. Elle parvenait même, parfois, à percevoir l'ombre entre deux arbres. Du moins, jusqu'à la falaise. Lorsque la végétation céda la place à la terre nue bien connue, il n'y avait plus trace de l'ombre disparue. Avait-elle sauté ? De droite et de gauche, le terrain était totalement dégagé. Où était-il passé ?

Oui, il. Elle avait beau n'avoir eu qu'une vision fugace de l'ombre, elle savait qu'il s'agissait d'un il. Ce qu'elle ignorait par contre, c'était de quel « il » il s'agissait. Le tatoué ou le psycho-rigide ? Inconsciemment, elle savait. 

A quelques mètres de la falaise, elle se remémora toutes ces fois où elle s'était rendue jusqu'ici avec son frère pour... Pour se rendre à la rivière ! Évidemment ! Pourquoi n'était-ce que maintenant qu'elle s'en souvenait ? Sur la droite, un chemin à flanc de falaise descendait directement jusqu'à la Dordogne. Depuis la gentilhommière, il s'agissait du chemin le plus court, celui qui permettait de s'éviter la traversée du village et ses touristes. Un accès privé, en quelque sorte, qui menait à une rivière qui ne l'était pas du tout. Cependant, les rives praticables étaient légions et la leur n'attirait pas les foules. Prise de cette intuition, Astrée s'élança jusqu'à l'amorce de cet escalier, et remarqua immédiatement la haute silhouette plusieurs mètres plus bas. Le russe s'engageait sur le chemin qui succédait à l’escalier taillé à même la roche calcaire. C'était ainsi que l'aplomb de la falaise avait été domptée, par plusieurs volées de marches étroites creusées dans la pierre.

Poussée par ce drôle d'instinct, la jeune femme s'engagea du haut de la falaise, et suivit les pas du géant. Elle le filait en douce comme une groupie qu'elle n'était pourtant pas. Lorsqu'il eut disparu sous le couvert des arbres et arbustes en contre-bas, elle accéléra, et profita de ne plus le voir pour ne pas être vue. Astrée resserra la distance avant d'accéder à son tour à la végétation. Elle l'aperçu entre deux arbres avant qu'il ne s'engage sur la pente douce jusqu'à la rive. Les bois denses dans lesquels elle parvenait à se dissimuler aisément, se firent de plus en plus clairsemés. Elle s'immobilisa là, légèrement en hauteur, tandis qu'il se débarrassait de ses chaussures en arrivant sur les galets. Elle ne pouvait avancer plus sans se faire remarquer, et ne sachant toujours pas quelle explication fournir à sa présence ici, et plus encore à sa filature, elle préféra se terrer derrière un buisson, et attendre de savoir quelle suite donner à tout cela. Mais ce ne fut que lorsqu'elle le vit ôter son tee-shirt que la réelle panique s'empara d'elle. 

Elle faisait quoi, là, à jouer les voyeuses tapie dans l'ombre tandis que Monsieur Esthétique s'effeuillait sans crainte ? Pourquoi l'avait-elle suivi, pour commencer, alors qu'il lui fichait une trouille monstre ? Et pourquoi restait-elle, malgré tout, incapable du moindre mouvement, incapable du moindre battement de paupière ? Était-ce la curiosité de découvrir un corps qu'elle s'était longtemps surprise à imaginer, ou bien la fascination née de ce même corps à semi découvert ? Qu'importe les causes, la résultante demeurait la même : immobilisme et fébrilité. Incapable de détacher ses yeux de lui, elle contemplait ce dos dont chaque muscle s'animait au moindre de ses mouvements. La ligne de sa colonne vertébrale qui descendait jusqu'à une chute de reins hypnotique. La courbe de ses épaules. L'inclinaison de sa nuque. La façon dont quelques mèches de cheveux s'échappaient du volume regroupé sur le sommet pour venir caresser, d'une ou deux boucles, un front qu'elle devinait plus qu'elle ne discernait.

