13. Cérémonies

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonsoir à tous et bienvenue dans le chapitre 4 !

Précédemment : La carcasse du mastodonte dans la forêt attire de plus en plus de rapaces dans la vallée et aucune solution n'a été trouvée pour ce problème. La Fête du Vent approche.

Bonne lecture et merci à ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 4 : La fête du Vent

 

Cérémonies

 

Le carrosse des Letra avançait lentement vers le quartier Hocas, sur l’une des deux grandes îles du centre-ville, pour rejoindre le temple principal. Les rues bondées de monde gênaient la progression du véhicule et des miliciens à cheval qui l’escortaient, mais Vélina n’était pas pressée. À travers la vitre, elle observait les femmes qui portaient pour la plupart des robes couleur azur et les hommes habillés de lin blanchi. Elle se laissait bercer, brinqueballée par le mouvement des roues sur les pavés, profitant du calme de l’habitacle et des rayons du soleil qui perçaient par la fenêtre. La sizaine l’avait éreintée et cette petite pause hors du quartier lui ferait du bien. À soixante-trois ans, elle n’avait plus la force de débattre, argumenter, négocier comme autrefois ; elle se sentait fatiguée, au point de mettre en doute ses propres décisions. Si seulement Nedim avait eu plus de carrure !

La veille, comme la majorité des administrateurs, Vélina avait voté pour le maintien de la fête du Vent. Malgré la menace des rapaces qui s’agglutinaient toujours près de la vallée. Malgré sa gorge serrée qui l’empêchait presque de respirer chaque fois qu’elle levait les yeux vers le ciel. Si les remparts protégeaient la ville des créatures terrestres, ils ne seraient d’aucune aide face à une attaque aérienne. Et les rapports du matin s’étaient révélés plutôt sombres. Les volatiles s’aventuraient chaque jour plus près, survolant à présent une bonne partie des champs de l’est. 

Elle chassa ses pensées de son esprit, se forçant à mettre ses inquiétudes de côté pour aujourd’hui. Le peuple réclamait une occasion de s’évader du quotidien. Plus que jamais, les habitants de la Cité avaient besoin de cet événement pour se réunir et se réjouir ; et elle-même désirait un peu de repos. Près du temple, les chevaux s’arrêtèrent puis Vélina descendit de voiture après son mari pour finir le trajet à pied, leurs miliciens écartant la foule devant eux. Ils atteignirent le parvis où devaient se dérouler les célébrations, après avoir serpenté au milieu de la marée azur et blanc, et rejoignirent l’estrade réservée aux dirigeants de quartier. Comme les Letra, les autres administrateurs avaient revêtu leurs tenues cérémonielles, les plus criards exhibant même de somptueuses épées d’apparat serties de gemmes. Vélina ne cacha pas une moue désapprobatrice. Étaler ainsi son opulence devant toute la ville, alors que d’honnêtes travailleurs peinaient à manger à leur faim… Certains n’avaient vraiment aucune honte et aucun scrupule à spolier les habitants de la Cité. Trop de pouvoir était accordé aux administrateurs de quartier et trop de liberté quant à leur manière de gérer leurs finances. Les fondements politiques qu’Etho avait instaurés des siècles plus tôt ne reposaient plus que sur des sables mouvants. Cela devrait cesser bientôt, ou la population finirait par se révolter.

Maintenant qu’elle se trouvait en hauteur par rapport à la foule, elle pouvait observer les lieux. Les grands piliers tout autour de la place, décorés d’ordinaire par des étendards à l’effigie des différentes divinités, arboraient aujourd’hui des manches à air bleus et dorés, gonflés par le vent doux qui annonçait l’arrivée du printemps. Les yeux et les écailles peintes sur le tissu évoquaient de gros poissons dansant dans le ciel. En plus de célébrer la fin de l’hiver, cette fête rendait hommage à la fois au Dieu des airs et à celui de l’eau. Le Fleuve et le Vent, la fertilité et le changement ; après les cérémonies, les jeunes gens officialiseraient leurs fiançailles auprès des prêtresses. Ces dernières finirent par sortir du temple et le brouhaha ambiant se calma, laissant place aux tintements des carillons suspendus un peu partout. Sur le parvis, des dizaines de religieuses s’alignaient à présent autour de la Grande Prêtresse, drapées d’étoffes bleu nuit. Leurs tenues brodées de fil doré scintillaient sous la lumière du soleil.