Happée, elle le parcourait du regard à mesure qu'il se découvrait. Tétanisée, elle le contempla, impuissante, quitter son jean et l'abandonner aux galets, dévoilant des cuisses musclées, divinement galbées. Astrée n'avait jamais fait grand cas du physique des uns et des autres, mais elle devait bien admettre que, le concernant, Dame Nature avait fait preuve d'une bien trop grande générosité. Pire que ça, en fait. Loin d'être parfait, l'irrégularité de ses traits et autres infimes bizarreries de son être s'assemblaient, très injustement, à la perfection, pour créer cet ensemble absolument fascinant. Un visage, une silhouette, un corps qui invitaient au culte. Une vénération à laquelle elle s'efforçait de résister, pour ne surtout pas se retrouver avec son appareil entre les mains, objectif contre l'œil, seul acte de foi qu'elle connaissait et exerçait. L'observer, l'épier à son insu était déjà suffisamment indécent en soi, pour qu'elle n'y ajoute pas une autre preuve à charge contre elle.

Pourtant, la composition était parfaite, le soleil tombant en angle droit sur la rivière dont le flot transformait l'astre en un milliard d'éclats scintillants. L'émeraude des bois tout autour. L’or des galets. Et sa perfection en son centre. Majestueux, impérieux, indispensable. Ce n'était pas elle qui créait cela, ce n'était ni son œil, ni ses émotions. La poésie, la magie, l'irréalisme de la scène, tout émanait de lui et lui seul. Il venait de créer le cliché parfait, et elle devait se retenir, lutter de toutes ses forces pour s'empêcher de le lui dérober. 

Il fallait qu'elle se raisonne, il fallait qu'elle cesse cette folie. Et pour commencer, elle devrait s'arracher à sa contemplation, et retrouver l'usage de son cerveau. Elle allait attendre qu'il pénètre dans l'eau, qu'il s'immerge totalement, et lorsqu'il serait occupé, elle rebrousserait chemin, rejoindrait la gentilhommière, s'y enfermerait à double-tour, et prétendrait que rien de ceci n'avait jamais eu lieu. Excellent plan ! Plan qu'elle s'apprêtait à mettre en pratique lorsque...

— Vous attendez une permission spéciale pour venir me rejoindre ?

 

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Morgane64
Posté le 03/04/2021
Coucou, je commence aujourd'hui par les coquilles ! d'instant d'insouciance,/était-ce trop demandé à/L'appareil striant sa nuque (je crois qu'il faudrait un autre verbe, j'ai accroché)/, il n'y avait plus trace de l'ombre disparue (je trouve que l'adjectif fait double emploi).
Voilà voilà, sinon très bien, je voudrais juste qu'Astrée mouche un peu plus la jolie Charlotte (ca ne se fait pas d'arracher des écouteurs) ah ah ah. Et donc arrive un autre homme intriguant mon Dieu que va-t-il se passer ?
Je continue ma lecture avec plaisir, juste peut-être anticiper un peu cette passion de la photo, je ne m'en souvenais plus mais c'est vrai que tu l'avais mentionnée. Sinon très bien. !!
Que va-t-elle lui répondre ?
OphelieDlc
Posté le 04/04/2021
Je corrige ça tout de suite ! Merci !

Concernant Charlotte, Astrée est un peu blasée par son comportement envers elle.

Et oui, totalement d'accord, il faut que j'insiste plus sur la photo en amont. Je n'ai clairement pas assez développé cela, alors que c'est de première importance dans la vie d'Astrée.
Belette
Posté le 25/12/2020
Hey !

Je commence par des remarques sur le texte de la chanson (j'ai été l'écouter, merci pour la découverte ! :D) :
danser : ballare --> balli et non beli ou bali
Le début se traduirait plus par "Mais comme tu danses bien, belle enfant/la belle" plutôt que par "Viens danser" qui se dit plutôt "vieni a ballare". Ensuite plutôt "Regarde que passe/qu'arrive la villanelle (du coup un type de chanson, si j'ai bien compris), agile et svelte, elle sait danser". Enfin, pour l'histoire avec le merle, il y a un contre-sens entre le texte en italien et la traduction française : senza = sans, con = avec, mais je ne sais pas si le bon texte c'est "avec passion" ou "sans passion" du coup ;)
Tu as été chercher une traduction sur internet ou tu l'as traduite toi ?

Ensuite, concernant le corps du texte : je suis fan de ces premiers paragraphes avec la description de la danse. C'est très visuel, très physique aussi. J'aime la façon dont tu découpes chaque temps, chaque mouvement. Ca rend vraiment super bien.
Par contre, je m'interroge sur la fin de ce passage... Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux l'interrompre plus brutalement au moment où Charlotte lui tape sur l'épaule pour conserver cette idée de choc ? En même temps, c'est sympa cette vision de la blonde qui s'agite en mode muet, alors peut-être le raccourcir en une phrase pour garder l'effet "coupure", choc et brutal de quand elle lui arrache l'écouteur ? Disons que l'idée est très bonne, c'est très sensuel (dans le sens des 5 sens (cette phrase n'a plus aucun sens mdr)), mais la façon dont c'est délayé dans le jet actuel lui fait sans doute perdre de sa force en rallongeant un évènement qui est de base net et brutal :) A toi de voir ! En tout cas, j'adore l'idée !

Ensuite, je suis toujours tellement fan de tes personnages haha <3 Charlotte est délectable avec sa mauvaise humeur et son mépris permanent et Astrée... j'aime autant ses réparties adroites que ses maladresses (la culotte-salutation m'a fait ricaner, je sais je suis bon public). Très intriguant ce Pierre, visiblement beau garçon, mais il y a quelque chose de brutal et de venimeux dans la façon dont tu as décrit ses yeux... Il ne m'inspire pas spontanément la plus grande confiance, méfiance Astrée ! Quant à ce tatouage, sa réaction de repli souligne l'importance de cet élément, j'ai hâte qu'on en apprenne plus... ;)

Enfin, j'aime beaucoup la façon dont tu te sers de l'esthétique de certains moments, de certaines scènes pour convoyer beaucoup de sens et d'émotions. Je pense notamment à la scène finale de la première partie du chapitre, quand elle aperçoit la silhouette de Syssoï sans jamais la nommer, la façon dont il est loin et proche à la fois, familier et inaccessible... ça sonne très juste, surtout dans le paradoxe de son attirance et de sa répulsion qu'elle évoque à la fin.
Idem pour la réflexion sur le son de la voiture de la Charlotte, c'est vraiment nickel parce que ce sont ce genre de détails qui peuplent la vie réelle.
Tes paragraphes sur la photographie avec sa mère sont super aussi, sur la façon dont elle essayait de maintenir sa mère dans le monde des vivants à travers son objectif. C'est certes dérisoire, de combattre un cancer avec des clichés, mais j'ai trouvé ça très pertinent, très réaliste, cette façon de repousser la mort jusqu'au bout, de glaner la moindre minute de vie et de croire/espérer qu'on retiendra ceux qu'on aime dans la vie avec des choses comme celle-ci. Ca traduit beaucoup de l'attachement d'Astrée pour sa mère, beaucoup de ce qu'elle peut ressentir aujourd'hui, peut-être un sentiment d'échec ? De ne pas avoir été de taille face à la mort ? Je ne sais pas si c'est le cas, tu nous as livré peu de choses du ressenti d'Astrée sur tout ça, mais en tout cas ça fait résonnance avec l'histoire des vies antérieures, l'histoire de triompher de la mort (ou pas).
La seule réserve que j'ai et que j'évoquais dans mon commentaire précédent, c'est qu'on est au 13eme chapitre et que c'est la première fois (ou alors j'ai oublié dans les premiers chapitres) que tu nous parles d'une telle passion pour la photo. Si cette activité a eu une telle importance dans sa place, je pense que ça serait bien de l'introduire avant, comme un élément fondamental de sa personnalité, de son histoire, au même titre que ses étés à Beynac et son titre de baronne. Ne serait-ce que pour faire un objet qui traîne, une relique qu'elle n'ose plus toucher, mais qu'elle n'est pas prête à remiser non plus. Tu pourrais en faire une sorte de totem représentant sa mère, quelque chose qui traîne partout, qui la hante. Appuyer un peu plus son rapport à la photographie, en tout cas, parce que même si l'idée est bonne, elle arrive de façon un peu abrupte et contradictoire avec la place que tu lui dis prendre dans la vie d'Astrée dans ce chapitre :)

Merci encore pour ces beaux chapitres, je commente la suite dès que j'ai digéré le repas de Noël (j'espère que tu as mangé plein de chocolats toi aussi). Hésite pas à m'envoyer un mp si tu veux discuter de tout ça plus en détail, l'espace commentaires est pas toujours le plus souple pour tout ça :D
Heureuse d'être ton baromètre à Jeanne-Denise, j'ai hâte de lire ce nouveau petit chapitre que tu viens de nous poster <3

Des bisous, profite bien des fêtes !
OphelieDlc
Posté le 26/12/2020
Alors, déjà, des bisous à toi aussi ! Et merci pour ce retour très intéressant.