Face au peuple, devant leurs novices agenouillées respectueusement, les prêtresses firent débuter la cérémonie. À l’unisson, la foule reprit les chants et les hommages aux Dieux. Certains, transportés par l’émotion, sanglotaient. La plupart fermaient simplement les yeux, les mains jointes sur le front. Apaisée par la musique des carillons et du chœur, Vélina pria elle aussi pour un retour rapide à une vie normale. Alors qu’elle récitait mentalement la litanie du Fleuve, concentrée sur chaque mot prononcé par la Grande Prêtresse, le son strident d’un cor retentit au loin. Soudainement, les chants se turent, chacun releva la tête pour comprendre l’origine du bruit, puis une deuxième alerte fut sonnée. Le signe de se mettre à l’abri. L’inquiétude envahit le parvis et interrompit pour de bon les festivités. Affolées, les messagères des Dieux regagnèrent rapidement le temple dans un tourbillon de robes bleues pendant que les gardes postés aux quatre coins de la place commençaient à évacuer la population vers les ponts. La foule confuse s’agita et s'ébranla dans une cohue bruyante et désordonnée.

Vélina tourna la tête pour rencontrer les yeux soucieux de son mari. Tout s’était passé si vite, elle n’était pas sûre de comprendre ce qui arrivait. Elle sentit une main se poser doucement sur son épaule.

— Vous devriez vous réfugier là-bas, lui conseilla le chef de sa milice.

Il désignait les portes du temple, où les gardes religieuses laissaient entrer des personnes âgées ou affaiblies pour les protéger des dangers de la marée humaine qui se déversait lentement hors de la place. L’administratrice hocha la tête de droite à gauche pour protester.

– Non. Le bâtiment ne peut pas accueillir tout le monde. Patientons ici le temps que le public s’éparpille, puis nous retournerons à la voiture.

Assise sur son siège au milieu des quelques autres administrateurs qui avaient décidé de ne pas se mêler à la foule, Vélina attendit calmement, observant les habitants vider la place. À côté d’elle, son mari tapotait doucement ses doigts sur son genou. Elle comprenait son inquiétude de se trouver autant à découvert tandis que tous fuyaient les lieux, mais ils devaient montrer l'exemple et faire preuve de sang-froid. Son regard fut alors attiré par des hommes en armures rouges qui se frayaient un chemin à contre-courant. Des éclaireurs. Pourquoi se trouvaient-ils ici, en plein centre-ville ?

Un pressentiment glacé lui parcourut la colonne vertébrale. Elle leva la tête vers le ciel. Près du clocher du temple, des rapaces virevoltaient dans la lumière du soleil, projetant au sol des ombres menaçantes. La vue de ces créatures tourbillonnant au-dessus d'eux la paralysa d’effroi.

Vélina ne fut pas la seule à remarquer leur présence ; la Cité sombra d’un seul coup dans le chaos. La belle et douce matinée de fête ne fut bientôt qu’un lointain souvenir. La foule qui suivait jusqu’ici sagement les directives de la garde se mit à courir en tous sens. Les chevaux des miliciens se cabrèrent. Les rapaces plongèrent, provoquant les hurlements d’horreur des victimes et de tous ceux qui assistaient au spectacle de ces hommes et femmes se faisant arracher des membres d’un coup de bec. De bleu et blanc, la place devint rouge sang.

Sur l’estrade, Vélina, tétanisée, n’osait plus bouger. Elle sentit des bras musclés attraper les siens et la tirer en avant, la portant presque dans l’escalier. Sa vision était floue, ses oreilles bourdonnaient, son cœur palpitait dans sa poitrine. Elle suffoquait. Quand enfin elle réussit à se calmer, elle se trouvait devant son carrosse, soutenue par son mari et le chef de sa milice. Elle tourna les yeux vers le parvis du Temple, où gisaient des dizaines de corps. Un haut-le-cœur lui fit détourner la tête. Tout ce sang, toutes ces entrailles, tous ces membres arrachés… Dans le ciel, plus aucune trace de rapaces. Les créatures avaient quitté les lieux aussi vite qu’elles les avaient envahis.

— Escortez les habitants jusqu’au quartier, ordonna-t-elle dans un souffle. Utilisez la voiture pour les blessés.

— Et vous ? demanda le capitaine de la milice.

— Nous devons rejoindre la tour Etho. Il faut que le Gouverneur réunisse le Conseil.

À côté d’elle, son mari acquiesça. L’administratrice indiqua à un seul milicien de les accompagner et tous trois partirent à cheval vers les appartements de Nedim. Elle ne l’avait même pas vu quitter la place et n’osait pas imaginer le pire. Plus que jamais, les habitants de la Cité avaient besoin de leur Gouverneur ; le Haut Conseil devait régler le problème des rapaces immédiatement. Ils n’avaient plus de temps à perdre en tergiversations stériles.

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