Concernant la chanson, comme c'est surtout de la tradition orale, il existe différentes paroles, et tout autant de traductions très approximatives. Comme j'ai changé de chanson au dernier moment (pour un souci de droits d'auteur, haha), j'avoue avoir été au plus rapide dans mon choix des paroles et traductions. Je n'ai pas été très vigilante. Faut que je revois tout ça. Plus sérieusement cette fois.

Pour la photo, tu n'es pas la première à me faire la remarque, Hylla a eu la même réaction que toi. En effet, j'en parle dans les premiers chapitres, surtout dans le chapitre 2 "Les barons" où j'explique qu'elle fait du Droit pour suivre la tradition familiale, mais que sa véritable passion est la photo, et qu'elle n'a pas encore osé dire à son oncle qu'elle a été acceptée aux Beaux-Arts à la rentrée de septembre. Du coup, je ne sais pas si le souci vient du fait que ces chapitres ont été postés il y a plus de 5 mois, et que le lecteur ne les a plus en tête dans les moindres détails, ou si c'est le fait que je n'en ai pas reparlé depuis, si ce n'est à son arrivée à Beynac, lorsqu'elle mitraille tout le village avant même de se rendre à la gentilhommière. J'imagine que c'est un peu des deux. Probablement qu'il en va de même pour le Droit. Est-ce que tu te souvenais qu'il s'agissait de son domaine d'études ? Il faut que je parvienne à faire des rappels ponctuels dans les chapitres précédents, je pense.

Bonne digestion, Belette ! De mon côté, il va me falloir probablement des mois pour me remettre de ces repas gargantuesques ! Cela dit, tu viens de me donner envie de chocolat !

Merci encore de ta lecture et de tes retours si précieux <3
Belette
Posté le 26/12/2020
Alors pour te répondre, oui je me souvenais du Droit et du fait qu'elle était acceptée aux Beaux-Arts, pas de la photo. Effectivement, ces chapitres sont un peu loin, mais je crois surtout que ça s'est noyé dans les autres informations qu'on a reçu depuis. Et puis, même si ça serait sans doute un peu plus frais dans ma tête si je lisais Naphil d'un coup en version papier, dans la vraie vie le lecteur aussi fait des pauses entre ses sessions de lectures, donc je pense que ça vaut le coup d'insister un peu plus sur la photo. Ou du moins de mettre les passages où elle est mentionnée plus en relief.
Notsil
Posté le 06/12/2020
Coucou !

Oh la la la dernière phrase !!!

Bon. J'ai beaucoup aimé, même si j'ai trouvé la danse un peu longue au début ^^
Et un nouveau perso, tatoué et intriguant. Pauvre Astrée, comme si elle n'avait pas assez de problèmes :p

Je m'attendais à ce qu'elle craque pour la photo et que le bruit du déclencheur la trahisse (mais vrai que ça aurait été trop prévisible ^^).

Le gars en sait bien trop sur elle. Je me demande s'il y aura des détails sur les photos qui ne correspondent pas à l'époque ou autre.

Et évidemment, la dernière phrase donne envie de lire la suite :p
OphelieDlc
Posté le 12/12/2020
Coucou Notsil !

Désolée pour cette réponse tardive, la période est bien chronophage de mon côté. :))

Oui, probablement qu'elle est un peu longue. Je vais voir pour la raccourcir encore un peu (parce qu'elle était encore plus longue à l'origine, hahaha).

J'avoue ne pas être satisfaite par ce chapitre, il va me falloir le retravailler encore. Ce n'est clairement pas mon meilleur, loin de là.

Concernant la photo, haha, encore une fois tu lis dans ma tête. Et pour la suite, elle ne devrait plus trop tarder.

Merci de ta lecture et tes retours. C'est toujours un immense plaisir. ;)
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